Il y a deux cents ans, on attendait toujours l’été
En septembre 1816, on attendait toujours l’été
Du 5 au 10 avril 1815, se produisit dans les Indes néerlandaises (aujourd’hui l’Indonésie), la troisième plus forte éruption volcanique de tous les temps, telle que mesurée par les scientifiques. Seules celles de Samalas, survenue dans le même archipel en 1257, et de Kuwae, dans le Vanuatu encore préhistorique, en 1452, furent d’une intensité supérieure mais, du fait de leur situation géographique et de leur impact dans le reste du monde, demeurent jusqu’à nos jours beaucoup moins fameuses que celle du Tembora, dont les incidence provoquèrent ce que les agriculteurs appelèrent « l’année sans été », 1816.
L’éruption elle-même représenta huit fois la puissance de celle du Vésuve en 79, et dix-mille fois celle des bombes d’ Hiroshima et de Nagasaki en 1945 (Comme quoi la force de l’homme, en dépit de son arrogance prométhéenne, reste très en deçà de celle de la nature.)
Le vacarme qu’elle produisit s’entendit à plus de 2000 kms de son centre. Elle provoqua un affaissement de la montagne, dont le somment descendit de 4300 m à 2400 m. Enfin, elle envoya dans l’atmosphère un agglomérat de cendres et de poussières qui mit plusieurs mois à former un nuage compact que les vents firent circuler tout autour de la terre. Il fallut presque un an au dit nuage pour atteindre l’Europe occidentale, au-dessus de laquelle il sembla vouloir stagner, voilant le soleil et déréglant totalement le climat de l’année 1816. Si l’hiver fut simplement un peu plus froid que les années précédentes, le printemps fut complètement annihilé : il neigea tous les mois, d’avril à septembre ; il gela régulièrement de mai à octobre. La faiblesse des récoltes engendra disette et famine, qui suscitèrent des émeutes et des pillages, notamment en Allemagne, en Angleterre, en France et en Russie. Comme trois siècles plus tôt, des bandes armées se formèrent pour rançonner les voyageurs ou s’attaquer aux fermes isolées. Tandis que des populations désespérées tentaient de survivre en faisant bouillir des herbes, des racines et l’écorce des arbres. Les récoltes pourrissaient sur place, les cadavres du bétail jonchaient les prés. Des milliers de Suisses quittèrent leurs montagnes glacées pour s’installer dans les vallées du sud-ouest de la France. Dans le Bordelais, on ne vendangea qu’à partir du 24 octobre.
Or la France commençait tout juste à se remettre des désastreuses guerres napoléoniennes et entamait son redressement économique sous l’égide avisée du duc de Richelieu.
Une nervosité générale s’était emparée du pays, favorisant la réémergence de vieilles superstitions, voire de peurs collectives d’inspiration millénariste. Curieusement, la plupart des historiens de la restauration se sont polarisés sur les questions purement politiques, qui semblent avoir dominé la période, et n’ont apporté que très peu d’attention, parfois même aucune, à l’accident climatique sur le moral du pays et sur la perception de leur avenir par les Français. Dans ses mémoires, Châteaubriand n’en dit pas un mot, non plus que Lamartine dans son Histoire de la Restauration.
Certes, les sensibles divergences, concernant notamment la Terreur blanche et l’épuration après les Cent-Jours entre une majorité parlementaire dite « ultraroyaliste », élue en août 1815, et le gouvernement modéré du duc de Richelieu, les débats, parfois houleux, sur la loi électorale et sur le budget de l’État, de même que la problématique de réinsertion de la France, encore partiellement occupée par les troupes alliées, dans le nouveau concert européen ou le mariage du duc de Berry fournissaient déjà une large matière aux travaux des historiens. Il faut ouvrir les ouvrages d’Emmanuel Leroy Ladurie, spécialement Histoire humaine et comparée du climat, tome II : Disettes et révolutions (1740-1860), paru seulement en 2006, pour trouver quelques lignes sur les conséquences sociales de l’éruption du Tambora.
Il n’empêche que, les révolutions prenant souvent leur source sous la pluie et dans le froid mais trouvant leur expression sous le soleil et dans la chaleur, la fin du non été 1816 aurait pu déboucher sur une situation pré-insurrectionnelle.
Du printemps à l’automne 1816, émeutes, complots, conjurations et échauffourées éclatèrent un peu partout en France et, si aucun mouvement d’ampleur ne vit le jour, il est certain que la France traversa alors une phase aggravée d’inquiétude et de sentiment généralisé de menace et d’insécurité, voire de catastrophisme chez les apprentis Cassandre. Ainsi, le naufrage de la frégate La Méduse, survenue le 2 juillet 1816, simple fait divers dans un autre contexte, connut un retentissement considérable, certains illuminés y voyant la réprobation divine à l’égard du gouvernement de Louis XVIII puisque le navire embarquait des fonctionnaires et des soldats allant, au Sénégal, rétablir l’autorité de la France dont l’avait spolié l’Angleterre ; d’autres, au contraire, la faute consistant à nommer un commandant incompétent mais protégé de la famille royale.
Pour faire face aux désordres publics, tantôt réels, tantôt fantasmés, les cours prévôtales, juridictions d’exception dans lesquelles l’instruction des affaires était confiée à des militaires, les conseils de guerre, destinés aux chefs qui avaient suivi Napoléon un an plus tôt, et même les cours d’assises furent, si l’on en croit l’avocat Ernest Hamel (par ailleurs premier biographe de Robespierre), « en proie à une sorte de vertige de sang. » On condamnait à tout va, dans la précipitation et on exécutait les sentences dans les délais les plus brefs jamais observés, parfois le jour même en cas de condamnation à mort. De nombreux juges faisaient d’autant plus de zèle à pourchasser les bonapartistes et les républicains, qu’ils agissaient dans des provinces reculées et qu’ils espéraient se racheter, auprès des notables royalistes locaux, en faisant oublier leur ancien dévouement, tout aussi obséquieux, à la république et à l’empire.
Ce vent de folie se traduisait aussi en dehors des Chambres et des prétoires : jamais les hôpitaux et les institutions pour malades mentaux n’accueillirent autant d’esprits égarés, rétablissant le rude régime des aliénés alors que, depuis quelques années, des médecins éclairés, tels que Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol, avaient commencé à développer la science psychiatrique. Celle-ci put cependant reprendre ses progrès une fois oubliées les dernières séquelles de l’année sans été.
Qui peut encore prétendre que le climat est sans incidence sur les cerveaux rationnels des dépositaires de l’autorité ?
Daniel de Montplaisir