[CEH] “La Partie de chasse” de Charles Collé, une représentation de la France henricéenne au siècle des Lumières
La Partie de chasse de Charles Collé, une représentation de la France henricéenne au siècle des Lumières
Par Laurent Chéron
Introduction : le second règne d’Henri le Grand, ou le mythe du roi chez le meunier
Le 14 mai 1610, en s’éteignant de corps, le premier des Bourbons – c’est le lot des grands hommes – entre dans la légende. Commence alors un mythe dont l’histoire nous intéresse aussi. La Partie de chasse de Henri IV, écrite par Charles Collé en 1760-1761, a tenu sa place dans ce second règne, celui de la mémoire, mémoire vive si l’on veut, à laquelle on se réfère, qui parle ou que l’on fait parler. Même si l’assez plate « comédie en trois actes et en prose », selon le frontispice de l’édition de 1766, est aujourd’hui tombée dans un oubli mérité, il faut savoir qu’elle fut « après Le Mariage de Figaro la pièce la plus souvent représentée dans les dernières années de l’Ancien régime »1. Sa carrière ne s’est vraiment éteinte qu’après la Restauration, époque où elle fut jouée, rejouée et souvent même contrefaite jusqu’à la lassitude. Au-delà de la scène, le mythe henricéen s’en est alimenté. Ainsi, sur la vingtaine d’artistes qui durant le XIXe siècle exposèrent aux différents salons des toiles sacrifiant au poncif de l’Henri IV rustique, sept choisirent un sujet inspiré de La Partie de chasse, surtout l’accueil du roi chez le meunier Michau, héros campagnard que seule venait concurrencer Fleurette, la fille du jardinier de Nérac. Dans l’ordre des arts décoratifs, signalons ces « pendules à la Henri IV », qui dès la fin du XVIIIe siècle se multiplient sur les cheminées bourgeoises, reproduisant en bronze, de part et d’autre du cadran, un Sully à genoux relevé par un Béarnais magnanime dans le parc de Fontainebleau, scène émouvante concluant le premier acte de la comédie. Enfin, on sait la postérité qu’ont eue les couplets du Vive Henri IV !, refrain à boire augmenté par Collé. Chanté sur l’ancien « air des tricotets2 », le morceau entonné par le brave meunier et repris par sa famille à la fin du dernier acte, arrache des larmes au roi qui bientôt sort de son incognito pour se révéler enfin à ses sujets au comble de l’émotion. Hymne officieux de la Restauration, qui lui ajoute encore un couplet, le voilà orchestré par Rossini dans le Voyage à Reims créé en 1825, à l’occasion du sacre de Charles X, comme pour accompagner encore une nouvelle épiphanie royale3.
Tous ces échos, c’est beaucoup certes pour une pièce qui ne présente le premier Bourbon que par une anecdote imaginaire assez dérisoire, ni la Saint-Barthélemy, ni Arques, Ivry, l’abjuration de Saint-Denis, le sacre de Chartres, la « conspiration » de Biron ou l’attentat final de mai 1610 n’ayant retenu l’attention de Collé, ni même ces épisodes galants qui ne furent pas toujours indifférents à la grande politique, telle l’affaire Charlotte de Montmorency au couchant dramatique du règne. Mais c’est sans doute justement le génie de Collé d’avoir su exploiter la veine anecdotique, familière et populaire. C’est en effet par ce tour que la légende henricéenne a vraiment pris son essor, à partir de l’Histoire du roi Henri le Grand d’Hardouin de Péréfixe en 1661, suivie un an après du Recueil de quelques belles actions et paroles mémorables du roi Henri le Grand. Cette seconde publication surtout a fait d’Henri IV le personnage de légende nationale qui nous est demeuré. De là nous sont venus le « Vert galant », la poule au pot4, jusqu’aux anonymes visites offertes à ses humbles sujets, charbonniers ou aubergistes, par un prince avide de connaître sans façon la vraie vie de ses peuples, quand il ne s’était pas tout simplement égaré en chassant. Jusqu’alors, la propagande posthume, et notamment les nombreuses oraisons funèbres prononcées après mai , nous présentaient un monarque idéal, prudent, magnanime et clément, restaurateur de la paix, de la puissance et de la prospérité du royaume, mais en résumé plutôt compassé et conventionnel. Curieusement, le Voltaire de La Henriade dans les années 1720 s’épuise en lyrisme pesant à remettre au goût du jour ces poncifs, et laisse au médiocre Collé l’occasion d’être quarante ans plus tard le premier à porter tel qu’en lui-même le Bon roi Henri sur la scène5.
La prestation n’est pourtant pas d’une construction très admirable. Au premier acte, Henri IV et Sully déjouent à Fontainebleau une intrigue de cour cherchant à provoquer la disgrâce du ministre favori6. Puis, changement de décor, le roi parti chasser s’égare jusque dans la forêt de Sénart et le voilà recueilli incognito chez le meunier Michau près de Lieusaint. Une intrigue amoureuse relie les deux actes : le chef de la conspiration, Concini, a fait enlever Agathe, une jeune paysanne de Lieusaint dont il s’est épris… mais qui était promise à Richard, fils de Michau. Au troisième et dernier acte, enfin rattrapé par sa cour dans la chaumière, Henri révèle sa royale identité, trance le vil Concini une deuxième fois déjoué, et parraine les fiançailles définitives des jeunes amoureux. Ainsi la bonté et la popularité d’un monarque cher au cœur des humbles triomphent-elles du vice de l’intrigue des puissants, parmi les effusions sentimentales et domestiques. Né en 1709, l’auteur a fait ses premières armes au début du règne de Louis XV. Il fréquente alors la cour du régent, avant d’être lecteur et protégé de son petit-fils, Louis-Philippe Ier d’Orléans, dit « Louis le Gros », père de Philippe Egalité, prince plus que bon vivant, amateur de comédies larmoyantes et intimistes, genre alors en vogue et vanté par Fréron7. Avec La Partie de chasse, il nous donne même « une de ces paysanneries, très appréciées par les spectateurs mondains du XVIIIe siècle »8. L’anglomanie du temps aussi a inspiré Collé, qui n’a pas caché avoir démarqué Le Roi et le meunier de Mansfield, de Dodsley, traduit en 1756. En plus de la monarchie rustique et familière, pointe avec insistance le thème des amours vertueuses, traversées ou contrariées par les différences de rang social, rebondissant de rapt en tentative de fuite, que le public français découvre alors avec Paméla et Clarisse Harlowe de Richardson.
