Il y a deux cent vingt ans , le 12 mai 1797…disparaissait la république de Venise
On pourrait arrêter la mort de la république de Venise à trois dates distinctes : le 18 avril 1797, par les préliminaires de Leoben, le 17 mai avec l’occupation de la ville par les troupes de Bonaparte, enfin le 18 octobre et la signature du traité de Campoformio. Mais c’est le 12 mai qu’elle décida elle-même d’en finir.
Lorsqu’éclate la Révolution française, le doge Ludovico Manin n’exerce ses fonctions que depuis quatre mois. Élu, contre son gré, par le Grand conseil, composé des six cent patriciens les mieux établis de la cité, c’est un frioulan discret, modeste, gentil et timide. Déjà âgé de soixante quatre ans, c’est aussi un homme prudent et peut-être même craintif. Sa considérable fortune personnelle a joué un rôle important dans son élection car il est d’usage, à Venise, que le doge finance, sur ses fonds propres, une partie de dépenses publiques.
Comme presque partout en Italie, les idées venues de France et qui semblent prolonger la philosophie des Lumières se propagent à des degrés divers mais le plus souvent avec faveur. À Venise, plusieurs journaux, dont le Notizie sul Mondo, affichent clairement leur sympathie pour la Révolution. La classe dirigeante souhaiterait se tenir à l’écart du grand mouvement car elle redoute, devant le conflit qui pointe entre la France devenue républicaine et les grandes monarchies d’Europe, de se trouver impliquée dans des enjeux qui, a priori, ne la concernent pas. C’est pourquoi, lorsque la Convention, en 1792, propose au roi de Piémont-Sardaigne, une alliance contre l’Autriche, puis promet « fraternité et secours à tous les peuples qui voudront retrouver leur liberté », la république de Venise, suivie par celle de Gênes, se dépêche de proclamer sa neutralité.
« Boa repus et assoupi » comme l’a autrefois méchamment qualifié le florentin Nicolas Machiavel, la « Sérénissime », comme elle s’est elle-même baptisée au XIIIe siècle, la ville de Venus, n’en finit pas de décliner sur les plans politique et économique du fait de la réorientation du commerce mondial vers l’Atlantique et l’Europe du nord-ouest. Malgré cela, elle affiche de très beaux restes, susceptibles d’attirer bien des prédateurs. Ses dirigeants, qui se souviennent que jamais la cité n’a connu d’invasion militaire, même au coeur des guerres d’Italie au tournant du XVIe siècle, tiennent avant tout à préserver sa paix et ses richesses : le temps des aventures et des conquêtes maritimes est bien révolu ; est venu celui du repli sur soi, toujours impardonnable en géopolitique.
La France révolutionnaire ayant, en 1793, atteint ce que Lazare Carnot, délégué aux armées du Comité de salut public, considérait comme « les limites anciennes et naturelles » de la nation, à savoir le Rhin, les Pyrénées et les Alpes, l’Italie aurait pu espérer rester en paix si la coalition de la moitié de l’Europe contre la France n’avait contraint celle-ci à lancer une double offensive, d’une part contre l’Angleterre, d’autre part contre l’Autriche et, pour appuyer la deuxième, à opérer une diversion en Italie, confiée en avril 1796 au général Bonaparte.
Son succès dans la péninsule dépassa toutes les espérances du Directoire et son ambition personnelle toutes les prévisions. Se comportant, non plus comme un général en chef mais comme un proconsul qui, à la suite de ses victoires, traitait directement avec les vaincus sans en rendre compte à l’autorité politique, Bonaparte s’attacha à diviser les puissances italiennes, d’abord en imposant une alliance à Gênes, puis en signant une paix séparée avec le pape, enfin en proposant un échange avec l’Autriche : la Belgique et la Lombardie contre la Vénétie, la Dalmatie et l’Istrie, soit l’intégralité des territoires de la république de Venise sans avoir pris seulement la peine d’en consulter les dirigeants. En complète contradiction avec les principes de la Convention sur la liberté des peuples. Mais on reprochait à la Sérénissime, d’abord d’avoir abrité le comte de Provence, régent de France puis roi Louis XVIII en exil à Vérone, de mai 1794 à juin 1795, ensuite d’avoir toléré les attaques antifrançaises d’une partie de sa presse, enfin d’avoir toléré le passage des troupes autrichiennes sur ses terres.
Le doge se taisait.
Puis ce fut l’affaire des « Pâques véronaises. » Partie d’une simple altercation entre le tenancier d’une auberge et des soldats français qui refusaient de payer leurs consommations. En un rien de temps, une foule grossissant à toute vitesse se répandit dans les rues avec des armes de fortune pour faire la chasse aux Français. Deux cents soldats furent ainsi massacrés, souvent par surprise. Occupée depuis juin de l’année précédente, Vérone n’en pouvait plus de subir les exactions des « libérateurs républicains. » La révolte fut rudement réprimée, notamment, le lendemain, par un bombardement de la ville qui causa plusieurs milliers de morts. Le même jour étaient signés les préliminaires de Leoben sanctionnant l’accord entre Bonaparte et l’Autriche.
Le général français décida alors, à la fois à titre de représailles contre le soulèvement de Vérone et pour bien affirmer qu’il était le seul maître dans la région, d’envahir Venise. Le 30 avril, alors que ses troupes arrivaient sur les rives de la lagune, le Grand Conseil délibéra sur ses exigences transmises et, suivant l’avis de Ludovico Manin, les accepta toutes : la création d’un régime démocratique en remplacement du régime aristocratique, l’occupation de la ville par 4000 soldats français et le désarmement de la petite armée vénitienne. Le 12 mai, le Grand Conseil tint la dernière réunion de son histoire, enregistrant l’abdication de Manin et prononçant sa propre dissolution. Le 15 mai, les soldats français entrèrent dans Venise, mettant fin à plusieurs siècles d’une des civilisations les plus anciennes et les plus raffinées du monde.
Le « régime démocratique » ne vit jamais le jour et possédait d’autant moins de chances de le voir que, le 18 octobre suivant, le traité de Campoformio confirmait l’abandon de la Vénétie à l’empire d’Autriche. C’est un autre Bonaparte qui, en 1866, contribuerait à l’en détacher pour former le royaume d’Italie.
Ainsi ballotté par le jeu de puissances dont elle aurait voulu se tenir à l’écart, Venise s’enfonça dans un inexorable déclin économique et politique et ne subsiste plus guère que comme musée à ciel ouvert, témoin de la splendeur passée d’une certaine Europe.
Daniel de Montplaisir