Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 9 : le règne de Saint Charlemagne
TEXTE DE BOSSUET
Charles Ier, dit Charlemagne
(an 768)
Après la mort de Pépin, les seigneurs assemblés, sans se mettre en peine du partage qu’il avait fait, donnèrent la Neustrie à Charles, et l’Austrasie à Carloman. Hunauld, père de Gaifre, qui s’était fait moine après avoir cédé ses Etats à son fils, étant sorti de sa retraite, crut que le commencement d’un nouveau règne lui fournirait une occasion de recouvrer l’Aquitaine. Mais Charles, qui avait eu cette province dans son partage, marcha contre lui en diligence et le chassa d’Aquitaine. Il contraignit ensuite Loup, duc des Gascons, chez qui Hunauld s’était réfugié, de le livrer, et de se livrer lui-même avec tout ce qu’il avait.
Charles exécuta toutes ces choses avec autant de bonheur que de promptitude, quoique son frère Carloman, qui s’était engagé à le secourir, se fût retiré avec ses troupes à moitié chemin. Didier brouillait cependant en Italie, et amusait non-seulement le Pape, mais Charles lui-même, par diverses propositions. Au milieu de ce mouvements, Carloman mourut, et laissa Gerberge sa femme avec deux enfants. Aussitôt après sa mort, les Austrasiens se soumirent à Charles, ce qui contraignit Gerberge de se réfugier chez Didier, roi des Lombards, où Hunauld, échappé de sa prison, s’était aussi retiré.
Environ dans le même temps le Pape Étienne mourut. Didier pressa fort violemment Adrien I, son successeur, de sacrer les enfants de Carloman. Sur son refus, Didier prit les armes, et marcha pour assiéger Rome. Il n’abandonna ce dessein que par la crainte qu’il eut d’être excommunié. Adrien, se défiant de ses forces et des intentions de Didier, envoya des ambassadeurs à Charles qui était alors à Saxe, puissant et victorieux, après y avoir fait de grandes actions.
Ce prince, voyant qu’il n’avançait rien par diverses ambassades qu’il faisait faire à Didier, marcha en Italie, où ce prince vivait en repos, croyant s’être assuré des Alpes, dont il faisait garder les passages. Cependant Charles s’étant ouvert une entrée par où Didier l’espérait le moins, tomba sur lui à l’improviste, mit son armée en fuite, et assiégea Pavie, où il s’était retiré. Après avoir formé le siège de cette place, il laissa son oncle Bernard pour garder les lignes, et poursuivit Adalgise, fils de Didier, qui s’était renfermé dans Véronne, où Gerberge l’avait suivi avec ses enfants. Véronne se soumit, et Charles victorieux retourna au siège de Pavie, d’où il fit divers détachements, par lesquels il se rendit maître de plusieurs places en deçà du Pô. Pendant ce siège il alla à Rome, où le clergé et le peuple romain lui firent de grands honneurs et le déclarèrent patrice ; il revient au siège de Pavie, qui était tellement pressé par la famine, que les femmes, désespérées, assommèrent à coups de pierres Hunauld, qu’on regardait comme la cause de la guerre. La ville fut bientôt remise, avec Didier, sa femme, sa fille et ses trésors, entre les mains de Charles, qui envoya Didier en France dans un monastère : son fils Adalgise se sauva à Constantinople.
Ainsi finit, l’an 774, le règne des Lombards en Italie, après avoir duré plus de deux cents ans. Voilà les changements des choses humaines. Charles fut couronné roi de Lombardie, ou d’Italie, dans un bourg nommé Modèce, auprès de Milan. Le royaume d’Italie s’étendait depuis les Alpes jusqu’à la rivière d’Ofante. Le reste, savoir la Calabre et la Pouille, demeura à l’empereur avec la Sicile. Charles confirma à l’Église romaine la possession des pays et des villes que sou père lui avait données, y en ayant même ajouté d’autres qui n’étaient pas moins considérables. Il fit Arégise, gendre de Didier, duc de Bénévent ; Hildebrand, duc de Spolète, et Rotgaud, duc de Frioul. Tel fut le succès du premier voyage d’Italie.