Si le médiocre morceau de Collé nous intéresse encore, c’est qu’il nous montre le règne d’Henri IV, vu du siècle des Lumières, servant à l’exposé de certaines représentations : celle d’abord de la ville corruptrice, nettement associée aux turpitudes des puissants ; s’y oppose une rusticité vertueuse, d’où émerge aussi une conscience politique et sociale ; dans cette tension, la représentation renouvelée de la royauté s’impose enfin.
La cour et la ville : un monde négatif
Dès la première scène, la pure et courageuse Agathe enlevée à son village de Lieusaint, nous est présentée en victime du détestable marquis de Concini. Le vil seigneur italien qui la retenait prisonnière dans la capitale vient d’apprendre son évasion et n’en décolère pas. Nous découvrons alors, au fil des scènes, une cour toute traversée par la corruption, l’intrigue et l’hypocrisie, vices nettement aggravés d’influences étrangères infestant la vertu nationale.
Ainsi Concini peste-t-il contre ce damné Sully, dont l’incorruptibilité empêche les gens de son espèce de piller l’Etat en rond, car « dès qu’on demande la moindre grâce, l’on rencontre toujours en son chemin l’humeur inflexible de ce cher homme-là, et cela est très excédant ». Alors on dissimule et conspire de plus belle. L’hypocrisie est reine. « Ne jamais dire du mal des gens en place… (à part) tant qu’ils y sont », lâche le cauteleux personnage, bien décidé à provoquer vite la disgrâce du ministre en abusant le roi sur son compte, jusqu’à falsifier un billet rédigé par Sully. Au vrai, Henri lui-même chancelle et confie son amertume à vivre « dans ce siècle affreux, dans ce siècle de troubles, de conspiration, de trahisons où j’ai vu, où j’ai éprouvé les plus noires perfidies de la part de ceux que j’avais traités comme mes meilleurs amis ». L’honnête meunier Michau, depuis son moulin, a lui aussi jugé la cour. Comme le roi égaré le rencontre, il se donne pour un « mince officier de Sa Majesté » au paysan méfiant qui, à la lueur de sa lanterne, interroge cet inconnu rôdant à la nuit derrière la chasse royale. Henri proteste de son honnêteté et se défend de jamais mentir. Le paysan lui en remontre alors : « Queu chien de conte ! ça vit à la cour, et ça ne ment jamais. Eh ! c’est mentir ça. »9 Faut-il voir dans ce sombre tableau une charge oblique contre le règne de Louis XV, les faveurs et les défaveurs successives endurées par les serviteurs du pouvoir, les intrigues et les rancunes nouées autour ou contre les favorites du moment ? En tout cas, nettement datée l’insistante protestation d’un orgueil patriotique, dans ces années qui suivent Rossbach. Si le vice a pénétré le pouvoir, c’est d’abord un mal étranger, contre quoi la fidélité à l’antique vertu nationale doit garder le royaume. Dans une galerie de Fontainebleau, Concini confesse au duc de Bellegarde buter dans ses intrigues contre « votre vieille franchise à vous autres seigneurs français », tandis que du côté de Lieusaint, le paysan Richard, dans son dépit amoureux, ne sait plus que penser de sa fiancée, « soit par force, soit par adresse » séduite et « éblouie par la grandeur imposante de ce vil seigneur étranger ». Quand enfin au dernier acte, Concini fait irruption parmi l’escorte royale dans le moulin de Michau, ce dernier n’est pas le long à juger comme il le mérite « cet Italien-là ». Où l’on voit, au siècle de l’Encyclopédie, survivre un stéréotype xénophobe hérité du commencement des guerres de religion, d’avant même la légende noire espagnole. En 1756, au début de la guerre de Sept ans, Collé avait composé une chanson patriotique pour célébrer la prise de Port-Mahon. A juste titre, la pièce de Collé, aurait été à la décennie suivante qualifiée de « poème national » par Choiseul10.
