Il y a trente ans, Gorbatchev accédait au pouvoir en Union soviétique
Le 11 mars 1985, Gorbatchev accédait au pouvoir en Union soviétique
Les gens de ma génération, issue du baby boom, auront passé une grande partie de leur jeunesse à l’ombre de la guerre froide et sous la menace de l’invasion soviétique. Avec le recul, on peine à comprendre comment les dirigeants occidentaux et, d’une façon générale, l’ensemble du « monde libre », ont pu accordé tant de crédit à une menace qui n’était que mensonge et illusion.
Alors jeune administrateur de l’Assemblée nationale, au début de la décennie quatre-vingt, je me souviens que, dans le bureau de mon collègue en charge des questions de Défense, s’affichait sur tout un mur une carte de l’Europe avec d’impressionnantes flèches rouges indiquant la possible, et même probable, offensive terrestre de l’Armée rouge. Tandis que de faméliques flèches bleues représentaient la riposte occidentale, trop faible, sous-équipée, déjà vouée à l’échec. Je me souviens aussi de ces jeunes penseurs, tenant alors le premier rang idéologique dans les sociétés française et allemandes, qui avaient lancé ce slogan pire que munichois : « plutôt rouges que morts ! »
La crainte de l’Union soviétique se mêlait aussi de respect, sinon d’admiration. Je me souviens encore des compliments adressés à Moscou par le général De Gaulle, lors de son voyage officiel de juin 1966, pour saluer les grandes réussites communistes en matière d’équipements collectifs et de mobilisation des peuples en faveur de l’industrialisation accélérée du pays. Ainsi que, un peu plus tard, d’un débat télévisé entre Alain Peyrefitte et Georges Marchais, le premier estimant que, sur les deux points soulignés par De Gaulle, la politique soviétique présentait un bilan très positif.
Quelques années encore et les yeux occidentaux se décillèrent. Ce fut d’abord Soljenitsyne et ce coup de point à l’âme porté par L’archipel du goulag, publié en 1973 mais qui, du moins en France, dût attendre près de quatre ans avant de franchir la censure médiatique des bienpensants. Cinq ans plus tard, le formidable, l’incroyable, l’imprévisible coup, peut-être venu du ciel : l’élection de l’archevêque de Cracovie au trône de Saint-Pierre. J’entends encore la stupéfaction, exprimée, comme on dit, par « l’assourdissant silence » de tous les politburo du glacis. En 1979, ce fut l’arrivée à Downing Street de Margaret Thatcher, la « dame de fer » qui, tout de suite, montra que Brejnev, l’envahisseur de l’Afghanistan, ne lui faisait pas peur. L’année suivante, nos écrans de télévisions diffusèrent, incrédules, la moustache de Lech Walesa et la création de Solidarnosc : un syndicat ouvrier qui ne voulait plus des communistes ! Les nôtres restèrent sans voix. Il y eut aussi, en 1981, le film Mille milliards de dollars, avec Patrick Dewaere, distribué en Union soviétique parce que dénonçant les turpitudes du capitalisme et dont une scène de presque rien apprenait à la jeunesse russe ce que signifiait le mot de liberté. J’entendis un jour Andreï Makine expliquer : « à cet instant, dans cette salle de cinéma, j’ai compris que l’Ouest avait gagné. » Au même moment, Ronald Reagan s’installait à la Maison Blanche, dénonçant, à l’ONU, the empire of bad, devant un Gromyko abasourdi.
Et partout dans le monde, commençait à se savoir la réalité du système soviétique : la misère, l’alcoolisme, les tortures, l’incompétence, la bêtise, et j’en passe … Nos intellectuels l’avaient adoré, ils n’osaient le brûler, alors ils se taisaient et « les nouveaux philosophes » prenaient d’assaut les places laissées vacantes par nos caciques épuisés.
La France, elle, portait à l’Élysée un homme du passé, déjà rassis dans ses conceptions surannées, incapable de comprendre que l’Est, c’était fini. Pourtant, son cadavre bougeait encore. Brejnev, mort liquide en novembre 1982, avait été remplacé par un zombie du nom d’Andropov puis, lui-même à bout de souffle et mort en 1984, cédé la place à Tchernenko, qui dura moins d’un an avant de mourir à son tour, un spectre …
Derrière leurs fantômes, plus aucun profil ne se dessinait et lorsque nous apprîmes la nomination de Mikhaïl Gorbatchev comme secrétaire général du parti communiste, nous ne nous faisions guère d’illusion. Il y avait certes ce sourire et ce visage bien plus ouverts que ceux de ses prédécesseurs, sa relative jeunesse – 54 ans – qui semblait exprimer la rupture avec la gérontocratie du Kremlin. Mais l’homme apparaissait aussi comme un pur produit du vieux système, ancien collaborateur du KGB, le sinistre organisme qui fit presque autant de morts que le nazisme et le maoïsme.
L’Histoire offre peu d’exemples d’un nouveau dirigeant bien meilleur que ce qu’il promettait. En général c’est plutôt l’inverse qui se produit. Gorbatchev fait donc figure d’exception et rien que cela mérite un hommage.
Contrairement à ce qu’on a souvent prétendu, notamment en France la presse de gauche, il ne fut pas vraiment un conducteur du changement. Mais, ce qui était déjà énorme dans le contexte de son arrivée au pouvoir, il en comprit la nécessité, plus comme une contrainte que comme un espoir. C’était déjà ça… Les efforts qu’il déploya visaient à sauver ce qui pouvait encore l’être. Ce qui rend l’homme un peu pathétique. Mais tout de même : l’introduction de quelques libertés publiques, sous le nom de glasnost, la volonté de désincarcérer l’économie de sa chape exclusivement étatique, sous le nom de pérestroïka, enfin la recherche d’une détente enfin sincère avec l’Occident doivent évidemment être portées à son crédit.
Le 28 mai 1987, le jeune Mathias Rust – 19 ans- posait son avion d’aéroclub, un monomoteur Cessna 172 – sur la place Rouge, au nez et à la barbe de tous les systèmes de détection militaires. L’URSS et sa prétendue surpuissance armée étaient ridiculisées. Non seulement, elles ne faisaient plus peur mais maintenant elles faisaient rire. Gorbatchev profita de l’incident pour limoger le ministre de la Défense, un des derniers reliquats de l’ère Brejnev. Et, de Berlin, Reagan allait lancer son fameux « Mr. Gorbatchev, open the gate ! », lointain écho de la chute des murailles de Jéricho.
Bien qu’ayant « fait le ménage », la position du maître du Kremlin demeurait fragile, comme l’ont montré les nombreuses tentatives de déstabilisation internes dont il fut victime et dont l’une, le putsch d’août 1991, fut bien près de réussir. « Gorbi » fut alors remarquablement secondé par Boris Eltsine, sans l’intervention de qui l’obscurantisme aurait, peut-être, pu jouer une dernière carte : François Mitterrand l’avait déjà approuvée …
Gorbatchev s’inscrit donc dans l’Histoire non comme quelqu’un qui voulait changer le monde mais comme quelqu’un qui a compris que le monde changeait et qu’il valait mieux l’accompagner que le contredire. Et ce n’est déjà pas si mal…
Daniel de Montplaisir