Le second fut entrepris contre Adalgise, qui, en sortant de Véronne, s’était réfugié à Constantinople, où l’empereur l’avait fait patrice et lui avait donné une armée navale, avec laquelle il devait aborder en Italie ; il avait attiré à son parti Rotgaud, duc de Frioul. Mais Charles étant parti de Saxe au cœur de l’hiver, arriva en Italie comme on y pensait le moins : il empêcha Adalgise d’y entrer, et ayant surpris Rolgaud, il lui fit couper la tète. Henri, à qui Charles se fiait beaucoup, fut fait duc de Frioul, pays de grande importance, parce qu’il tient en sujétion l’Allemagne, l’Italie et la mer Adriatique. Il fit un troisième voyage en Italie pour amener à Rome son fils Carloinan, et le faire baptiser par le Pape Adrien, son intime ami. On lui donna le nom de Pépin, et il fut sacré roi d’Italie le jour de Pâques, l5 avril 781, avec son frère Louis, qui fut aussi couronné roi d’Aquitaine par le Pape.
Le quatrième voyage fut entrepris contre Aregise, duc de Bénévent, qui, de concert avec Tassillon, duc de Bavière, commençait à brouiller en Italie. Charles alla droit à Capoue : Arégise effrayé se soumit, et donna son second fils pour otage. Tassillon fut obligé de prêter un nouveau serment ; mais ayant pris ensuite de mauvais conseils, il excita les Huns contre Charles (788). Ce prince aussitôt alla en Bavière, et défit Tassillon avec son fils Teudon ; puis, ayant assemblé les plus grands seigneurs de Bavière, il remit à leur jugement le châtiment de ces rebelles. Les seigneurs, après avoir mûrement examiné l’affaire, condamnèrent Tassillon à mort d’un commun consentement ; mais Charles, qui était clément et nullement sanguinaire, changea cette peine en une plus douce : car, l’ayant fait raser, il le mit dans le monastère d’Olton. Il réunit le duché de Bavière à la couronne de France, et après plusieurs combats il emporta enfin un si beau fruit de sa victoire.
Cependant les capitaines de Pépin, que Charles avait fait roi d’Italie, prirent Adalgise, qui faisait la guerre dans les mers de ce pays, et le firent mourir (800). Charles alla une cinquième fois en Italie, contre les peuples du duché de Frioul, qui avaient tué leur duc Henri, et pour venger l’affront fait à Léon III. Ce Pape avait été élu à la place d’Adrien, et avait envoyé, aussitôt après son élection, des légats à Charlemagne pour lui porter l’étendard de la ville de Rome avec des présents, et le prier d’envoyer de sa part quelque grand seigneur pour recevoir le Serment de fidélité du peuple romain. L’élection de Léon III avait été faite au grand déplaisir de Pascal, primicier, qui, étant parent de ce
Pape, avait peut-être espéré de lui succéder. Léon s’acquittait saintement, et selon les règles, de son sacré ministère, également agréable au clergé et au peuple.
Pascal tenait toujours sa haine cachée, et ayant engagé dans ses desseins Campule son parent, avec d’autres scélérats, il fit une secrète conjuration contre le Pape. Tous ensemble s’accordèrent à gagner des assassins, qui devaient l’attaquer par surprise à la première occasion. Comme il allait à cheval au lieu où le clergé était assemblé sur son ordre, pour aller avec lui en procession, les conjurés excitèrent une sédition. En même temps parurent les assassins qui jetèrent d’abord le Pape à bas de cheval, et, sans respect pour une si grande et si sainte dignité, ils tâchèrent de lui crever les yeux et de lui couper la langue. Le peuple étonné s’enfuit de côté et d’autre. Pascal et Campule, qui avaient accompagné le Pape comme par honneur, firent semblant de le vouloir défendre, et le jetèrent tout effrayé dans l’église de Saint-Silvestre, où ils s’efforcèrent eux-mêmes de lui arracher les yeux pendant qu’avec de grands cris il appelait Dieu à son secours. Enfin, tiré de leurs mains par la providence divine et l’adresse de son camérier, il vint à Spolète au près du duc Vinigise, qui avait succédé à Hildebrand. De là il se rendit auprès de Charles, à Paderborn.