La corruption des élites courtisanes, c’est aussi celle du monde citadin. Agathe encore en est la victime. Elle s’est enfin échappée de la prison où Concini la séquestrait et est accourue à Lieusaint. Mais dans son village, on l’ignorait captive et croyait à sa fugue. Ce serait donc une « dévergondée » pour ainsi s’être « en allée exprès avec ce monsieur », attentat d’abord aux règles de l’homogamie villageoise. Mais quelle vertu campagnarde résisterait à la ville corruptrice ? Et « V’là ce que c’est que d’avoir demeuré depuis vot’enfance jusqu’à l’âge quatorze ans cheux c’te signora Leonore Gaigaï, là ousque ce marquis de Conchini est devenu vot’amoureux. » commente le paysan Lucas, comme la malheureuse fugitive surgissant en pleine forêt plaide en vain son innocence. Les signes de la dépravation se lisent dans deux raffinements qui trahissent une urbanité toute tissée d’artifices mensongers : le beau costume et le beau langage. Apparaissant soudain au début du deuxième acte, Agathe porte encore les oripeaux de sa captivité mondaine, « habillée comme une bourgeoise, étoffe du temps de Henri IV ; vertugadin en grand collet monté, en dentelles fort empesées, et coiffée en dentelles noires11 », et Lucas de s’écrier : « Tatigué ! comme vous v’là brave, mam’selle Agathe ! vous v’là vêtue comme une princesse… vous arrivais donc de Paris, de la cours ?… » Il finit par un jugement : « vot’père, qu’est le pus p’tit fermier de ce canton, il n’a pas dû vous reconnaître… Allais, vous devriais mourir de pure honte ». La malheureuse en est consciente qui, prenant les devants, plaide qu’elle n’a pas eu « le temps de quitter ces habits, qu’on (l)’avait forcée de prendre, et qui paraissent déposer contre (son) honneur »12. Quand plus tard sous le toit de Michau, Henri ne peut résister à l’envie de lutiner Catau, la fille de la maison, celle-ci se défend contre les avances de cet inconnu, et par sa bouche la vertu agreste condamne l’immoralité citadine : « Est-ce que vous nous prenais pour une de vos poupées de filles de Paris ? » L’air de la ville corrompt les mœurs, mais aussi les corps, et le bon Richard lui-même, pour y avoir étudié et servi, paraît amaigri et pâlot aux yeux de ses parents quand il revient parmi eux. De la ville il est certes aussi revenu « garçon d’esprit », « savant » et, au dire de son père, mi-fier mi-méfiant, « parle comme un livre » pour avoir « fait ses études à Melun ». Mais que penser d’Agathe ? Elle aussi s’est ouvert « l’esprit » auprès des « grands seigneurs », elle a appris « à bian parler… et à mal agir ». Est-il besoin d’insister sur un poncif du siècle, énoncé auparavant par Rousseau fustigeant le luxe citadin menteur et corrupteur, avant de l’être par Rétif de La Bretonne qui, ancien petit villageois, voit l’immoralité prospérer dans l’anonymat de la ville où ne s’impose pas le « frein » de « l’opinion publique »13 ? C’est aussi un topos du XVIIIe, que la dénonciation des parures artificielles, des fards, des pesanteurs et des contraintes de costume. Un discours à la fois moral et hygiéniste plaide pour l’affranchissement d’un corps désentravé et aéré, débarrassé des masques hypocrites comme de tous barrières et artifices empêchant l’air pur et frais de « durcir » les « fibres ». A contrario des représentations du siècle passé, pointant volontiers la lourdeur et l’abandon de la chair populaire, c’est justement dans les années 1760-1780 que, par un basculement, le teint hâlé du paysan devient dans le discours savant le symptôme de la santé, alors que le constat de l’air vicié des villes justifie la hantise d’une décadence de « l’espèce »14. Comment ne pas rapprocher ces préoccupations de celles d’Henri IV lui-même qui, introduit incognito chez le meunier, et débarrassé de l’appareil de la cour, se félicite d’être « traité en homme ordinaire » et de voir ainsi la « nature humaine sans déguisement » ? En une sorte de mise en abîme, le personnage mis en scène par Collé reprend ainsi le propre souci de son auteur expliquant, dans son « Avertissement », avoir voulu montrer « son héros en déshabillé »15.
Le moulin de Lieusaint : réalités et représentations de la sociabilité campagnarde à l’époque moderne
Voilà donc, à l’ouverture du troisième acte, Henri recueilli chez Michau, dans une maison où tout, selon le décor soigneusement décrit par Collé, respire une honnêteté de bon aloi, antithèse des hypocrites artifices de l’urbanité : une longue table de « cinq pieds sur trois et demi » est recouverte d’une nappe de « grosse toile jaune ». Les assiettes sont « de terre commune », les fourchettes d’acier ; si les gobelets sont d’argent, c’est « au lieu de verres » sans doute trop fragiles, et « pareils à ceux de nos bateliers ». Tout donc ici s’oppose là à l’exorbitante et indécente toilette traînée depuis Paris la malheureuse Agathe. Mais si les apparences ont plaidé contre elle, la paysanne de Lieusaint, élevée dans cette campagne honnête, ne peut qu’être imprégnée des vertus locales. Concini en son dépit nous l’a révélé dès le premier acte : l’incorruptible jeune fille repoussant les avances de son geôlier était prête au suicide, et au péril de sa s’est finalement enfuie « par la petite porte du jardin », « en attachant ses draps à sa fenêtre »16. On a vu plus haut comment Catau, fille de Michau et promise à Lucas, sait se garder, quand Henri se fait entreprenant, « des compliments (…) des messieurs » qui sont « toujours à craindre ». Cette représentation idéale correspond-elle à une réalité historique ? Il semble acquis qu’une rigueur morale a plutôt progressé dans les campagnes françaises à l’époque moderne, qui se lit notamment dans le recul du nombre de naissances illégitimes du XVIe au XVIIIe siècle, alors même qu’à partir de 1750 il s’accroît nettement en ville17.
