Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 8 : l’extinction de la première race et l’avènement de Pépin le Bref
TEXTE DE BOSSUET
Childéric III, etc. (an 745)
Carloman et Pépin eurent l’autorité absolue; cependant, pour contenter les seigneurs qui demandaient un prince de la maison de Clovis, ils firent roi, en 745, Childéric III que l’on croit fils de Thierry IV ; ensuite ils battirent le duc de Bavière et rangèrent à son devoir Hunauld, toujours infidèle, et le contraignirent de leur donner des otages. Ils soumirent aussi les Saxons; et ces peuples s’étant révoltés dans la suite, Carloman les réduisit aussi bien que les Allemands qui ne pouvaient s’accoutumer à porter le joug. Au milieu de tant de victoires, ce prince, dégoûté du monde, se retira dans un monastère et laissa tout le royaume à Pépin son frère, qui eut alors un fils nommé Charles, qui devait être un jour l’honneur delà France. Pépin alla en Saxe, d’où il chassa son frère Grifon qui commençait à brouiller. Chassé de ce pays, il se réfugia en Bavière où il fut battu: Pépin lui accorda le pardon qu’il demandait et pardonna aussi aux seigneurs qui l’avaient suivi. Après un si grand nombre d’exploits, il vit quelque apparence de se faire roi et de prendre le nom d’une dignité dont il avait déjà toute la puissance. Il comptait que par ce moyen il serait paisible, parce qu’il ne restait aucune espérance à Grifon, ni aux enfants de Carloman.
Mais il avait à combattre l’amour naturel des Français pour la maison royale; d’ailleurs ces peuples étaient retenus par le serment qu’ils avaient prêté à Childéric. Pépin s’appliqua à gagner la noblesse et le peuple par une douce et sage administration. On ne pouvait plus supporter la folie de Childéric qu’on appelait « l’insensé » et Pépin avait l’estime et les inclinations de tous les Français. Dans cette conjoncture, il leur proposa de demander au Pape Zacharie si le serment qu’ils avaient fait les obligeait à obéir à celui qui n’avait que le nom de roi, ou à celui qui en avait l’autorité. Le Pape leur conseilla abandonner un homme inutile et d’obéir à celui qui faisait les fonctions de roi et en avait la puissance. Les ayant délivrés par cette réponse de l’obligation de leur serment, ils firent Pépin roi tout d’une voix et ce fut par lui que commença la seconde race.
Le règne de Pharamond, que l’on regarde communément comme le premier roi des Français, commença environ l’an 420 de la naissance de Notre-Seigneur, ainsi que nous avons dit auparavant. La première race finit en l’an 752. Ainsi elle dura trois cent trente-deux ans, dont il y en eut cent vingt occupés par les rois fainéants, princes qui n’ayant que le nom de rois, tombèrent dans le mépris et furent enfin tout à fait chassés.
PÉPIN LE BREF (an 752)
Ce fut donc en l’an 752 de Notre-Seigneur, et le trois cent trente-deuxième après l’établissement de la monarchie française, que Pépin fut couronné à Soissons, du consentement de tous les seigneurs, et qu’il reçut, suivant la coutume des Français, l’onction sainte par les mains des évêques des Gaules. L’état des affaires était assez incertain : on craignait toujours quelque révolte, parce que Grifon vivait encore, et que les seigneurs n’était pas accoutumés à obéir. Il y en avait même quelques-uns qui se moquaient de Pépin et de sa petite taille : il le sut, et il résolut d’établir son autorité par quelque action hardie, à la première occasion qui se présenterait. Il arriva que le roi, avec toute sa Cour, assistait à un combat d’un lion avec un taureau, à l’abbaye de Ferrières, près Montargis : le lion furieux, avait déjà renversé le taureau, quand Pépin, se tournant vers les seigneurs, leur demanda s’il y avait quelqu’un qui se sentit assez hardi pour les aller séparer. Personne ne répondant rien, Pépin, qui n’ignorait pas le naturel de ces animaux, qui ne lâchent jamais prise quand ils ont une fois enfoncé les dents ou les griffes quelque part, se jeta au milieu de la place, coupa la gorge au lion, et, sans perdre de temps, abattit la tête du taureau. Il retourna ensuite aux seigneurs, et, remontant sur le trône, il leur demanda s’ils le trouvaient digne de leur commander. Il les pria en même temps de se souvenir de David, qui, étant si petit, avait renversé d’un coup de pierre un géant si fier et qui faisait des menaces si terribles. Tous demeurèrent étonnés de la hardiesse du roi, et s’écrièrent qu’il méritait l’empire du monde. Ainsi, par sa valeur et par sa prudence, il vint à bout de l’orgueil des seigneurs français.