Ce prince, très-bon et très-religieux, fut louché des malheurs du Pape et des violences qu’il avait endurées. Il résolut d’envoyer à Rome des prélats et des comtes, pour être informé au vrai de ce qui s’était passé, et des crimes dont on accusait Léon. Car Pascal et Campule s’étaient plaints les premiers, par une requête qu’ils avaient envoyée au roi, dans laquelle ils chargeaient le saint Pontife de plusieurs grands crimes. Les ambassadeurs arrivèrent à Rome, et y amenèrent le Pape, qui fut reçu de tout le monde avec une joie extrême. Ayant reconnu la vérité, ils assurèrent Charles de l’innocence de Léon, et firent arrêter Pascal et Campule, qu’ils lui envoyèrent sous bonne garde, comme coupables de différents crimes.
Le roi fut touché, comme il le devait, de l’horreur de leurs attentats et de l’importance de la chose ; il alla à Rome en personne, et y fut reçu avec une grande affection de tout le peuple romain. Après, il assembla le clergé et les seigneurs des deux nations, dans l’église de Saint-Pierre, et là il prit connaissance de toute l’affaire. Il entendit tout ce que Pascal et Campule avaient à lui dire, tant pour leur justification que contre le Pape. Enfin, ayant reconnu qu’ils étaient des calomniateurs et des méchants, et après que le Pape se fut purgé lui-même par serment devant tout le peuple, à la manière portée par les canons, en mettant la main sur les Évangiles, et en protestant devant Dieu qu’il était innocent des crimes dont on l’accusait ; Charlemagne, qui fut depuis proclamé empereur, prononça son jugement, en déclarant innocent le Pape Léon, et en condamnant ses ennemis à mort, qui fut changée en exil à la prière du Pape.
Pendant que ces choses se passaient à Rome, l’empereur Constantin Pogonat s’attira par sa conduite la haine de tout le peuple de Constantinople. Ce prince avait répudié sa femme et en avait épousé une autre. Cette action déplut aux religieux, qui commencèrent à reprendre publiquement l’empereur. Ce prince, de son côté, trouva fort mauvais qu’ils eussent eu cette hardiesse, et les maltraita. Le peuple en fut indigné : on murmurait contre l’empereur, et peu s’en fallait qu’on ne criât hautement que c’était une chose injuste et insupportable de persécuter de bons religieux, pour avoir pris la défense de l’impératrice innocente, ou plutôt de la loi de Dieu. L’empereur se trouva exposé par là à la haine publique, sans pourtant vouloir changer de résolution.
L’impératrice Irène sa mère, qui le haïssait et le craignait, il y avait longtemps, parce qu’il avait voulu l’éloigner absolument des affaires, se servit de cette occasion pour reprendre le gouvernement, qu’elle avait quitté à regret. Elle flattait en apparence la passion de son fils, et avait pour lui d’extrêmes complaisances ; mais sous main elle excitait le zèle de ces religieux et fomentait la haine du peuple. Enfin la chose fut poussée si loin, que, par les secrets artifices de cette femme ambitieuse, son fils eut les yeux crevés, et en mourut peu de temps après. Irène, en diminuant les impôts et en faisant beaucoup d’actions d’une piété apparente, sut si bien gagner le peuple et les religieux, qu’elle envahit par ce moyen l’empire vacant et eu jouit paisiblement. Quand cette nouvelle fut portée à Rome, les citoyens de cette grande ville ne pouvant se résoudre à vivre sous l’empire d’une femme, se ressouvinrent de l’ancienne majesté du peuple romain, et crurent que l’empereur devait être plutôt élu à Rome qu’à Constantinople.
Tout le monde avait les yeux sur Charles : le Pape, le clergé, toute la noblesse et le peuple même, commencèrent à le demander pour empereur. Il ne voulut point accepter cette dignité, soit par sa modération naturelle, soit qu’étant engagé en tant de guerres, il craignît de se jeter dans de nouveaux embarras ; mais le jour de Noël, assistant à l’office, et étant prosterné devant la confession de Saint-Pierre (c’est ainsi qu’on appelait le lieu où reposait son corps), le Pape lui mit sur la tète la couronne d’empereur, et en même temps tout le monde se mit à faire des acclamations, s’écriant à cris redoutables : « Vive Charles, toujours auguste, grand et pacifique empereur, couronné de Dieu, et qu’il soit à jamais victorieux ! »
Après cette cérémonie, le Pape rendit ses respects au nouvel empereur, à la manière qu’on les rendait autrefois aux autres empereurs, et il data ses lettres des années de son empire. Ainsi l’empire romain repassa en Occident, d’où il avait été transféré, et les empereurs qui sont aujourd’hui, viennent de cette origine. Voilà ce que nous avions à dire des voyages et des guerres de Charlemagne en Italie ; voyons ce qu’il a fait en Saxe.