Plus généralement, les amours paysannes évoquées au cours des scènes de la comédie transcrivent un état assez réaliste de la sociabilité d’alors, dans ses rituels, comme dans ses normes et contraintes. La véracité du tableau se manifeste par exemple jusque dans cette rencontre plus ou moins fortuite de Lucas et de Catau en pleine forêt de Sénart, qui ouvre l’acte II. « Je savais bien que je rencontrerais en chemin ce bijou-là », doit expliquer Catau à e nigaud de Lucas qui lui reproche de le délaisser pour suivre la chasse royale. C’était aussi un trait du rituel es fiançailles rustiques que cette fréquentation faite d’occasions savamment mises en scène, là où les travaux, ou loisirs ordinaires amenaient les jeunes gens, du travail aux veillées, en des lieux et circonstances ménageant une certaine intimité (un chemin champêtre, un sous-bois, le coin assombri à l’écart de la cheminée d’une salle commune), mais toujours à la portée de la publicité garantissant l’honnêteté du commerce noué peu à peu. Il n’est pas jusqu’au bouquet jeté par Catau à Lucas, à la fin de l’entrevue rompue par les moqueries de la paysanne, qui ne soit typique. Les échanges de tels cadeaux, et notamment l’offrande des fleurs par les promises, attestaient symboliquement les fiançailles, à tel point que ces circonstances se retrouvaient parfois évoquées jusque devant les officialités chargées de se prononcer sur des promesses de mariage qu’une des parties contestait18.
Mais qu’en était-il de la réalité des sentiments ? Nous assistons à des aveux où « amour » et « amitié » ne sont pas toujours nettement distingués, en une sorte d’inclination affectueuse qui semble se garder de tout élan exagérément passionnel. Dans une autre strate sociale, celle de la cour – mais c’est après tout un indice d’une valeur partagée -, le verbe « aimer » est ainsi employé par le roi à l’endroit de Sully, dans la fameuse scène de réconciliation du parc de Fontainebleau qui clôt l’acte premier. Dans des transports de « tendre sensibilité » et des « larmes de la joie » qui sont bien du temps de Collé, Henri et son ministre se font l’aveu d’un réciproque amour, aveu public d’ailleurs, le roi se disant « bien aise (…) de déclarer à tous (qu’il) aime Rosny plus que jamais », après que le fidèle à son tour s’est épanché devant son maître : « Depuis trentre-trois ans je vous sers ; j’ose vous dire plus, je vous aime ». Cette exaltation d’un amour politique, ordonné aux fils de la pax et de la concorde du royaume, amour utilitaire, amour de raison donc, est très conforme aux mentalités de l’ancienne France. Les Sentences de Pierre Lombard faisaient, depuis le XIIe siècle, de la « réconciliation des ennemis » et du « rétablissement de la paix » l’un des trois motifs « honnêtes » du mariage, avec le désir d’avoir des enfants et la crainte de ne pouvoir rester chaste. Bernardin de Sienne aussi rapporte le mariage à la « concorde » dans « un royaume ou un pays entier ». Plus près, Pierre de L’Estoile évoquant l’alliance conclue entre Henri III et son cousin Navarre devant Paris en avril 1589, raconte que les « princes s’entrebrassèrent très amoureusement »19, et même avec une abondance de larmes qui, après tout, ne devait rien encore à la sensiblerie du siècle Manon Lescaut et de Saint-Preux.
Cet amour de raison, donc, ne peut se révéler que dans un strict contrôle social et notamment familial qui règne aussi à Lieusaint. C’est d’abord une impérieuse autorité paternelle qui préside, que Rétif a su endurer en Bourgogne20, et qu’en Brie le meunier Michau exerce aussi sans rien abattre de ses compétences. Ici, l’attendrissement n’affaiblit pas l’autorité. Il est bien établi que le futur mariage de Lucas et Catau ne se réalisera que si le père Michau « qui barguigne toujours » se décide enfin. On apprend plus loin les motifs prosaïques de ces hésitations : Lucas n’est « pas bien riche ». Du haut en bas de la société moderne, le mariage est, du point de vue profane, d’abord ordonné à la transmission d’un capital de biens matériels et d’honneur, et l’on conçoit que l’élan des dilections passionnées n’a pas de rôle à y jouer, mais bien plutôt une inclination très raisonnée et socialement contrôlée. Ce contrôle est donc paternel d’abord (les filles et les épouses n’ont rien à y faire), mais est aussi du ressort des garçons. Ainsi Lucas espère-t-il que Richard, frère de Catau, « déterminera » aussi de son côté à son mariage. L’intercession de ces « garçons du village » dans les épousailles est aussi un trait véridique de la société rurale de l’époque moderne, dont par exemple Rétif a témoigné21. Le principal objet du contrôle social qui apparaît dans le tableau des amours de Lieusaint, c’est incontestablement la règle de l’endogamie sociale et géographique. La sociabilité rustique exige une harmonie des rangs et des fortunes, comme l’habitude de la fréquentation. Le mystérieux « mince officier » est recueilli par un hôte d’abord assez distant qui s’interdit toute familiarité, avant que de se mieux connaître. La fugue supposée d’Agathe avec Concini enfreint scandaleusement ce patriotisme de clocher, et en empêchant son union avec Richard, vient troubler les mariages arrangés dans « not’ village »22. A l’intérieur de celui-ci, la famille Michau constitue une cellule de solidarité particulière, dont la primauté s’affirme sans détour : comme Henri entre sous le toit du meunier, Richard survient presque aussitôt, et l’hôte « étranger » manque d’être renversé par le père, « poussant très fort Henri pour aller (à son fils) ».
