Il y a soixante ans, la Caravelle effectuait son premier vol
Le 27 mai 1955, la Caravelle effectuait son premier vol
Si la marine, et notamment la marine de guerre, ne fut jamais, à de rares exceptions, la grande affaire de la France, il en va bien différemment de l’aviation, domaine où notre pays compte parmi les précurseurs et, surtout, vit, passé le temps des pionniers, fleurir les premiers développeurs. De la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, Anglais et Français se disputèrent la paternité des débuts de l’aviation. Mais, une fois communément admise la formule du « plus lourd que l’air », les Français prirent une indéniable avance.
Après de nombreuses tentatives, plus ou moins spectaculaires et souvent cocasses, avec des vols d’une dizaine de mètres ou à peine plus et à un ou deux mètres de hauteur, comme ceux de Traian Vuia en 1906 dans la plaine de Montesson et à Issy-les-Moulineaux, ou d’Alberto Santos-Dumont, la même année à Bagatelle, c’est de Châlons-en-Champagne que, le 30 octobre 1908, décolla le premier vol aéronautique à moteur méritant ce nom. Ce jour là, le parisien Henri Farman, aux commandes d’un Voisin, avion construit à partir des inventions techniques, notamment de l’aileron, du moteur en étoile et du « manche à balai », réalisées par un autre Français, Robert Esnault-Pelterie (aujourd’hui surtout connu des philatélistes), parcourut 27 kms à une soixantaine de mètres de hauteur et se posa à Reims au bout de 17mn de vol. L’aviation était née pour de bon. Et déjà ses implications militaires comme commerciales échauffaient les esprits innovants.
Encore des Français pour organiser, à Douai en juillet 1909, la première rencontre aérienne internationale, au cours de laquelle Louis Blériot vola sur 47 km et Louis Paulhan grimpa jusqu’à 150 m d’altitude. Le même Blériot accomplit, trois semaines plus tard, le premier vol international en traversant la Manche, faisant titrer en énormes caractères au Daily Mail de Londres : « La Grande Bretagne n’est plus une île. » Ce en quoi le journal se trompait : la force des peuples à l’âme bien trempée l’emporte toujours sur les progrès techniques, aussi révolutionnaires soient-ils.
Dès lors, la France ne cessa de marquer son avance en matière aéronautique : ouverture, à Pau, en 1910, de la première école d’aviation du monde, vol du premier hydravion puis du premier avion entièrement en métal, exploits des premiers chevaliers du ciel dans celui de la première guerre mondiale, mais surtout début d’une industrie aéronautique avec, en 1918, la fondation de la société Latécoère et, en 1919, de la société Breguet Aviation. Ce furent toutefois des Hollandais qui, cette même année, créèrent la première compagnie aérienne, KLM.
La suprématie américaine consécutive à la deuxième guerre mondiale s’exprima aussi dans le domaine aéronautique. Mais l’industrie française s’accrochait, aussi bien sur le plan militaire, avec l’avionneur Marcel Bloch, devenu Dassault en 1947, que civil avec la création du Secrétariat général à l’aviation civile et commerciale (SGACC) dirigé par Max Hymans, un gaulliste et résistant qui deviendrait rapidement président d’Air-France, enfin la fusion de plusieurs entreprises aéronautiques, nationalisées en 1937, pour former Sud-Aviation à Toulouse.
Dès 1951, le SGACC avait établi le cahier des charges d’un avion court et moyen courrier capable, en transportant 55 à 65 passagers et une tonne de fret, de relier entre elles les principales grandes villes d’Europe à la moyenne de 600 km/h et à 7500 m d’altitude. Ces normes visaient à la fois à répondre à un besoin économique dans un continent en pleine reconstruction, où le temps s’accélérait et où les distances rétrécissaient, et à refonder une industrie nationale qui pût concurrencer la position dominante prise par les avionneurs d’outre Atlantique. Le choix du nom de Caravelle, allusion aux navires de Christophe Colomb, sonnait comme un gentil défi au géant américain.