Guerre de Saxe (an 782)
Après que la mort de Carloman l’eut rendu maître de toute la France, il alla contre les Saxons rebelles : son dessein principal était d’établir la religion dans leur pays. Ils s’avancèrent contre lui jusqu’à Osnabrue en Westphalie, où ils furent taillés en pièces. Charles prit un château très-fort, que les Saxons avaient défendu de tout leur pouvoir, où il brisa l’idole de leur dieu Irmensul. Ensuite, sans s’arrêter, il les poursuivit au-delà du Veser.
On remarque dans ce voyage que les eaux ayant manqué dans l’armée, soit que les fontaines eussent été épuisées par les troupes, soit qu’elles fussent taries par quelque autre accident, on vit sortir du pied d’une montagne une source qui servit à abreuver toute l’armée : ce qui fut regardé comme un miracle. Quoique Charles eût vaincu les Saxons, qu’il eût pris des otages d’eux, et qu’il eût construit des forts sur les bords du Veser et de l’Elbe, pour retenir les rebelles dans le devoir, ils ne laissèrent pas de se révolter en son absence, pendant qu’il était occupé à d’autres affaires ; ce qui fit qu’il ne les assujettit tout à fait qu’au troisième voyage.
Ces grandes guerres des Saxons se firent principalement sous la conduite du fameux Vitikind. II avait d’abord été obligé de prêter serment de fidélité à Charles ; mais comme quelque temps après, ce prince tint à Paderborn une assemblée de la nation pour en rétablir les affaires, Vitikind, au lieu de s’y trouver, comme il en avait ordre, se retira en Danemark, d’où il revint cependant aussitôt après le départ de Charles, pour soulever de nouveau la Saxe. Charles, occupé à d’autres affaires, envoya ses lieutenants avec une grande armée en ce pays là, avec ordre de ne combattre que ceux de Souabe. Ils combattirent les Saxons contre son ordre, et furent honteusement battus. Alors le roi marcha eu personne et contraignit Vitikind de se retirer encore une fois eu Danemark. On lui livra quatre mille Saxons des plus mutins, à qui il fit couper la tète pour servir d’exemple aux autres. Mais à peine fut-il retourné en France, que Vitikind partit de Danemark pour exciter les Saxons à reprendre les armes. Charles étant retourné sur ses pas, il y eut une sanglante bataille, dans laquelle les Saxons furent défaits, et Vitikind pris avec Albion, l’autre général des rebelles. Au lieu de les faire mourir, Charles leur pardonna : ce qui les toucha tellement, et principalement Vitikind, qu’il se fit chrétien, et demeura toujours fidèle à Dieu et au roi. Ainsi ce fier courage, qui n’avait pu être abattu par la force, fut gagné par la clémence et garda une fidélité inviolable.
Les Saxons ne laissèrent pas de se révolter encore, et Charles, pour les observer de plus près, fit son séjour à Aix-la-Chapelle. De là il alla souvent contre les rebelles qui, quoique toujours vaincus, ne cessaient de reprendre les armes, et furent même assez hardis pour tailler en pièces les troupes auxiliaires que les Sclavons, peuples d’Illyrie, envoyaient à Charles contre les Huns. Alors il les abandonna à la fureur des soldats , qui firent un carnage épouvantable. Ces peuples opiniâtres ne laissèrent pas de se révolter avec un courage obstiné, sous la conduite de Godefroi, roi de Danemark, qui leur avait amené un grand secours. Il fut pourtant contraint de s’enfuir à la vue de Charles, qui était alors empereur; à ce coup il subjugua entièrement les Saxons, et, de peur qu’ils ne se révoltassent encore, il les transporta en Suisse et en Hollande, et mit en leur pays les Sclavons et d’autres peuples, qui lui étaient plus fidèles. Après cette victoire il poussa ses conquêtes bien avant, le long de la mer Baltique, sans que personne lui résistât.
