Il y a 700 ans, mourait Philippe le Bel
Le 29 novembre 1314, mourait Philippe le Bel
Grand roi méconnu ou mauvais imitateur de Saint-Louis ? Ce premier des « rois maudits » selon l’œuvre de Maurice Druon, qu’il appelait aussi « le roi de fer », fameux pour l’exceptionnelle beauté qui lui valut son surnom, s’inscrit au premier rang de nos rois à double entrée.
En dépit des nombreuses et savantes études qui lui ont été consacrées (notamment celles de Jean Favier en 1978 et, tout récemment, de Georges Minois, en 2014) Philippe IV le Bel, né en 1268 et roi en 1285, fut, de son temps, un mystère et le demeure largement de nos jours. « Ce n’est ni un homme ni une bête, c’est une statue » disait de lui, certes un de ses plus grands adversaires, l’évêque de Pamiers, Bernard Saisset, qui voulait soustraire le Languedoc à l’autorité, jugée excessive, du roi de France. Mais qui s’approchait peut-être de la vérité. La première chose qui frappe en effet dans la personnalité de Philippe, c’est l’absence totale d’intimité, de privauté, de familiarité, de naturel. Aucun penchant, aucun vice, aucun goût qui pût, un tant soit peu, l’écarter de son unique identité, celle de roi de France très chrétien. Hormis une passion, la chasse mais, du coup, regardée par ses contemporains comme excessive et presque maladive. Et qui, entraînant sa mort à la suite d’une chute de cheval, alimenta aussi sa légende noire : une blessure plus ancienne, elle même imputable à un précédent accident de chasse, se rouvrit et s’infecta de façon anormale. Des récits apocryphes et plus ou moins romancés, évoquèrent une sordide lutte contre un sanglier et une chute dans la boue où « le royaume perdit son honneur. » (Guillaume de Hainaut, Perceforest, 1330)
Philippe le Bel était très impopulaire et pas seulement à la fin d’un règne difficile, semé d’embûches. On peut même affirmer, manquant il est vrai de comparaisons vraiment fiables, qu’il fut le plus impopulaire des Capétiens, non seulement en France mais à l’étranger, Dante le dépeignant, dans la Divine Comédie, comme un « nouveau Pilate », opprimant le pape et l’Église aussi bien que son peuple.
Avec le recul, les historiens se sont d’abord rangés en deux camps plutôt tranchés. Pour les premiers, il fut un souverain très autoritaire mais à mauvais escient, spectateur davantage qu’acteur de son règne, pesamment silencieux, se reposant entièrement sur ses conseillers – dont certains se seraient comportés en petits maires du palais ou en préfigurations de Raspoutine -, obsédé par la piété et dévot au point d’en devenir intolérant et presque fanatique. Pour les seconds, il aurait incarné l’État royal, combattant sans relâche tout ce qui aurait pu l’amoindrir, particulièrement Rome, les Templiers et les féodaux. Il aurait ainsi dessiné les contours d’un État moderne et centralisé, sur lequel ses successeurs se seraient appuyés pendant encore plusieurs siècles.
Puis les historiens ont renoncé à toute vision univoque de Philippe le Bel, souvent impressionnés par les contradictions des témoignages. Si l’on veut juger le roi selon le bilan de son règne – la seule chose au fond qui vaille – il n’y a pas davantage de place pour une appréciation catégorique.
Au lendemain de sa mort, le royaume dont hérite son fils Louis X n’est guère en bonne santé. Les finances sont dans un état catastrophique, la monnaie considérablement dévaluée, les ligues nobiliaires toute puissantes et la famine, oubliée depuis cinquante ans, réapparue avec une incroyable brutalité. Aucune des grandes questions qui ont agité le règne n’est vraiment réglée : ni celle d’Aquitaine, qui conduira à la guerre de Cent-Ans, ni celle des Flandres, ni celle des relations avec le Saint-Siège, ni même celle des Templiers, dont l’influence est passée aux Hospitaliers. La haine suscitée par la forme que Philippe avait donnée au gouvernement royal entraîne la pendaison publique, au gibet de Montfaucon, en avril 1315, de son dernier chancelier, Enguerrand de Marigny, bête noire du peuple comme des grands féodaux.
Mais si l’on considère l’action de Philippe le Bel à long terme, il en va bien différemment. Que lui même l’ait compris ou non, son œuvre s’inscrit dans la durée. Parce qu’il a jeté les bases d’une monarchie nationale forte qui a fait la grandeur de la France. Lorsqu’il monte sur le trône, notre pays repose encore sur les structures archaïques de la société féodale, reposant sur les liens d’homme à homme, de suzerain à vassal, échappant souvent à la réflexion et à la raison. Avec l’aide, il est vrai, de ses conseillers – mais qu’il savait remarquablement choisir, de Pierre Flote, premier chancelier laïc de l’Histoire, à Enguerrand de Marigny en passant par Guillaume de Nogaret, « l’homme qui gifla le pape », tous érudits et fins légistes – le pouvoir royal s’est institutionnalisé, est devenu plus objectif et la société française davantage régie par un droit opposable directement inspiré du droit romain.
Philippe semble avoir été le premier à réaliser l’importance de la notion et de la portée de territoire national. Il s’est attaché à en bien déterminer les frontières et s’est efforcé, par une politique de petites annexions et de regroupements, d’en améliorer la cohérence. S’il ne fut pas un conquérant, comme Philippe-Auguste, il fut au moins un fédérateur et un organisateur. On lui doit notamment le rattachement de Lyon à la France, dont nous avons célébré les 700 ans en 2012.
Il fut aussi le premier grand centralisateur, regroupant à Paris, au palais de la Cité, toutes les fonctions administratives régaliennes et donnant un sens véritable au gouvernement du royaume : désormais, le conseil, organe collégial, prend toutes les décisions importantes après en avoir délibéré et le pouvoir royal se distingue de la personne physique du roi, il s’institutionnalise. Ce qui marque une étape essentielle entre Louis VI et Louis XI.
Le rôle de Paris, d’où tous les ordres partent et où arrivent toutes les informations, s’accroit fortement et facilite l’exercice du pouvoir tout en favorisant unité et cohésion nationales.
Enfin Philippe le Bel s’est attaché – et même s’il n’y a qu’imparfaitement réussi, il a montré la voie à ses successeurs – à éliminer les interventions extérieures dans le royaume, qui s’étaient multipliées au cours des règnes précédents. Il est le premier à mériter véritablement le titre d’ « empereur en son royaume » et la qualité de maître de l’Église de France.
Un roi de l’intériorisation et de la rationalisation du pouvoir. Ni grand guerrier, ni grand mécène, ni grand bâtisseur certes mais, au fond, plus que cela : un consolidateur de la monarchie et un édificateur de la France moderne, parfois il l’est sans le savoir vraiment …
Daniel de Montplaisir