Les ingénieurs français, enthousiasmés par l’idéologie alors prometteuse des grands chantiers d’État et de la tension de la nation toute entière vers le progrès économique et social, donnèrent le meilleur d’eux-mêmes, heureux de démonter la valeur de leur formation et la qualité de leurs tout neufs laboratoires de recherche. L’aviation à réaction n’en était qu’à ses débuts : les moyens courriers alors en service étaient encore des avions à hélices, sur le modèle des Constellation et Super Constellation de l’américain Lockheed. La Caravelle se présentait donc comme un appareil révolutionnaire avec, au surplus, des réacteurs collés au fuselage, une première mondiale.
Le premier prototype de Caravelle fut assemblé en moins d’un an, entre mars 1953 et mars 1954 : un exploit technique par sa rapidité, à comparer au nombre d’années aujourd’hui nécessaire – il est vrai dans un contexte beaucoup plus exigent, spécialement au chapitre de la sécurité – pour la mise au point d’un nouvel appareil. Encore un an pour parachever la totalité des équipements, recevoir les nouveaux moteurs Rolls-Royce et réaliser les derniers essais en soufflerie. Le tout premier essai de roulage fut effectué le 18 mai 1955 avec, en perspective, le premier essai en vol un mois plus tard. Mais toutes les vérifications s’étant avérées satisfaisantes, le premier décollage d’une Caravelle put être programmé seulement neuf jours plus tard : un record inégalé dans l’histoire de l’aéronautique et qui le demeurera sans doute longtemps.
C’est donc le 27 mai 1955 que la Caravelle 001 s’élança de la piste de Mérignac, près de Toulouse, pour un vol de 22 minutes. Aux commandes Pierre Nadot, assisté de André Moynet et de Roger Béteille. Le premier, diplômé des Arts et Métiers, avait alors 48 ans et, derrière lui, une longue carrière de pilote d’essai, sur des avions militaires comme civils. Il prendrait sa retraite en 1964, laissant à André Turcat la direction des essais en vol de Sud-Aviation. C’est ce dernier qui, le 2 mars 1969, sur la même base de Mérignac, ferait voler le Concorde. Pierre Nadot est mort en 1991 dans un quasi–oubli : les médias français trouvèrent plus vendeurs les décès de Serge Gainsbourg et de Klaus Barbie.
André Moynet (1921-1993), talentueux touche à tout, avait été pilote de chasse dans l’escadrille Normandie-Niemen puis s’était lancé en politique, secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le cabinet Mendès-France en 1954 mais sous l’étiquette du Centre national des Indépendants et Paysans (CNIP) d’Antoine Pinay, tout en poursuivant sa carrière de pilote d’essais et d’inventeur (il concevrait une voiture qui remporterait les 24 heures du Mans en 1975 dans la catégorie des moins de 2000 cm3). Sa disparition ne fit pas plus de bruit que celle de Pierre Nadot : la France s’émouvait alors du suicide du fort douteux Pierre Bérégovoy.
Enfin, Roger Béteille, né en 1921, serait l’un des principaux initiateurs du projet Airbus.
Sans être foudroyant, dans un marché où l’industrie américaine se réservait la part du lion et n’hésitait pas à user parfois de moyens d’intimidation peu honorables, le succès commercial de la Caravelle, commercialisée à partir de 1958, fut plus que convenable : 280 appareils vendus en douze ans et exploités par près d’une centaine de compagnies aériennes dans le monde entier. Le tout dernier vol d’une Caravelle s’effectua en 1999 sous les couleurs de l’armée de l’air suédoise.
Il est aujourd’hui certain que si la France s’est fourvoyée avec Concorde, conçu au départ comme une évolution supersonique de la Caravelle, en revanche la mise au point, l’évolution et l’exploitation de cette dernière servirent grandement au lancement d’Airbus et à l’existence d’une aéronautique civile européenne dont la France demeure chef de file.
Un avion royal en somme …
Daniel de Montplaisir