Guerre contre les Huns (an 772)
Il ne dompta pas avec moins de vigueur les Huns, nation farouche qui ne vivait que de brigandage : ces peuples n’habitaient point dans les villes, mais ils se renfermaient dans leurs vastes camps, qu’ils appelaient Ringues, entourés de fossés prodigieux où ils portaient leur butin, c’est-à-dire les dépouilles de tout l’univers. On ne croyait pas que jamais on pût les forcer dans ce camp, tant ils étaient fortifiés de toutes parts, et tant étaient innombrables les fossés qu’ils avaient creusés les uns autour des autres, et les retranchements dans lesquels ils se retiraient. Charles, néanmoins, les enfonça, se rendit maître de tout leur butin, et enfin dissipa leurs armées, qui s’étendaient de tous côtés pour piller. Il fut secondé dans cette entreprise par Charles, son fils ainé, qui chassa les Huns du pays qu’ils occupaient.
Guerre contre les Sarrasins en Espagne
Sa réputation était si grande, qu’Abdérame même, roi des Sarrasins, chassé par les siens et poursuivi jusqu’en Espagne où il s’était retiré, implora son assistance ; il envoya pour cela Ibnalarabi, son ambassadeur, dans le temps qu’il tenait à Paderborn l’assemblée dont nous avons parlé. Ce prince douta d’abord si ces infidèles méritaient qu’il allât à leur secours; mais il espéra qu’à cette occasion il pourrait procurer quelque avantage à la religion et aux chrétiens. Dans cette pensée, il fit marcher ses troupes en Espagne, prit Pampelune, capitale du royaume de Navarre, après un long siège, et ensuite Sarragosse, ville située sur l’Ebre, capitale du royaume d’Aragon. Il procura aux chrétiens l’exemption du tribut qu’ils payaient aux Maures; mais comme il retournait, après avoir établi les affaires de la religions autant qu’il avait pu, les gascons qui habitaient dans les Pyrénées, nation accoutumée au brigandage, s’étant mis en embuscade dans la vallée appelée Roncevaux, surprirent dans ces lieux étroits une partie de son arrière-garde, et tuèrent plusieurs Français illustres, entre autres ce fameux Roland, neveu de Charles, si renommé par ses exploits.
Voilà ce que j’ai cru devoir toucher légèrement des actions militaires de Charlemagne, sans suivre l’ordre des temps, et rapportant seulement les choses à quelques chefs principaux, pour plus grande facilité. Je passe exprès plusieurs guerres considérables, parce que, si j’entreprenais de tout raconter, je m’étendrais davantage que le dessein de l’ouvrage que j’ai entrepris ne me le permet; au reste, sa réputation s’était répandue si loin, qu’Aaron même, calife ou prince des Sarrasins (que nos historiens ont appelé roi de Perse), quoiqu’il méprisât tous les autres princes, lui envoya des présents et rechercha son amitié. Presque tous le pays et les rois même d’Occident lui étaient soumis, et il eût pu facilement se rendre maître de cette petite partie d’Italie qui reconnaissait l’empire d’Orient; mais il n’y toucha pas, quoique souvent attaqué par les empereurs de Constantinople, soit qu’il l’ait fait par modération, soit qu’il espérât d’unir bientôt sous sa puissance l’Orient et l’Occident tout ensemble, par le mariage proposé entre lui et l’impératrice Irène, qui se traitait par des ambassades envoyées de part et d’autre.
Nicéphore ayant chassé Irène, et s’étant fait empereur, rompit ce dessein, et l’empire romain fut partagé entre Nicéphore et Charles, d’un commun consentement. Nicéphore ne se réserva en Italie que ce qu’il y possédait, le reste fut abandonné à Charles avec l’Illyrie. Mais Nicétas, patrice d’Orient, prit sur lui , quelque temps après, cette partie de la côte de la mer Adriatique qu’on appelle Dalmatie, et chassa de Venise les seigneurs qui tenaient le parti de Charles. Pépin, roi d’Italie, ne se trouva pas en état de reprendre la Dalmatie, parce qu’il était occupé par une grande guerre contre les Sarrasins qui couraient la mer de Toscane.
