Histoire

Il y a cent soixante ans : La France et le Royaume Uni déclarent la guerre à la Russie

Le 27 mars 1854

La France et le Royaume Uni déclarent la guerre à la Russie

Les guerres qui jalonnèrent le règne de Napoléon III demeurent largement mystérieuses quant à leurs motivations et reflètent difficilement une stratégie d’ensemble. Les historiens qui se sont efforcés de trouver une cohérence à la politique étrangère, la qualifiant d’à la fois idéaliste et réaliste, du second empire ont dû finalement y renoncer. Homme de foucades dont l’apparent goût de la réflexion ne servait qu’à dissimuler une hésitation maladive – plutôt gênante pour un chef d’État – celui que légitimistes comme républicains n’appelaient que « Badinguet », du nom du peintre en bâtiment dont il avait usurpé l’identité pour s’évader de prison en 1846, s’engagea ainsi dans des guerres en Crimée, au Mexique, en Italie, enfin contre la Prusse sans que jamais les intérêts français parussent réellement en cause.

L’actualité, l’anniversaire et l’excellent papier, publié le 12 mars dernier, par Charles de Bourbon de Parme*, nous incitent aujourd’hui à évoquer la première de ces guerres, allumée moins de deux ans après la fameuse promesse du candidat à la dictature : « l’empire c’est la paix. »

Débarrassé de la menace napoléonienne, le tsar Alexandre Ier, plein d’ambitions pour son pays, reprit, dès 1815, l’expansion de celui-ci vers l’Est, cette Nouvelle Russie, dont il avait autrefois – et avec quel succès – confié l’administration et le développement à l’un des plus grands hommes d’État de l’époque, un Français, le duc de Richelieu. Qui aujourd’hui visite Odessa est frappé du caractère français de la ville et des innombrables souvenirs laissés ici par son fondateur, en dépit de la tentative d’effacement subie au temps des Soviétiques…

Renouant avec le rêve oriental d’Alexandre le Grand – la communauté des prénoms n’y étant peut-être pas pour rien -, le tsar devait inévitablement rencontrer sur sa route l’obstacle de l’empire ottoman et, partant, la vigilance britannique pour tout ce qui touchait au double équilibre, continental et méditerranéen. Mais il mourut prématurément, du typhus, en novembre 1825 – il avait 48 ans – justement sur les bords de cette Mer Noire qu’il aimait tant.

Son frère et successeur, Nicolas Ier, poursuivit fidèlement sa politique orientale, visant à la fois la protection des populations chrétiennes de Moldavie et de Valachie et l’accès à la Méditerranée par le contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles. À bout de souffle, l’empire ottoman ne pouvait résister à la pression russe, qu’approuvaient en outre les Grecs, rendus libres depuis 1828 grâce à l’intervention militaire décidée par Charles X. L’ancienne grande puissance qu’on appelait « l’homme malade de l’Europe » ne conservait d’énergie que pour opprimer ses minorités, notamment catholiques et orthodoxes. Mais l’Angleterre souhaitait le maintien de son intégrité, toujours soucieuse de voir l’Europe écartelée entre nations les plus faibles et les plus divisées possible.

Napoléon III aurait évidemment eu intérêt à relancer l’alliance russe, solidement ancrée par Alexandre Ier et Louis XVIII, puis abandonnée par Louis-Philippe et que Nicolas Ier voulait rétablir tout en se méfiant de la personne du monarque français. Mais la constante cécité de ce dernier en matière de politique étrangère l’incita à imiter son prédécesseur et à se mettre à la remorque de l’Angleterre. Tournant ainsi le dos à son écrit de captivité, Rôle que doit jouer la France en Europe (1845) : « La Russie veut Constantinople ? Donnez-lui ce débris d’empire ».

Deux motifs semblaient justifier la volte face de Bonaparte : le pluriséculaire conflit entre catholiques et orthodoxes pour le contrôle des Lieux saints à Jérusalem, auquel il avouait toutefois ne rien comprendre, et le risque de marginalisation de la France en Méditerranée en cas de partage de celle-ci entre les flottes anglaise et russe. À tel point, qu’il précéda même les Britanniques en envoyant, dès mars 1853, l’escadre de Toulon croiser au large de Salamine.