Son autorité étant affermie, il marcha contre les Saxons, qui s’étaient révoltes, et, les ayant battus, il les contraignit de payer un tribut annuel de trois cents chevaux. Cependant Grifon fut tué auprès des Alpes, tandis qu’il passait en Italie pour mettre dans ses intérêts Astolphe, roi des Lombards. Ce roi traitait fort mal les Romains, et avait contraint le Pape Étienne II de se réfugier en France. Pépin profita de cette conjoncture pour se faire sacrer de nouveau, et avec lui la reine Bertrade et ses deux fils, Charles et Carloman. Ce Pape excommunia les seigneurs qui à l’avenir songeraient à faire passer la royauté à une autre famille. Ensuite, pour attirer plus de respect et de considération à Pépin, il le déclara patrice romain. Ainsi la grandeur et la majesté de la famille royale reçut un nouvel éclat par l’autorité d’un si grand pontife, de sorte que par la suite elle passa pour sacrée.
Astolphe, craignant pour ses États, envoya en France Carloman, frère de Pépin, qui, s’étant fait moine, comme nous avons dit, demeurait en Italie, au Mont-Cassin, c’est-à-dire dans le principal monastère de l’ordre de Saint-Benoit. Le roi des Lombards se servit de lui pour amuser Pépin par diverses négociations. Mais Carloman partit sans rien conclure, et fut conduit à Vienne , où il mourut peu de temps après. Pépin ayant passé les Alpes, mit Astolphe à la raison, et revint en France. Il passa de nouveau en Italie, parce qu’Astolphe renouvela la guerre. Il le réduisit enfin tout à fait, et donna plusieurs de ses villes à l’Église romaine. Il en restait quelques-unes qu’Astolphe retenait contre les traités, et il semblait qu’il cherchait encore un prétexte de brouiller. Il avait même assemblé une nombreuse armée dans la Toscane, sous le commandement de Didier, son connétable. Au milieu de celte entreprise, il tomba de cheval étant à la chasse, et se blessa tellement qu’il en mourut peu de jours après. Didier sut se prévaloir de la faveur des soldats pour envahir le royaume ; mais comme quelques seigneurs s’opposaient à ses desseins, il s’accorda avec le Pape, et promit non seulement de rendre les places qu’Astolphe avait retenues contre les traités, mais encore d’en ajouter d’autres. Le Pape, content de ce procédé, porta Pépin à réprimer par son autorité les ennemis de Didier, qui par ce moyen jouit alors paisiblement du royaume.
Pépin retourné en France (736), défit Gaifre, duc d’Aquitaine, qui refusait de lui obéir : et comme il essaya encore de secouer le joug, il lui lit de nouveau la guerre et le battit. Gaifre, obligé de s’enfuir, se cacha pendant quelque temps dans la forêt de Ver en Périgord, d’où étant sorti avec une nouvelle armée qu’il avait trouvé moyen de rassembler, il vint à la rencontre de Pépin, qui s’était avancé jusqu’à Saintes, et ayant été encore vaincu, il fut tué quelque temps après par ceux de son parti qui s’ennuyaient de cette guerre : par cette mort, Pépin resta paisible possesseur de toute l’Aquitaine.
Les troubles d’Italie rappelèrent alors le roi en ce pays. Comme il se préparait à ce voyage, il fut surpris d’une maladie. Sentant approcher sa dernière heure, il partagea son royaume entre ses enfants. Il donna la Neustrie à Carloman son cadet, et laissa à Charles, avec l’Austrasie, les Saxons, et les autres peuples fiers et indomptables qu’il avait nouvellement soumis : il avait dessein sans doute de laisser au plus courageux les nations les plus belliqueuses. Pépin fut vaillant, juste, prévoyant, grand en paix et en guerre : il fut le premier roi des Français qui possédât les Gaules dans toute leur étendue; et il eut pu passer pour le plus grand roi du monde, si son fils Charlemagne ne l’avait surpassé lui-même.
COMMENTAIRE DE LA RÉDACTION
À ce moment de l’ouvrage de Bossuet, nous arrivons à ce tournant si important pour notre histoire que fut la fin de la première race, les Mérovingiens, au profit de la seconde race, celle des Carolingiens.
Soulignons que ce passage se fit d’une façon toute providentielle et exceptionnellement paisible d’un point de vue politique : en général, quelque soit le lieu ou le temps, un changement de dynastie ne se fait que dans le sang, la guerre et le désordre… Ce ne fut pas le cas ici car Pépin le Bref, descendant de Charles Martel, mais aussi de Saint Arnoulf, est avant tout un fidèle serviteur des rois de la maison de Clovis, à l’image de toute sa dynastie depuis le saint ancêtre fondateur. Plusieurs autres saints apparaissent par ailleurs dans sa généalogie, tels que saint Pépin de Landen, sainte Gertrude de Nivelle ou encore sainte Begge.
