Histoire

Il y a deux cents ans, Napoléon réussissait le coup d’État parfait

Le 20 mars 1815, Napoléon réussissait le coup d’État parfait 

    Chacun sait que, malgré la mythologie des romans policiers, le crime parfait existe : chaque année un nombre substantiel de meurtres vient grossir le stock de ceux qu’on n’a jamais élucidés. Il en va différemment des coups d’État : ceux qui jalonnent l’Histoire depuis la plus haute Antiquité connue ont tous laissé leur lot de morts, de fractures politiques, de divisions des hommes, de frustrations et de plaies qui mirent souvent bien du temps à cicatriser. Sauf dans un cas, celui du 20 mars 1815. Louis-Joseph Marchand,  valet de chambre de Napoléon, qu’il avait suivi à l’île d’Elbe et revenait avec lui aux Tuileries, a justement noté dans ses Mémoires : «  la reprise du pouvoir sans qu’un coup de feu ait été tiré, une goutte de sang répandue et sans aucune conspiration intérieure, sera toujours au nombre des évènements merveilleux dont l’histoire des nations n’offre point d’exemple. » Faisant écho à la fameuse formule de Chateaubriand : « la conquête de la France par un seul homme. »

    Bonaparte, le haï, le conspué tout au long de sa route un an plus tôt, et toujours très impopulaire selon la doctrine officielle, avait en vingt jours totalement inversé la situation, étrange phénomène que résuma parfaitement un pamphlet anonyme de l’époque : « Le Monstre a quitté l’île d’Elbe ; le Brigand a débarqué dans le golfe de Cannes ; l’Usurpateur est entré à Grenoble ; le Corse a reçu les autorités à Lyon ; Bonaparte a reçu le concours du maréchal Ney ; le Rival des Bourbons a revu Fontainebleau ; Sa Majesté impériale couchera ce soir aux Tuileries. »

    Voilà deux cents ans que publicistes puis historiens se cassent le nez sur l’impossibilité de trouver une explication satisfaisante au phénomène. D’autant que bonapartistes et royalistes sont allés, chacun de leur côté, rechercher leur propre explication : l’appel du peuple pour les premiers, le sombre complot pour les seconds. On sait aujourd’hui qu’aucune des deux ne tient la route.

    La légende d’un appel du peuple fut entièrement forgée par Napoléon lui-même et, bien sûr, a posteriori. D’abord édifiée par la presse remise sous sa coupe après le 20 mars, elle fut amplifiée par le Mémorial de Sainte-Hélène et reprise par les historiens bonapartistes dont le dernier fut Dominique de Villepin dans son ouvrage halluciné consacré aux Cent-Jours. Tous les témoins, tous les rapports administratifs de l’époque,  attestent au contraire soit d’une hostilité populaire, notamment dans les régions du nord, de l’ouest et du sud-est (en dépit du débarquement surprise à Golfe Juan), soit d’une indifférence et d’un attentisme, souvent alimentés par la passivité royale, soit enfin d’une ignorance des évènements ayant précédé le 20 mars. Certes, des acclamations plus ou moins nourries fusèrent sur le passage de l’aventurier mais devant quelle puissance empanachée une foule ne se prosterne-t-elle pas ? Il suffit de revoir le film d’André Harris produit en 1972, Français si vous saviez pour s’en convaincre.

   Même l’entrée aux Tuileries, le soir du 19 mars, ne fut guère triomphale. La ville était « amorphe » nous dit Louis Madelin ; « sans regret, sans espoir mais non sans inquiétude » ajoute le duc de Broglie ; «  morne, inquiète et très peu bienveillante » confirme La Fayette ; observation confortée par le pourtant bonapartiste Lavalette : « l’indifférence semblait dominer tous les esprits. »

    Emmanuel de Waresquiel a donc parfaitement résumé les choses en écrivant que le 20 mars 1815 fut « une révolution très particulière, sans le peuple, par le vide et par l’effondrement plus que par l’insurrection ».

