Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 28 Charles VIII : début des aventures italiennes
Texte de Bossuet :
Charles VIII (An 1483.)
Aussitôt après la mort de Louis, on tint les états généraux à Tours, afin de pourvoir au gouvernement de l’État durant la jeunesse de Charles VIII, qui n’avait encore que treize ans et deux mois. Louis avait nommé par son testament Anne, sa fille aînée, gouvernante du jeune roi. Louis, duc d’Orléans, prétendait à cette place, comme premier prince du sang : et Jean, duc de Bourbon, frère aîné du seigneur de Beaulieu et beau-frère d’Anne de France, la lui contestait, soutenant que ce prince, qui n’avait que vingt-trois ans, étant lui-même mineur et en tutelle, n’était pas capable de lui disputer la principale autorité dans le gouvernement.
(1484) Le roi fut reconnu majeur dans les états suivant la déclaration de Charles V, qui, comme nous avons dit en son lieu, fixa la majorité des rois à quatorze ans commencés. On établit un conseil, où il fut résolu que le roi présiderait, le duc d’Orléans en son absence, et à son défaut le duc de Bourbon, qui fut aussi fait connétable. Anne, sœur de Charles, eut le gouvernement de la personne du roi, suivant la disposition du roi défunt.
Le duc d’Orléans, très mécontent de la résolution des États, voyait avec regret croître le pouvoir d’Anne, sœur du roi ; cette princesse, sous prétexte du gouvernement de la personne de Charles, se rendait maîtresse des affaires et des conseils. Cette jalousie l’obligea à rechercher l’amitié de François Il, duc de Bretagne.
Les États de ce duc, dès le temps de l’assemblée de Tours, étaient dans une grande agitation. Il avait élevé un nommé Landais, homme de la plus vile extraction, et s’abandonnait aveuglément à ses conseils. Les barons de Bretagne, qui haïssaient ce favori, s’étaient révoltés contre leur duc.
Le duc d’Orléans, plein d’ambition et dégoûté des affaires de France, se mit dans l’esprit d’épouser Anne, fille aînée et héritière du duc de Bretagne ; et songeant à se servir de Landais dans ce dessein, il alla en Bretagne pour le soutenir. Les rebelles, détour côté, eurent recours à la gouvernante, qui embrassa leur protection, par opposition pour Louis. Après la fin des états, Charles avait été mené à Reims pour y être sacré, et ensuite à Paris, où il fit son entrée solennelle.
Cependant Olivier le Daim, chirurgien et confident du roi défunt, convaincu de crimes énormes, fut condamné à être pendu. Jean Doiac, homme de basse naissance, un des favoris du même prince, qui l’avait fait gouverneur d’Auvergne, fut fouetté par la main du bourreau, et eut les oreilles coupées. Ainsi les méchants qui abusent de la faveur des rois et leur donnent de mauvais conseils, ou se rendent les instruments de leurs passions, trouvent à la fin le juste supplice de leurs crimes.
Le jeune roi faisait paraître de belles inclinations et se plaisait à la lecture des bons livres : il se mit même à étudier le latin, que le roi son père avait négligé de lui faire apprendre (1485). Comme il avait été nourri loin du commerce des honnêtes gens, et renfermé au château d’Amboise, avec peu de personnes de basse naissance, une si mauvaise éducation l’avait accoutumé à se laisser gouverner par ses valets. Il s’abandonna entièrement à leur conduite, et Anne de France, sa sœur et sa gouvernante, fut contrainte de se servir d’eux pour maintenir crédit. Les favoris de Charles, qui voyaient le duc d’Orléans ennuyé du gouvernement présent, cherchèrent quelqu’un qui pût les appuyer contre lui.
Dans ce même temps, René, duc de Lorraine, petit-fils, par sa mère Yolande d’Anjou, de René, roi de Sicile, étant venu à la cour, il se plaignait de ce qu’on lui retenait son duché de Bar, et il prétendait avoir droit sur la Provence, du côté de sa mère, fille de ce roi. On n’avait aucune envie de lui donner cette province, où le roi avait un droit si certain, mais on lui rendit son duché de Bar, et pour ce qui concernait la Provence, on l’entretint toujours d’espérance, dans le dessein de l’opposer au duc d’Orléans, qui, excité par François, comte de Dunois, autant hardi qu’habile, gagnait à Paris les peuples et les grands.