Le bien commun fut un tel souci que, pour maintenir l’unité du royaume, Pépin rappela le dernier des Mérovingiens sur le trône en 753, pour contrer les menées subversives de Grifon : Childéric III, moine sans descendance, ne pouvait visiblement tenir le trône longtemps par lui-même. Sa légitimité n’en était pas moins réel, alors que faire ? La Providence pourvut par un concours de circonstances trop exceptionnelles pour ne pas être suscitées par le Ciel : le Pape Zacharie sacra Pépin, comme David le fut autrefois par Samuel, et confirma qu’une bonne autorité doit posséder le pouvoir pour pouvoir s’exercer et accomplir sa mission.
Nous avons ici un principe de gouvernement fondamental et une sagesse toujours vraie aujourd’hui : pouvoir et autorité doivent être dans les mêmes mains pour permettre une réalisation effective de la royauté politique au service du bien commun.
Un roi sans pouvoir devient un postiche. Au Japon, l’empereur sans pouvoir devint pendant des siècles un enfants de moins de dix ans, tout à fait contrôlé et sans pouvoir ; il était le faire-valoir de ceux qui avaient véritablement le pouvoir, et qui cachaient leur responsabilité derrière l’autorité impériale. Ici, plus de bien commun : l’autorité se cache derrière le pouvoir effectif pour ne rien faire et se maintenir ; le pouvoir effectif peut donc se dédouaner de toute sa politique. Leur pérennité était assurée, mais le bien commun et la justice furent rapidement flouées.
En pays Très Chrétien, la Providence a voulu rappeler que le roi doit être à la fois légitime et sacré, et posséder le pouvoir effectif (c’est ce qu’on appellera plus tard, en un certain sens, la monarchie absolue).
Pépin continue la royauté de Clovis dans son service du bien commun, dans l’application d’une véritable politique de prudence intelligente, mais ferme, contre les seigneurs un peu trop orgueilleux, et surtout en servant le Christ et son Église, par la protection des papes Zacharie puis Étienne II, et la création providentielle des états pontificaux, qui dureront jusqu’en 1870.
Il est souvent de bon temps de vouloir voir dans l’accès de Pépin le Bref au trône une sorte d’usurpation quasi-démocratique : détrompons-nous. Il ne faut pas regarder ce temps avec nos regards contemporains. La légitimité de Childéric III était indéniable et fut soutenu, comme le laisse entendre Bossuet, mais en même temps tout le monde voyait bien que sa race était déjà éteinte et qu’on était dans une impasse.
Dieu intervint ainsi à travers ses instruments : les papes et la race des carolingiens, qui ont eu servi constamment les rois successifs et les Gaules, contre les divisions internes et les invasions extérieures.
Pépin profita non seulement de la légitimité des sacres par les papes, mais aussi par l’évêque de Reims, mais aussi de son ascendance prestigieuse, noble franc avec de nombreux ancêtres saints, et encore par le consentement de grands du royaume, qui attendait un roi pacificateur. Notons encore que son frère Carloman se fit moine, démontrant encore la grande piété de sa famille, et laissant Pépin seul sur le trône, désactivant providentiellement les guerres de succession qui n’auraient manqué d’arriver avec cette coutume mortifère de la division du royaume entre plusieurs rois.
Comme le dit l’historien Michel Rouche, les temps du haut moyen-âge sont encore marqués par une vision païenne de la politique, et de la succession royale. Nous ne connaissons pas encore « le Roi est mort, vive le Roi ! ». Il faudra attendre les capétiens. Nous sommes encore dans une royauté où le sang suffit à faire le roi, et où tout mâle de la famille royale est un roi en latence, d’où les guerres fratricides perpétuelles qui s’expliquent par le fiat que les cousins et frères avaient une véritable légitimité à prétendre au trône…et ce qui explique qu’un Clovis commence son règne en exterminant tous les collatéraux mâles de sa famille, pour éviter le désagrément de guerres fratricides…
N’oublions donc pas que Pépin le Bref est issu d’une des familles les plus prestigieuses des francs, avec de nombreux maires du Palais pour ancêtre, descendant en ligne maternelle de la veuve du roi Clotaire II – et donc rattaché à la famille royale par le sang, dans une époque où, comme le dit Michel Rouche, des restes de matriarcat était encore présent. Il est naturel de penser que l’accession de Pépin le Bref au trône se fit d’autant plus naturellement qu’il devait être, par le sang aussi, la famille la plus proche de la famille mérovingienne.
Quoiqu’il en soit la succession se passa étonnamment paisiblement, sans contestation majeur – simplement les rebellions habituelles héritées du règne précédent et pas spécialement liées à son accessions elle-même.
Il est aussi intéressant de souligner combien avec les carolingiens l’identification de la famille royale française aux rois de l’ancien testament prend une nouvelle fraîcheur : Pépin comme David, est sacré, petit, mais victorieux.
Paul de Lacvivier