Il y a un mois, en Espagne, Philippe VI succédait à Philippe V
Le 19 juin 2014
en Espagne, Philippe VI succédait à Philippe V
Combien de fois l’a-t-on lu, ou entendu dire ! Et souvent par des publicistes de qualité : la monarchie espagnole ne constituerait qu’un faux-semblant, un système voulu par Franco mais qui ne survivrait pas à son successeur, reposant sur le « juancarlisme » plutôt que sur un authentique royalisme, formant un régime transitoire et bâtard, une « république couronnée » qui ne plongeait pas ses racines dans l’Histoire …
Et voilà que le nouveau roi d’Espagne vient de démentir toutes ces analyses cyniques ou fumeuses. Simplement par son titre : Philippe VI.
Son père et sa mère l’ont ainsi prénommé à sa naissance, le 30 janvier 1968, afin d’affirmer clairement la continuité historique du royaume d’Espagne, mettant l’héritier de la couronne sous la marque du premier roi issu des Bourbons, Philippe V, petit-fils cadet de Louis XIV, monté sur le trône en janvier 1701.
Et ce n’est pas non plus par hasard que le couronnement de Philippe VI, le 19 juin 2014, correspondit, à quelques jours près, au tricentenaire de la fin de la guerre de succession d’Espagne, sanctionnée par le deuxième traité d’Utrecht conclu, le 26 juin 1714, entre l’Espagne et les Provinces unies.
Présentation du roi d’Espagne, Philippe V à la cour de Louis XIV
Sous le règne de Philippe V, l’Espagne profita d’une paix relative pour se réformer en profondeur et moderniser sa société. Ses successeurs immédiats, Ferdinand VI (roi de 1746 à 1759) et Charles III (de 1759 à 1788) poursuivirent et amplifièrent son œuvre, passant notamment des pactes de famille avec les Bourbons de France et de Naples qui contribuèrent à la stabilisation de l’Europe du sud. Mais la révolution française prit de court les Bourbons d’Espagne, qui ne s’en relevèrent pas de longtemps.
Le XIXe siècle fut pour l’Espagne saeculum horribilis, jusqu’au rétablissement de la légitimité avec l’avènement d’Alphonse XII en 1874. Un répit de vingt-cinq ans. La reprise, dès les premières années du XXe siècle, de conflits internes en tous genres qu’aucun gouvernement ne réussissait à juguler conduisit le pays au bord du chaos. L’Espagne avait pris beaucoup de retard, forgeant bien malgré elle, au tournant du siècle, sa « légende noire », et s’enfonçant, après la guerre contre les États-Unis et la perte de ses dernières colonies en 1898, dans un déclin qui semblait irréversible.
Régnant depuis 1902, Alphonse XIII se montrait impuissant à préserver l’unité nationale. Bien que s’étant tenue à l’écart de la guerre, l’Espagne ressemblait en 1918 à un belligérant épuisé. La grogne des militaires, la fronde des parlementaires, l’agitation sociale et la multiplication des attentats terroristes débouchèrent, en 1923, sur le « directoire militaire », puis civil, dirigé par le général Antonio Primo de Rivera. Sa politique d’ordre public et de progrès social parut, un temps, apporter un certain apaisement, une relative expansion économique et une amélioration de la condition ouvrière. Mais la combinaison des difficultés militaires au Maroc, du séparatisme, notamment catalan, de la montée du communisme et de l’anarcho-syndicalisme brisa le consensus à peine entrevu. À aucun moment, Alphonse XIII ne parut apte à jouer un rôle. La démission de Primo de Rivera, en 1930, entraina, un an plus tard la chute de la monarchie et une nouvelle expérience républicaine. Aussi catastrophique que la précédente et se dissolvant, après une phase d’anarchie puis une des guerres civiles les plus cruelles qui fût jamais en Europe, dans une dictature qui, fait rarissime, organisa, un tiers de siècle plus tard, sa propre disparition.
La monarchie espagnole, dont Franco n’aurait été que le régent, paraissait, en 1975, bien plus inventée que retrouvée. Elle permit néanmoins de démontrer sa parfaite adaptation au basculement de l’Espagne vers la démocratie et à l’élimination des derniers relents autoritaires. Imagine-t-on ce qui se serait passé, le 23 février 1981, si le chef de l’État espagnol avait été un républicain, politicien élu et dépendant des partis ? Ce jour là, le système monarchique illustra sa raison d’être fondamentale : irremplaçable en cas de crise majeure, de même qu’il doit se faire, par temps calme, le plus discret possible.
D’instinct, Juan Carlos avait immédiatement pris la juste mesure de son rôle. Et s’il fut incontestablement un grand roi, les dernières années de son règne s’entachèrent de maladresses qui rendaient urgente son abdication. À vrai dire, le « juancarlisme » ne fut qu’une transition, nécessaire au réancrage du royaume d’Espagne dans son Histoire. Il y a fort à parier qu’on ne verra pas de sitôt sur le trône un « Juan Carlos II. »
Philippe VI reçut une formation très poussée, beaucoup plus que celle de nombre de princes européens. À seize ans, sa mère la reine Sophia estimant qu’il risquait de prendre goût à une vie trop confortable et oisive, l’envoya étudier pendant deux ans au Canada.
À dix-huit ans, il vint, devant les Cortès, jurer fidélité à la Constitution approuvée à 88% des voix par le peuple espagnol en 1978. Ce jour là, désignant la croix de la Victoire qu’il venait de lui remettre, son père lui expliqua que cette victoire était à remporter, avec tous les Espagnols, « sur l’égoïsme et la cupidité, sur la paresse et la désagrégation, sur l’incompréhension et l’intolérance » : un programme de roi et non de gouvernement.
De dix-huit à vingt ans, il fut, sans aucun traitement de faveur, élève des trois académies militaires du pays, de façon à connaître l’armée de terre, de mer et de l’air.
De vingt à vingt cinq ans, il suivit un cursus universitaire, en droit et en économie à l’université de Madrid puis obtint, après deux années supplémentaires, un master en relations internationales à l’université de Georgetown aux États-Unis. Il parle couramment l’anglais, le français et le catalan.
En 2004, il épousa Letizia Ortiz Rocasolano, une journaliste de quatre ans sa cadette, suivant ainsi le vieux conseil qu’ Erasme adressait déjà aux princes du XVIe siècle d’épouser de jeunes femmes de leur pays plutôt que des princesses lointaines, sans amour mais non sans risque de consanguinité.
On attend, dit-on, beaucoup de lui : qu’il rétablisse la crédibilité et le prestige d’une monarchie dont l’image fut brouillée par quelques scandales récents ; qu’il redonne à tous les Espagnols ce « vouloir vivre ensemble » selon la jolie formule d’Ernest Renan, ce qui implique d’apporter une réponse aux irrédentismes basque et catalan afin que les autonomies provinciales s’inscrivent – ce qui est leur intérêt bien compris – dans le cadre d’une Espagne forte, unie, indépendante ; enfin, que d’une façon générale, il réinsuffle dans tout le pays ce dynamisme et cette espérance qui avaient si bien porté le royaume depuis 1975. En réalité, on n’attend de lui qu’une seule chose : qu’il soit, simplement, le roi.
Philippe V le fut, dans des conditions initiales bien plus difficiles. Aujourd’hui, inspirée par le grand exemple trois siècles plus tard, la couronne de Philippe VI a toutes les raisons de porter les couleurs de l’avenir, un avenir qu’ hélas en France la république continue de tenir bouché.
Daniel de Montplaisir