La gouvernante, avertie de ses desseins, résolut de le faire arrêter ; il le sut et se sauva. Le duc de Bourbon, connétable sans autorité, se joignit à lui avec d’autres princes, et Landais engagea son maître dans ce parti. La gouvernante, sans perdre de temps, assiégea le duc d’Orléans dans Beaugency, place de son domaine où il s’était retiré, et le pressa si fort, qu’il fut contraint de rechercher les voies d’accommodement.
La paix fut négociée et conclue par l’entremise du duc de Lorraine et de Jean de Chalons, prince d’Orange, fils d’une sœur du duc de Bretagne. Le traité en fut fait à Beaugency ; mais le duc de Bretagne ne voulut pas y être compris. Par cet accord, le comte de Dunois, fort redouté par la gouvernante, fut obligé de se retirer à Ast, où il ne demeura guère ; cette ville appartenait au duc d’Orléans, et avait été donnée en dot à Valentine, sa grand’mère, lorsqu’elle épousa Louis, son aïeul.
Après la paix, le duc d’Orléans envoya ses troupes au duc de Bretagne. Le roi marcha contre le dernier avec son armée, et continua à protéger les barons contre Landais, qui les allait perdre. Ils obligèrent le chancelier de Bretagne à faire informer contre ce favori, et à le demander au duc pour lui faire son procès. Le duc fut contraint de le livrer, en exigeant cependant qu’on lui sauvât la vie, et déclarant qu’il lui donnait grâce, quelque crime qu’il eût commis ; ce qui n’empêcha pas que peu après il ne fût condamné et pendu. Par ce moyen, les barons furent leur paix avec leur duc.
La gouvernante ayant appris que le duc d’Orléans faisait de nouvelles entreprises (1486), le manda à la cour, et envoya du côté d’Orléans le maréchal de Gié, de la maison de Rohan, avec des troupes pour l’obliger à venir. Il n’avait garde de se livrer entre les mains de son ennemi. Il amusa le maréchal, en lui promet tant qu’il serait plus tôt que lui à la cour, et, sous prétexte d’aller à la chasse au vol, il se retira en Bretagne. Il y fut très-bien reçu par le duc, et se lia d’une amitié très-étroite avec Guibé, neveu de Landais, qui commandait la gendarmerie.
Cependant, le comte de Dunois ayant quitté Ast, avait engagé plusieurs princes dans le parti de Louis. René, duc de Lorraine, fatigué des remises dont la gouvernante le payait, se joignit à eux. Les seigneurs abordaient de tous côtés en Bretagne, les uns par amitié pour Louis, et les autres dans l’espérance d’épouser Anne, fille et héritière du duc de Bretagne. Les Bretons entrèrent en jalousie contre le duc d’Orléans et contre les Français, qu’ils voyaient si puissants dans leur pays. Les seigneurs qui s’étaient révoltés craignirent que leur duc ne voulût se servir de Louis pour les châtier, et se jetèrent entre les bras de la gouvernante, qui les assura de la protection du roi.
Le comte de Rieux, maréchal de Bretagne, était à leur tête. Il se fit un traité par lequel le roi pouvait entrer en Bretagne pour se rendre maître des princes rebelles, avec quatre mille hommes de pied et quatre cents lances. Le roi, de son côté, promit d’en sortir aussitôt que le duc d’Orléans et ses associés en seraient dehors. Cependant les comtes d’Angoulême et du Dunois, avec quelques amis des ducs d’Orléans et de Bretagne, excitèrent de grands mouvements dans la Guienne : le roi marcha contre eux en diligence : les amis que le duc d’Orléans avait à la cour, firent un complot pour l’enlever. Quelques évêques et Comines entrèrent dans ce dessein, qui fut découvert et les complices furent arrêtés.