Est-ce à dire qu’on rudoierait les règles de la civilité sous le toit de Michau ? Certes non, et au contraire le meunier ne se prive pas de manifester qu’il sait se tenir, et même revendique sa dignité sociale. Comme Henri entreprend de le tutoyer, il reprend vertement l’inconnu, ne souffrant point de familiarité « avec qui que ce soit que paravant je n’sachions s’il le mérite ». Quand le même requiert qu’on ne fasse pas de façons pour le recevoir à table, et déclare se contenter d’un banc, le maître des lieux se rengorge et proteste : « Je savons vivre. Est-ce que vous nous prenais pour des cochons ? Faut-y pas qu’un étranger ait le meilleur siège, donc ? » Michau se fait ainsi une haute idée de son honneur. S’il n’a pas grand respect pour le nom de courtisan, gens très habiles à promettre et à peu tenir, il se vante d’avoir un nom « court » et qui lui « suffit ». Il n’attend pas qu’on lui fasse l’aumône (Henri propose de le dédommager, et fait luire une pièce d’or), parce qu’il est « riche ». Le repas copieux qu’Henri va partager, les sacs de blé entassés, témoignent d’une honnête aisance, que le fier paysan doit donc d’abord à son travail. Sa « profession » est son titre. Les femmes de la maison ont compris la leçon, qui s’affairant au repas, se lamentent qu’Agathe soit parmi les grands tombée dans « l’oisiveté (…) mère de tous vices », au lieu d’avoir « su s’occuper comme nous ». Bref, carré dans son moulin, Michau se revendique clairement d’un utilitarisme qu’on osera qualifier de bourgeois.
Et voilà le Béarnais, encore incognito, partageant avec la famille du meunier, vin, cidre, veau, cochon et civet. Aux lisières de Sénart, la monarchie va bientôt se manifeste23.
La monarchie populaire en épiphanie
Nous savons qu’Henri s’est d’abord fait admettre en simple particulier. Avide d’observer « la nature humaine sans déguisement », il a pris soin de dissimuler sa croix et son cordon bleu du Saint-Esprit en « se boutonnant ». D’abord accueilli par le devoir qu’impose l’hospitalité, mais avec la méfiance justifiée qu’on réserve à l’étranger inconnu et au ressortissant peu estimé du milieu courtisan, le « mince officier » est instruit sur la fière indépendance que son hôte est en droit de revendiquer. Ce qui rompt la glace, c’est la simplicité avec laquelle Henri sait faire honneur à ses hôtes, et à leur bonne chère. Henri a l’air « honnête », sa soif, son appétit le révèlent « gaillard » et « bon vivant », il n’y a jusqu’au lutinage innocent de Catau qui ne le rende sympathique : « Gnia pas grand mal », commente le père Michau bienveillant, à qui la fougue du Béarnais donne même alors l’envie de chanter. Rien ne menace la vertu paysanne. L’adhésion est achevée quand Henri lâche un « ventresaingris ». Partageant le « juron » de « notre bon roi », l’inconnu est décidément des leurs.
L’affection royaliste, c’est d’abord et nettement une « inclination », une « amitié », comme l’expose Michau. Ainsi, si l’on s’inquiète à l’abord de cet inconnu errant dans ces bois qu’infestent les braconniers, souvent d’anciens ligueurs, c’est parce qu’on tient à « garder les plaisir de notre maître », et l’hôte doit savoir qu’ici tous les paysans lui sont ses garde-chasses « sans être payés », non par obligation de corvée, mais par dévouement volontaire envers un prince élu de leurs cœurs. Cette inclination, cette élection amoureuse, répond comme en miroir à celle qu’au premier acte a déclarée Sully. A Fontainebleau le roi et le ministre n’ont pu, s’émouvant l’un l’autre, retenir l’épanchement mutuel de leur affection, véritable déclaration d’amour, jusque dans la pudeur suggérée d’un aveu longuement retenu (« il y a trente-trois ans que je vous sers… »). Dans la forêt de Sénart, Henri pourra-t-il retarder longtemps de se révéler à son tour en quittant l’anonymat ? Comme à Fontainebleau en effet, l’adhésion royaliste est effusive. C’est la chanson entonnée par Michau sur « l’air d’Henri IV dans les Tricotets » qui annonce la péripétie. Le meunier l’attaque, non par le premier couplet traditionnel (« Vive Henri IV/Vive ce roi vaillant… »), mais par le deuxième, de la main de Collé, qui de suite enchaîne les allusions gaillardes (« J’aimons les filles/ Et j’aimons le bon vin… »). La galanterie d’Henri envers Catau les a d’ailleurs suggérées, et c’est donc par le partage des plaisirs de la vie que la communion se noue entre le roi et le peuple. Au couplet suivant, repris en chœur par toute la maisonnée, cet esprit de jouissance est d’ailleurs opposé au défaut d’humanité du « ligueux » :
« Moins de soudrilles
Eussent troublé le sein
De nos familles,
Si l’ligeux, plus humain,
Eût aimé les filles,
Eût aimé le bon vin. »
Enfin, comme en apothéose, le couplet traditionnel exalte Henri IV, roi vaillant, diable à quatre, batailleur, encore et décidément vert galant, monarque d’épopée et bon vivant. La ferveur ne retombe pas. Au contraire, un véritable hymne de louange s’ensuit, par lequel le Bon roi est assuré d’être par son peuple béni, chéri, aimé, adoré, en une sorte de Gloria rustique : « Et que je l’bénissons ! Et que je l’chérissons ! Et que je l’aimons pus que nous-mêmes ! Et que nous l’adorons ! ». Fervente, cette adoration s’impose aussi en une religion très exclusive, qui ne souffre pas l’indifférence. Déjà, à l’acte II, quand l’inconnu, surpris par Michau en pleine forêt, déclare à l’improviste s’être égaré de la suite royale, le meunier tance d’importance un si médiocre serviteur qui a failli à sa mission en abandonnant son roi. Et quand pendant l’hymne de louange, Henri, pour dissimuler son émotion, s’est détourné en larmes, le meunier se méprenant, lui reproche vertement de mépriser la prière familiale. « M’est avis, morgué ! Qu’vous n’l’aimais pas autant qu’nous… ». L’inconnu ne serait-il pas un ancien ligueur ? Et le jugement tombe : il n’est pas un « bon Français ». Alors Henri, pressé, ne peut refuser de prononcer aussi « de tout (son) cœur » à la santé du Bon roi ces paroles -on insiste – qui « ne viennent que du cœur ».