    C’est précisément pour camoufler ou pour justifier cet inexplicable effondrement du gouvernement de Louis XVIII que les royalistes forgèrent de leur côté la thèse du complot. Or les très nombreux historiens qui, depuis lors, se sont penchés sur la question n’ont trouvé aucune preuve, non de tentatives de complot – elle furent même très nombreuses à cette époque encore troublée – mais de complot ourdi en liaison le départ de l’île d’Elbe tel que décidé par Napoléon. Comme l’a sagement fait remarquer le toujours lucide François Guizot, « la fatuité des faiseurs de conspirations est infinie ». Et Dieu sait que tout au long de l’Histoire, cette manie explicative ne s’est jamais relâchée, ses tenants trouvant trop de bénéfices personnels à jouer les grands initiés. La thèse du complot fut, par exemple, soutenue par la comtesse de Boigne dans ses Mémoires d’une tante, tissu de fariboles sur la Restauration, hélas parfois utilisé par des historiens, et rédigé, non par l’auteur apparent mais par Alfred Cuvillier-Fleury, le précepteur du duc d’Aumale. La négritude en littérature ne date pas d’hier.

    Comme souvent, ce sont des historiens anglo-saxons qui ont le plus fouillé les évènements et leurs conclusions concordent toutes. Ainsi le professeur de Cambridge John Cam Hobhouse, en outre alors présent à Paris, a écrit : « J’ai pris beaucoup de peine à m’assurer des faits et je suis persuadé, avec la généralité de ceux qui ont la réputation d’être les mieux informés, qu’il n’y eut aucun plan concerté (…) et que tout le projet et son exécution ne doivent être attribués qu’à la résolution hardie de Napoléon de retrouver sa couronne. » Rejoignant l’observation de Mme de Staël : «  une des plus grandes conceptions de l’audace que l’on puisse citer dans l’histoire. »

    Est-ce suffisant ? Encore aujourd’hui, on reste sceptique devant la facilité avec laquelle Louis XVIII abandonna son trône et celle avec laquelle Napoléon s’en empara.

   Après avoir retourné les évènements comme les témoignages et les archives, on en arrive à la conclusion, partiellement  satisfaisante, que si la Restauration, en mars 1815, n’avait pas vraiment d’ennemis, elle n’avait surtout pas vraiment de défenseurs, notamment dans l’armée.

   A la différence des pronunciamientos, ce n’est pas l’armée qui, en 1815, renversa le gouvernement royal mais ce fut bien l’armée qui  assura le succès du coup d’État. Non seulement sans tirer un seul coup de feu mais, par dessus-tout, sans avoir eu besoin de menacer personne, simplement en accompagnant le mouvement et provoquant son effet « boule de neige ».

    Ce fut certainement la plus grande erreur de Louis XVIII et de son gouvernement d’avoir mal traité l’armée de Napoléon, non pas psychologiquement – car les discours de confiance ne lui manquèrent pas et les maréchaux d’empire furent bien mieux traités que les nobles campagnards demeurés fidèles à la légitimité pendant la période révolutionnaire – mais, tout bêtement, sur le plan matériel : les maréchaux conservèrent leurs titres mais leurs émoluments gargantuesques furent ramenés à un niveau plus décent ; quant aux demi-soldes, ils ne purent jamais comprendre que les finances publiques ne permettaient plus d’en assumer la charge. Toutes mesures parfaitement raisonnables mais frappant des esprits qui avaient désappris à l’être.

   S’était ainsi formé un foyer de mécontentement, foyer éteint mais plein de braises et qu’un rien pourrait rallumer. Ce rien, ce fut un homme débarquant presque seul d’un bateau. Thierry Lentz a bien analysé le problème : « à tort ou à raison, la majorité des militaires considérait que celui qui les avait (…) portés si haut dans le respect de leurs concitoyens et dans les honneurs sauraient restaurer leurs « droits » dans une société en paix. » Dès lors, ils ne complotèrent pas en sa faveur, ils ne s’attaquèrent pas au pouvoir en place, ils ne braquèrent aucun canon contre quiconque ; ils se contentèrent simplement d’être là, quand personne n’y était plus.

Daniel de Montplaisir  

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