Ils disaient pour excuse que le roi, las d’être gouverné par sa sœur, avait consenti à leur complot ; et la chose n’est pas sans apparence. L’autorité de la gouvernante fit qu’on ne laissa pas de leur faire leur procès, et ils furent convaincus par leurs lettres d’avoir eu intelligence avec le duc d’Orléans. Comines, après avoir été tenu huit mois dans les cages de fer de l’invention de Louis XI, son maître, fut condamné par arrêt du parlement à perdre une partie de ses biens et à être dix ans sans paraître à la cour. À l’égard des évêques, la difficulté qui se trouva à les juger fit qu’on les tint deux ans en prison, après quoi on les relâcha, à la prière du Pape.
Le roi s’avança ensuite en Guienne ; à sa présence, toutes les villes se rendirent, et la province se soumit. Il tourna du côté de la Bretagne, et en passant, il prit Parthenay, en Poitou, où était le comte de Dunois : il partagea son armée en quatre, pour entrer dans la Bretagne, et s’arrêta à Laval, où il attendait l’événement. Ses troupes étaient beaucoup plus fortes qu’on n’était convenu, et les seigneurs, étonnés de voir une si grande puissance, s’aperçurent trop tard qu’ils avaient appelé leur maître. Le roi avait déclaré que la Bretagne lui appartenait par une cession des héritiers de Penthièvre, faite en faveur de Louis XI, et quelques seigneurs étaient bien aises de cette prétention, dans la confusion où étaient les affaires de Bretagne.
L’armée royale prit d’abord plusieurs places importantes, entre autres Vannes et Dinan. Le duc fut assiégé dans Nantes, où, pressé par un ennemi si puissant, il demanda du secours à Maximilien, fait depuis peu roi des Romains, à qui quelques historiens disent qu’il avait promis son aide, et envoya le comte de Dunois en Angleterre.
Henri VII, comte de Richemond, descendu d’une fille de Lancastre, y régnait alors. Il avait été longtemps prisonnier en Bretagne, où la tempête l’avait jeté, après la dernière défaite de Henri VI. Le duc le garda soigneusement durant tout le règne d’Édouard. Après sa mort, il fut relâché et entreprit quelque chose contre Richard : son parti fut battu, et il retourna en Bretagne, où Landais, gagné par Richard, résolut de le livrer. L’ayant su, il se sauva en France, où Charles le reçut très-bien, et lui donna trois ou quatre mille hommes des plus méchantes troupes qu’il eût, avec lesquelles ayant joint quelques Anglais fugitifs, il eut le courage de repasser en Angleterre. Avec ces troupes ainsi ramassées, Richard fut défait et périt dans le combat, et Henri fut reconnu roi, comme chef de la maison de Lancastre.
Le duc se persuada que les progrès de Charles causeraient de la jalousie au roi d’Angleterre, et que son intérêt le porterait à secourir la Bretagne (1487) ; mais le comte de Dunois, qu’il lui envoyait, ayant été repoussé par la tempête, ne put jamais aborder en Angleterre, et fut jeté sur les côtes de Basse-Bretagne. Il n’y demeura pas sans rien faire ; car ayant ramassé les communes au nombre de soixante mille hommes, il alla à Nantes, où il jeta du secours, et obligea les Français à lever le siège.
Quant à Maximilien, il était trop occupé dans les Pays-Bas, pour être en état d’assister ses alliés. Les maréchaux des Cordes et de Gié lui avaient enlevé par intelligence Saint-Omer et Thérouanne. Ils gagnèrent aussi sur lui une bataille rangée, et ce prince, dépourvu d’hommes et d’argent, fut réduit à faire ses plaintes à Charles, qui n’en fit pas beaucoup d’état.
Environ dans ce même temps, ceux de Gand se révoltèrent contre lui, parce qu’il leur avait ôté son fils, qu’il avait mené à Malines. Plusieurs villes de Flandre suivirent cet exemple : Maximilien lui-même fut arrêté prisonnier à Bruges, par le peuple soulevé, qui fit mourir plusieurs de ses créatures. Malgré les menaces de l’empereur son père, ils le voulaient livrer au roi, leur souverain seigneur ; il ne s’en défendit que par ses larmes, et par les serments qu’il fit de tout oublier.