Le règne de Charles fut extrêmement heureux : il fut toujours glorieux, quand il conduisit ses armées en personne, et rarement fut-il défait, même lorsqu’il fit la guerre par ses lieutenants ; mais jamais aucun homme mortel n’a eu un parfait bonheur, et les plus grands rois sont sujets aux plus grands accidents. Il perdit ses deux aînés, Charles et Pépin, lorsqu’ils étaient dans la plus grande vigueur de leur âge et de leurs plus belles actions. Charles avait fait des choses merveilleuses en Allemagne, et avait conquis toute la Bohème; Pépin (810) avait poussé les Avares, qui tenaient l’Illyrie, au-delà de la Saxe et du Drave, et porté ses armes victorieuses jusqu’au Danube.
L’empereur perdit deux fils de ce mérite en une même année; le seul Louis lui resta, qui était moins avancé en âge que les autres, et ne les égalait pas en vertus politiques et militaires. Charles mourut en 814, quatre ans après la mort de ses enfants ; la fièvre le prit comme il travaillait sur l’Écriture sainte et en corrigeait un exemplaire qu’on lui avait donné.
Aussitôt qu’il fut malade il assembla les grands du royaume, et, de leur avis, il déclara son fils Louis, roi de France et empereur, et confirma à son petit-fils Bernard, fils de Pépin, roi d’Italie, le don qu’il lui avait fait du royaume de son père, à condition qu’il obéirait à Louis; alors Louis se mit par son ordre la couronne impériale sur la tête. Charles mourut âgé de soixante douze ans, après en avoir régné quarante-huit et tenu l’empire quatorze. La première de ses grandes qualités était sa piété singulière envers Dieu ; il convertit à la foi presque toute l’Allemagne, et même la Suède, où il envoya des docteurs à la prière du roi.
La religion fut le principal sujet des guerres qu’il entreprit : il protégeait avec beaucoup de zèle le Pape et le clergé, et fut grand défenseur de la discipline ecclésiastique. Pour la rétablir, il fit de très-belles lois, et assembla plusieurs conciles par tout son empire. Il combattit les hérétiques avec une fermeté invincible, et, les ayant fait condamner par les conciles et par le Saint-Siège, il employa l’autorité royale pour les détruire tout à fait. Il donna ordre que l’office divin fût célébré avec respect et bienséance dans tous ses États, et principalement à la cour, il ne manquait jamais d’y assister, et y était toujours avec beaucoup d’attention et de piété ; il lisait fort souvent l’Écriture sainte et les écrits
des saints Pères qui servent à la bien entendre. Par là il devint très-bon aux pauvres, attaché à la justice et à la raison, grand observateur des lois et du droit public. A toute heure il était disposé à donner audience et à rendre la justice à tout le monde, croyant que c’était là sa plus grande affaire et le propre devoir des rois. Il employait ordinairement l’hiver à disposer les affaires du royaume, auxquelles il vaquait fort soigneusement, avec beaucoup de justice et de prudence. Il a fait, selon les mœurs différentes des nations sujettes à son empire, des lois essentielles pour l’utilité publique : on les a encore à présent pour la plupart ; quelques-unes ont été perdues.
Sa bonté était extrême envers ses sujets et envers les malheureux ; il envoyait de grandes aumônes en Syrie, en Égypte et en Afrique, pour soulager les misères des Chrétiens. On l’a vu souvent s’affliger des malheurs de ses sujets, jusqu’à verser des larmes, quand les Normands et les Sarrasins couraient l’une et l’autre mer et ravageaient toutes les côtes. Charles visita en personne tous les pays ruinés, pour remédier à ces désordres et réparer la perte des siens. Nous avons déjà parlé de sa clémence envers Vitikind et Albion. Quant au reste des Saxons, il est vrai qu’il les traita rigoureusement ; mais ce ne fut qu’après avoir vu qu’il ne pouvait les gagner ni par la raison ni par la douceur.