Le roi sait néanmoins rester maître de lui-même jusqu’à ce que survienne enfin la cour en battue, Sully en tête. Deux gardes-chasses frappent à la porte. « Quoi ! c’est vous sire ? »… « Quoi ! c’est là la roi ? », prosternations et, bien sûr : « Relevez-vous mes bonnes gens », « mes amis », « mes enfants »24. Le monarque enfin révélé retrouve vite l’exercice de la majesté royale, même si c’est pour en appeler à nouveau à la communion plutôt qu’à la déférence : « Relevez-vous, je l’ordonne » conclut-il. Mais Agathe proteste qu’elle restera aux pieds du prince, car elle en attend la justice. L’heure de Concini sonne alors, en quelques répliques de mélodrame sans surprise (« Ciel ! c’est Agathe », etc.). Le ministère justicier du roi s’exerce alors sans désemparer et de manière expéditive. Concini confondu n’a plus qu’à avouer, et s’en tire à bon compte : il devra servir une rente de 200 écus à sa victime25. C’est, il est vrai, plutôt un happy end, car tous les mariages, que désormais plus rien n’empêche, sont aussitôt conclus : Richard avec Agathe dont la vertu a éclaté, Catau avec Lucas, et le roi donne 10 000 francs à ces derniers car il sait le promis « pas bien riche ». Henri, patronnant les unions des enfants, a donc agi aussi en père, voire en prêtre : « Vous venais de marier nos jeunes gens », s’exclame Michau26. Le roi avait même précédemment manqué de se trahir quand au deuxième acte, apprenant de Catau son amour pour Lucas contrarié par la volonté paternelle, il avait prétendu imposer le mariage : « Oh ! il faut que votre père vous fasse épouser Lucas, qu’il en finisse : je le veux absolument ; je le veux27 ». Comme la jeune fille s’étonnait de ce ton, qui sonnait de manière bien royale, alors que pour l’heure c’était le vouloir de son père qui lui importait seul, Henri avait dû bredouiller sa retraite. Mais ici, Sully ne s’y trompe pas : « Vous serez obéi, sire… (…) Vous venez d’agir en roi et en père avec ces bons paysans, qui sont aussi vos sujets et vos enfants, tout aussi bien que votre noblesse. » On l’aura noté, cette autorité paternelle est aussi égalisatrice, la noblesse se trouvant aussi ramenée au même rang que les « bons paysans ».
Conclusion : la popularité du « Bon roi », mythe ambigu
Avec La Partie de chasse, voici donc un tableau de la société rurale moderne tissée de représentations idéales (la campagne est forcément saine et vertueuse), mais aussi de notations réalistes (on ne nous dissimule pas l’empire de l’autorité paternelle sur la résolution d’inclinations amoureuses très contrôlées). Ce décor édifiant sert à mettre en scène un modèle de monarchie populaire, qui semble ne pouvoir être ailleurs plus à l’aise, à l’image d’Henri lui-même, si heureux de partager un moment la table des bons paysans loin des turpitudes de la cour menteuse. La légitimité de la couronne rayonne de l’absolue fidélité que lui témoigne le peuple, mais un peuple très middle class, dans son honnête et laborieuse aisance : plus que la monarchie des « petits », c’est donc celle des « honnêtes gens ». On comprend le succès de l’œuvre sous la Restauration, si attentive à se réclamer de ces notables avides de paix et de prospérité. A la jonction du trône et du labeur utilitaire des classes moyennes, le personnage de Sully entame avec Collé une carrière estimable sur la scène historiographique. C’est en effet dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que l’auteur des Œconomies royales devient ce mentor chenu comme un vieillard de Greuse, censément imprégné de vertus paysannes et d’épargne bourgeoise28. Au dernier acte de la comédie, quand Henri lui ordonne de compter 10 000 francs aux jeunes mariés, le ministre économe, comme tous « attendri », n’ose reprocher à Henri sa prodigalité, mais se permet de le gourmander en l’incitant à une autre épargne, celle de sa propre santé. Sully ne cache pas à son maître la « véritable colère » où le met son roi allant imprudemment exposer à la chasse une vie si précieuse au cœur de ses sujets, qui visiblement l’« adorent » et dont il est « l’idole ». Ces derniers évidemment renchérissent à ces précautions utilitaires : « Morgué ! (…) ce gentilhomme-là n’a pas tort » appuie Michau. Le roi lui-même, évidemment encore et toujours « attendri » lui aussi, cède à cette sorte d’infantilisation qu’on lui impose. Il se défend et promet, comme un enfant : « Ne me gronde pas, mon cher Rosny ; à l’avenir, je serai plus sage. »