Après un ballet diplomatique d’une rare complexité qui dura toute l’année 1853 sans dégager de solution satisfaisante à la « question d’Orient », ce sont les Turcs qui, se sentant trop menacés, ouvrirent les hostilités en canonnant, le 25 octobre, une flottille russe qui remontait paisiblement le Danube, et en prenant, deux jours plus tard, un fort russe sur les bords de la mer Noire. L’armée du tsar, moins belliqueux qu’on ne l’a souvent dit, attendit plus d’un mois avant de riposter. Le 30 novembre, des navires de l’escadre de Sébastopol détruisirent une petite flotte turque dans la rade de Sinope, sur la côte nord de l’Anatolie.

Excitées contre les Russes, les opinions publiques de Londres et de Paris exprimèrent, dit-on, une « vive émotion ». Comme elle le ferait en 1914, la partie servile de la presse nous faisait le coup de la guerre réclamée par le peuple.

Napoléon III traversait alors une de ces périodes où il cherchait à briller, notamment vis-à-vis des puissances étrangères, et jouait volontiers les matamores. Avant de consulter son allié anglais, il décida d’envoyer la marine française prendre la mer Noire en otage. L’Angleterre suivit aussitôt, visiblement prise de court par l’initiative de Paris et redoutant de voir la France agir seule en Orient. Contrairement à une idée reçue, c’est bien la France qui se plaçait alors en pointe.

Après quelques vains échanges diplomatiques, la Russie rappela, le 4 février, ses ambassadeurs à Londres et à Paris. Napoléon III prit-il alors peur ? En France, la gauche républicaine, extrêmement belliqueuse, s’agitait énormément, réclamant la chute, par la force, de l’autocratie russe puis des autres régimes autoritaires d’Europe. L’empereur des Français ayant, par une longue lettre, approché le tsar pour lui parler de paix, Joseph Proudhon, alors au mieux de sa brutalité, écrivit au prince Napoléon-Jérôme, cousin germain de Napoléon III, dit Plon-Plon  : « Nous sommes de nouveau écrasés sous les concessions et les hontes. Et cette déchéance, nous la devons, grands dieux ! au nom de l’empereur, à un Napoléon ! » Victor Hugo, qui, de toute sa longue vie aura réussi à ne jamais se trouver exposé au feu, souhaitait lui aussi la guerre, « dernière heure des rois, première heure des hommes ! » et fustigeait « le poltron de l’Élysée ». En réalité, Paris et Londres s’étaient déjà abandonnés ensemble à l’engrenage fatal : le 27 février, les deux gouvernements adressaient à la Russie un ultimatum pour qu’elle retire ses troupes de Moldavie et de Valachie. Devant son refus, la guerre fut déclarée le 27 mars.

Beaucoup plus longue, coûteuse et meurtrière que prévue, la guerre de Crimée atteignit cependant,
 en 1856, l’objectif stratégique de l’Angleterre : maintenir la Russie hors la Méditerranée. La France, qui avait fourni l’effort matériel et financier le plus important de tous les belligérants, n’y gagnait rien mais y perdait 95 000 hommes (contre seulement 25 000 dans les rangs britanniques et 120 000 du côté russe), en plein début de son déclin démographique. Un coup de maître de Napoléon III, qui ne serait pas le dernier …

Daniel de Montplaisir

* Editorial du prince Charles-Emmanuel de Bourbon Parme du 12 mars 2014 : Vers une nouvelle guerre de Crimée ?

Mémorial français : de 1863 à 1865, en hommage aux victimes françaises du conflit, un mémorial sera construit près de Sébastopol, à l’emplacement du grand quartier-général du corps expéditionnaire français. Edifié sous la direction du capitaine du Génie Jules Bezard-Falgas (1824-1872), cet espace funéraire de 100 m de côté ceint d’un mur, était composé dans son centre d’un mausolée principal haut de 9,5 mètres où reposaient les cendres de 80 membres de l’Etat-major, accompagné de 17 monuments secondaires abritant les ossements des officiers et soldats. Sévèrement endommagé pendant la Deuxième Guerre mondiale, et laissé à l’abandon depuis lors, il sera renové en 2004 par Le Souvenir français.

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