Aussitôt qu’il fut en liberté, il se retira en Allemagne, et donna le gouvernement, tant de ses terres que de Philippe, son fils, à Albert, duc de Saxe. Ce fut alors, selon quelques historiens, que l’empereur Frédéric III, ou IV, selon d’autres, érigea l’Autriche en archiduché, pour relever par ce titre la dignité de son petit-fils, qu’on appela dès lors l’archiduc Philippe ; mais d’autres auteurs disent que son père Maximilien en avait été décoré auparavant.
(1488) Cependant le roi joignit contre les rebelles les procédures de justice à la force des armes. Séant en son parlement, il fit ajourner les ducs d’Orléans et de Bretagne avec les seigneurs de son parti, contre lesquels les défauts furent pris selon la coutume. C’était un nouveau titre pour autoriser la saisie de la Bretagne, dont il avait raison de priver un vassal rebelle et contumace. Quand les Bretons virent qu’il allait beaucoup au-delà qu’il ne lui était permis par le traité, ils l’envoyèrent supplier de retirer ses armes, et lui offrirent en même temps de faire sortir de leur pays le duc d’Orléans ; mais la gouvernante, fière du succès des armes Françaises, répondit que le roi était le maître, et qu’il ne prétendait pas s’arrêter en si beau chemin.
Cette parole fit un mauvais effet : le maréchal de Rieux, suivi de la plupart des seigneurs, fit son accord avec le duc, et reprit plusieurs places, entre autres Vannes. Ceux de la maison de Rohan demeurèrent attachés au roi, qui se servit des prétentions qu’ils avaient sur la Bretagne pour avancer ses affaires. La Trémouille qu’on appelait « le chevalier sans reproche » entra en Bretagne avec l’armée du roi, dont il avait le commandement. Il prit, entre autres places. Fougères regardée alors comme une des plus importantes de Bretagne, et Saint-Aubin du Cormier. Le duc d’Orléans s’avança avec son armée pour reprendre cette dernière place, et, contre l’avis du maréchal de Rieux, il résolut de donner bataille.
Son armée était composée de douze mille hommes. La Trémouille n’en avait pas davantage, mais ses troupes étaient supérieures en courage et en discipline ; aussi, dès le premier choc, les Bretons prirent la fuite, et il en demeura six mille sur la place. Le duc d’Orléans et le prince d’Orange, combattant vaillamment à pied, furent faits prisonniers. La gouvernante mit en liberté le prince d’Orange, qui avait épousé la sœur de son mari. Ensuite de cette bataille, Dinan et Saint-Malo se rendirent. Le duc abattu de tant de pertes, envoya des ambassadeurs au roi, avec des lettres fort humbles, où il l’appelait son souverain seigneur, et se qualifiait son sujet.
Les ambassadeurs avaient ordre de demander pardon au roi avec beaucoup de soumission. Charles, qui avait alors dix-sept à dix-huit ans, répondit de lui-même résolument, qu’encore que la rébellion du duc méritât d’être punie, et qu’il fût aisé d’en faire le châtiment, il voulait bien par pure bonté lui pardonner. On entra ensuite dans les propositions d’accommodement, et la trêve fut résolue, à condition que le duc ne pourrait disposer de ses filles que du consentement du roi, et que les places prises par les Français leur demeureraient.
Cet accord demeura sans effet par la mort du duc. Ce prince, que son grand âge et ses malheurs avaient extraordinairement affaibli, mourut à Nantes d’une chute de cheval, laissant ses deux filles, Anne et Isabeau, en la garde du maréchal de Rieux. Après sa mort le duc de Lorraine se réconcilia avec le roi, dans l’espérance d’en obtenir quelque secours pour conquérir le royaume de Naples.
La noblesse de ce royaume s’était révoltée contre le roi Ferdinand. L’insupportable tyrannie de ce prince avait occasionné ce désordre : il ne se contentait pas d’accabler son peuple d’impôts, sans en avoir aucune pitié ; mais il exerçait lui-même le trafic avec toutes sortes d’injustices et de violences. Il contraignait ses sujets à lui vendre les marchandises pour rien, et à les acheter fort cher quand même le prix avait baissé.