L’institution monarchique sort-elle renforcée de ces protestations unanimes mais un peu étouffantes ? Au vrai, une révolution s’accomplit sous nos yeux. Un nouveau charisme royal semble instauré. Au moulin de Michau, Henri a bien été comme à nouveau sacré. Attendri par les démonstrations d’affection reçues des paysans, il conclut d’ailleurs : « Quel spectacle divin ! » Mais cette onction populaire dépend d’abord d’une élection. Rappelons les fières remontrances du meunier, insistant sur l’indépendance de sa condition, et comment, sans reconnaître aucune autorité au « mince officier » sous l’apparence duquel Henri s’était présenté, il avait nettement exposé un amour d’inclination volontaire qui faisait du Bon roi d’abord l’élu de son bon peuple. C’est en quelque sorte le peuple qui fait le roi. Ensuite, cette dilection se mêle d’un flux de sentimentalisme et d’émotions qui l’expose et l’affaiblit bien autant qu’il la renforce. On ne peut s’empêcher, au spectacle des mutuels épanchements du Béarnais et de ses sujets, d’évoquer les futurs baisers Lamourette, et autres démonstrations dérisoires des temps révolutionnaires où par moments on se félicita – en invoquant d’ailleurs Henri IV – que le peuple eût reconquis son roi29. Les sentiments sont versatiles, et le premier Bourbon lui-même, qu’on avait cru « ressuscité » à l’avènement du bienveillant Louis XVI, sera comme lui emporté dans la fureur destructrice. La statue du Pont-Neuf – celle du resurrexit – est abattue dès le 13 août 1792, et la tombe de Saint-Denis profanée en octobre 1793. Dans la pièce du Collé enfin – on l’a aussi noté plus haut -, alors que le magistère royal s’exerce avec bonhomie et mansuétude, la volonté populaire se montre pressante et vite exclusive : soupçonné de ne pas s’associer à la ferveur populaire, Henri déguisé est un moment accusé de n’être pas un « bon Français ». Comment à nouveau ne pas voir ici les prémices de la jalouse « volonté nationale » surgie avec la Révolution ? Sans prévoir aussi loin, la censure royale aperçut les ambiguïtés du texte de Collé, que Louis XV interdit de représentation publique à la cour comme à la ville, ce qui ne l’empêcha pas de triompher en province. On invoqua alors, comme parfois plus tard sous la Restauration, qu’il était peu convenable de « dégrader » la majesté royale jusqu’au marivaudage de basse-cour. La Partie de chasse ne fut libérée de toute censure qu’à l’avènement de Louis XVI, en 1774, et put s’affirmer alors comme « pièce de la Nation »30. Inaugurant son règne, le jeune roi est alors volontiers placé sous le patronage du mentor béarnais, l’un et l’autre unis dans l’amour que leur vouent leurs sujets. Mais les monarchies sont-elles plus assurées quand elles sont étourdies d’ovations populaires ?
Laurent Chéron
1 R. Granderoute, « Henri IV ou « le héros en déshabillé » dans La Partie de chasse de Charles Collé », Cahiers de l’université de Pau et des pays de l’Adour : L’image littéraire du Gascon.
2 C’était, selon les dictionnaires, une danse rapide où le mouvement des pieds rappelait l’agilité des doigts affairés au tricot. Le refrain popularisé par Collé est attesté depuis 1717 au moins. La mélodie du Vive Henri IV ! aurait été modifié sous l’Empire par le compositeur Ferdinando Paër, futur maître de chapelle de Louis-Philippe.
3 La légende d’Henri IV, actes publiés par la Société Henri IV, notamment O. Krakovitch, « Les mythes du bon et du mauvais roi : Henri IV et François Ier dans le théâtre de la première partie du XIXe siècle », J. Perot, « Henri héros du théâtre au siècle des lumières : le rôle de La partie de chasse d’Henri IV de Collé », P. Mironneau, « Roi troubadour ou diable à quatre ? Henri IV et la chanson », L. Abadia, « Le thème henricéen dans les peintures de salon de 1750 à 1880 ».
4 Sur la réalité du légendaire bouillon, voir M. Ferrière, Nourritures canailles. Le pillage des basses-cours par la soldatesque durant les guerres de religion, mais aussi la réelle pauvreté de l’élevage gallinacé des campagnes modernes expliqueraient le mythe.
5 On ne relève avant Collé qu’une seule transposition théâtrale du règne, mais c’est une tragédie « avec chœur », œuvre de circonstance écrite par Claude Billard en 1610.
6 Collé démarque ici un épisode rapporté par le seul Sully, dans les Œconomies royales (voir B. Barbiche et S. de Dainville-Barbiche, Sully).
7 « Plus conforme à nos mœurs que la tragédie, on y voit des infortunes touchantes telles qu’on peut en voir dans toutes les familles. » Cité par G. Grente, Dictionnaire des lesttres françaises, article « Collé ».
8 R. Granderoute, op. cit.
9 Dans les citations, on a systématiquement adopté l’orthographe actuelle, sauf quand il s’agit de graphies évidemment choisies par l’auteur pour rendre un parler « paysan ».
10 R. Granderoute, op. cit.
11 Les décors et les costumes traduisent, comme le registre de langue des personnages paysans, un souci d’authenticité sociologique et historique qui, pour ce qui est au moins du deuxième aspect, est sans doute au théâtre une nouveauté du temps.
12 L’inconvenance du costume d’Agathe est-elle aussi usurpation d’un habit qui n’est pas de son rang ? Les héros de Collé véhiculeraient ici encore un préjugé moderne selon lequel être vêtu « proprement », c’est d’abord l’être conformément à sa condition, selon les formes et les apparitions « appropriées ».
13 Respectivement : Discours sur les sciences et les arts, 1750 et Le paysan perverti, 1775.
14 G. Vigarello, Histoire des pratiques de santé, Le propre et le sale, l’hygiène du corps depuis le Moyen-âge et Histoire de la beauté, du corps et l’art de l’embellir de la Renaissance à nos jours.