Il ne fut pas seulement habile à agir, mais encore à parler ; aussi avait-il eu d’excellents maîtres. Il avait appris la grammaire de Pierre de Pise, et d’Alcuin les autres sciences ; il parlât le latin avec autant de facilité que sa langue naturelle, et entendait parfaitement le grec. Il composa une grammaire dans laquelle il tâcha de réduire à de certaines règles la langue tudesque, qu’il parlait ordinairement. Il se faisait lire à table, tantôt les ouvrages de saint Augustin, tantôt l’histoire de ses prédécesseurs, et cette lecture lui paraissait le plus doux assaisonnement de ses repas. Il avait entrepris d’écrire l’histoire de France, et avait soigneusement ramassé ce qui en avait été écrit dans les siècles précédents. Il était si attaché à l’étude, que la nuit le surprenait souvent comme il dictait ou méditait quelque chose. Il se levait même ordinairement au milieu de la nuit pour contempler les astres ou méditer quelque autre partie de la philosophie.
Il serait inutile de raconter les biens immenses qu’il a faits aux églises et aux pauvres, puisqu’on trouve des marques éclatantes de sa magnificence par toute l’Europe. Enfin, ce qui est le comble de tous les honneurs humains, il a mérité par sa piété que sa mémoire fût célébrée dans le Martyrologe, de sorte qu’ayant égalé César et Alexandre dans les actions militaires, il a sur eux un grand avantage par la connaissance du vrai Dieu et par sa piété sincère. II s’est acquis par toutes ces choses, avec raison, le nom de Grand, et il a été connu sous ce nom par les historiens de toutes les nations du monde.
COMMENTAIRE DE LA RÉDACTION
Grand roi de notre histoire s’il en fut, Charlemagne régna longtemps, pour un règne pacificateur et victorieux, en prenant pour fondements ce qui fait la moelle de la royauté française : service à Dieu, justice envers tous, fermeté et charité, — quitte à châtier quand il le faut —, arbitrage entre les grands, et surtout protection du pape et des églises. Il fut si pieux et saint qu’il ne voulut pas prendre la couronne impériale : il ne céda que devant les demandes de tout l’univers.
Notons qu’il fut avant tout roi des Francs, avant d’être empereur, et en ce sens Charlemagne est un roi de France à part entière. Il fut certainement le dernier grand roi de cette antiquité finissante, qui aurait pu encore réunifier et ressusciter l’empire romain, ce rêve que tous poursuivaient à l’époque, travaillant au rapprochement de l’Ouest et de l’Est, — déjà on sentait le schisme poindre.
Il faut noter encore que, quoique les régions de France se christianisaient plus profondément, les païens et les infidèles, — entre Saxons, Normands (c’est-à-dire Vikings) et Sarrasins —, étaient aux portes de la France et ne cessaient d’imposer leurs menaces et leurs mœurs barbares, qui n’ont pas encore disparu — et sont encore plus présentes dans l’empire d’Orient, comme on le voit avec la pratique des yeux crevés par exemple…
Charlemagne protégeait le pape et réduisit la Lombardie : ce qui donnera beaucoup plus tard des titres aux rois de France pour revendiquer leur suzeraineté sur certaines régions italiennes, avec les fameuses guerres d’Italie.
Charlemagne, roi sacré, justicier, chevalier, mais aussi législateur, constructeur, patron des arts et des sciences. C’est sous son règne que la liturgie latine et le chant grégorien s’épanouirent. Il mit en ordre la discipline ecclésiastique, en appui d’un haut clergé parfois affaibli par des querelles de pouvoir, il unifia le pays et mit en place les fondements de ce qui s’appellera plus tard la féodalité.
Pas de secret : Charlemagne se nourrissait des Écritures saintes, des Pères de l’Église et d’un rythme de vie quasi-monastique, accomplissant chaque jour son devoir d’état, dans un esprit de sacrifice : aussi glorieux que fût son règne, il ne faut pas oublier les épreuves multiples qu’il a rencontré, dans de nombreuses guerres, de nombreux deuils, dont ses deux enfants, de nombreuses divisions et déceptions. Ses succès terrestres n’ont de valeur qu’en tant que fleurs pour pour le royaume céleste, et œuvres pour le bon Dieu.
C’est pourquoi il mérite sa place au Martyrologe. Il continue dignement la geste des Francs et la Royauté Très Chrétienne commencée par Clovis et que ses successeurs en saint Louis et ses descendants continueront de siècles en siècles. À nous de continuer encore aujourd’hui !
Paul de Lacvivier
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