15 R. Granderoute, op. cit.
16 Agathe est ici plus heureuse que Paméla. Dans le roman de Richardson, une porte, s’ouvrant dans le mur du parc de la maison où l’héroïne est détenue, est au centre d’une pathétique tentative d’évasion qui finalement échoue. Dans sa traduction par l’abbé Prévost, le roman était disponible en France depuis 1743. C’est encore par la garden door que l’infortunée Clarissa, autre héroïne de Richardson, s’échappe avec succès, mais pour son malheur, avec le sombre Lovelace. Ses aventures sont traduites, encore par Prévost, dès 1751.
17 On a d’ailleurs corellé les deux faits, maintes jeunes filles enceintes se voyant contraintes d’aller cacher dans l’anonymat urbain une grossesse puis un accouchement illégitime (J.-L. Flandrin, Familles, Parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société).
18 Rétif (op. cit.) rapporte comment les garçon « pillaient » les bouquets des filles pour signifier leur élection.
19 J.-L. Flandrin, Les amours paysannes, XVIe-XIXe siècles ; D. Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval, Ve-XVe siècles. LE rejet de l’amour-passion hors du mariage et de la famille, est une durable tendance des sociétés occidentales, depuis l’antiquité gréco-romaine jusqu’aux temps modernes. Sur l’inflexion que le christianisme y portera – très lentement-, voir P. Veyne, La société romaine et Sexe et pouvoir à Rome.
20 Rétif de La Bretonne, La vie de mon père.
21 J.-L. Flandrin, op. cit. Ainsi étaient-ils souvent les organisateurs des charivaris malmenant les fiancés qui avaient enfreint la règle de l’endogamie villageoise.
22 La transgression concinienne, véritable rapt, un moment perçu au village comme fugue exogamique, n’est pas qu’un simple ressort romanesque. La chanson populaire, où la bergère disparaît dans les bras d’un prince, témoigne d’un réel fantasme d’évasion. Le rapt nuptial encore courant aux temps carolingiens, survit à l’époque moderne comme un moyen de transgresser l’interdit homogamique. C’est à cet égard qu’il est sévèrement pourchassé par législation royale, notamment par un édit d’Henri II (1556), assimilant à un enlèvement toute union contractée sans le consentement des parents. Les soupçons des proches d’Agathe ne sont donc pas socialement infondés.
23 Le décor sylvestre est un accessoire de la légende henricéenne, surtout depuis La Henriade, où il s’impose en la réminiscence virgilienne du vieillard prophétique. Dans la dramaturgie de Collé, la forêt fait lien entre les deux premiers actes, puisqu’à Fontainebleau on s’apprête pour la chasse. Elle nous éloigne de la cour et de la ville corrompues, et nous rapproche de la campagne honnêtement socialisée dans le labeur utilitaire et patriarcal. C’est un entre-deux encore sauvage, infesté de braconniers et de voleurs, hostile au roi qui s’y égare. Mais le lieu mystérieux est indispensable à la rencontre nocturne un peu magique du monarque et des humbles. Du côté négatif de cette ambivalence, témoignent deux autres mythes ou anecdotes : l’apparition dans la forêt de Fontainebleau du « Veneur noir », présage de la fin dramatique du roi, et l’agression du même, cette fois dans la forêt d’Aillas (aujourd’hui en Gironde), par un capitaine Michau, soldat de l’Espagne, étrangement homonyme du meunier de Collé. Réel ou non, ce Michau négatif, évoqué par l’historiographie (Le Grain dès le XVIIe siècle, cité en 1776 par Louis-Laurent Prault dans L’esprit d’Henri IV) est en tout cas antérieur au paysan de Lieusaint.
24 On ne peut s’empêcher de rapprocher la scène de celle de Varennes en juin 1791, en notant le fait curieux que pour son malheur Louis XVI, dans la maison de Sauce, cède à l’émotion et se démasque spontanément, alors qu’Henri chez Michau se retient jusqu’à l’apparition de la cour.
25 La sanction peut être rapprochée de celle souvent arrêtée par les tribunaux jusqu’à la Révolution, qui lui imposait au séducteur – en cas de grossesse il est vrai – de verser à sa « victime » une compensation pécuniaire.
26 … et encore. Malgré les dispositions du IVe concile de Latran (1215) et de celui de Trente (1563), il était encore courant dans les campagnes jusqu’à l’époque moderne, de considérer que le parrainage d’une simple autorité « civile » (parents, voire le « magister » d’école) suffisait à valider le mariage, assez mal distingué des différents temps de fiançailles (sponsalia, « créantailles »).
27 Le roi prétend donc imposer le vœu des fiancés contre les volontés paternelles. On observe de fait que durant l’époque moderne la justice (d’Eglise, il est vrai) donne de plus en plus souvent raison aux fiancés contre leurs parents, que ce soit pour suivre leur inclination ou au contraire refuser un mariage par aversion.
28 Rappelons que Maximilien de Béthune, de six ans cadet d’Henri IV, vécut certes jusqu’à plus de quatre-vingt-deux ans, mais n’en avait pas cinquante et un à la mort de son maître. De vieille et bonne noblesse, il fut toujours fort attentif à son rang de duc et pair, et menait au temps de sa splendeur un train de grand seigneur, y dépensant les ressources des faveurs royales. Enfin, il ne manifestait aucune répugnance envers les charmes de la ville et s’adonna, notamment à Paris, à de juteuses spéculations immobilières.
29 « Votre aïeul Henri IV avait conquis son peuple ; aujourd’hui le peuple a conquis son roi ». C’est par ces mots que Bailly, premier maire du Paris d’après la Bastille, aurait accueilli Louis XVI le 17 juillet 1789.
30 R. Granderoute, op. cit.