Il avait la plus dangereuse colère qu’homme ait jamais eue, couvrant sa haine d’un beau semblant, et faisant mourir ses ennemis, lorsqu’ils se croyaient les plus assurés. Il ne refusait rien à ses désirs, et il allait jusqu’à la force pour assouvir la brutale passion qu’il avait pour les femmes. Il n’avait pas même gardé les apparences de la religion, mettant à l’enchère les abbayes et les évêchés, jusque-là qu’il vendit celui de Tarente à un Juif pour son fils, que le père disait être Chrétien. Un prince qui méprise Dieu ne peut guère se conserver de respect parmi ses peuples, et quand il renonce si publiquement à la protection divine, il s’ôte lui-même ce que la puissance royale a de plus invincible. Tous les seigneurs s’élevèrent contre ce roi cruel et impie ; la plus grande partie du peuple les suivit, et tous ensemble appelèrent René, duc de Lorraine, descendu de la maison d’Anjou et du roi René de Sicile, pour le faire leur roi.
Le pape Innocent VIII était entré dans son parti, et ses galères l’attendirent longtemps au port de Gênes ; mais il espérait en vain du secours de la France. Les favoris disaient que René voulait ôter au roi la gloire de conquérir un royaume que Charles d’Anjou, dernier roi titulaire de Sicile, lui avait laissé par testament. À la fin, le Pape et les seigneurs du royaume de Naples s’accommodèrent avec Ferdinand ; les derniers se remirent à sa bonne foi, dont ils se trouvèrent mal : il les mit tous en prison ; le seul prince de Salerne ne voulut jamais se fier à ce roi perfide, et se retira à Venise.
(1489) Durant ce temps on traitait du mariage de la duchesse do Bretagne avec Jean d’Albret, et le maréchal de Rieux portait cette affaire avec ardeur. La princesse y avait une extrême répugnance, et trouvait peu sortable ce mariage avec un seigneur illustre, à la vérité, par sa naissance, mais dont le roi avait saisi toutes les places et toutes les terres en Gascogne. Le comte de Dunois, qu’elle écoutait beaucoup, l’affermissait dans cette pensée, et songeait à la marier au duc d’Orléans. Par le secours de ce comte, elle se retira des mains du maréchal, et se retira à Rennes, où plusieurs seigneurs se joignirent à elle : les autres étaient avec le maréchal de Rieux à Nantes, dont Albert était gouverneur. Le roi recommença la guerre plus vivement que jamais du côté de la Basse-Bretagne, où il prit Brest et quelques autres places importantes.
Il se fit alors quelques propositions d’accommodement. Les intérêts des deux partis furent remis à Maximilien et au duc de Bourbon ; ces deux arbitres ordonnèrent quelque chose par provision, qui ne fut point exécuté ; mais Maximilien devant l’arbitrage négocia son mariage avec la princesse, et l’épousa par procureur. La chose fut quelques temps tenue secrète. Enfin, soit que Charles l’eût découverte, ou qu’il fût porté par d’autres raisons à reprendre les armes, il continua ses conquêtes. Maximilien envoya un faible secours. Le roi d’Angleterre, obligé à Charles et mal satisfait des Bretons, ne voulait point les aider ; mais à la sollicitation de ses su jets, il envoya six mille hommes de pied, que la duchesse mit dans ses places.
Ce secours ne fit d’autre effet que d’exciter Charles à attaquer la Bretagne avec plus de force. Il l’envahit de toutes parts, et il aurait été aisé d’en achever la conquête, s’il n’en eût été empêché par les remontrances de Gui de Rochefort, chancelier de France. Il lui représenta qu’il n’était ni juste ni glorieux pour lui, de dépouiller une princesse encore en tutelle, sa vassale et sa parente ; qu’il pouvait avoir la Bretagne plus honnêtement et plus sûrement, en épousant l’héritière. Marguerite, fille de Maximilien, donnée pour femme à Charles, était encore trop jeune pour accomplir le mariage, et Anne n’ayant épousé Maximilien lui-même que par procureur, on crut la chose faisable.
(1490) La gouvernante, qui espérait joindre à son domaine quelque partie de la Bretagne, fut fort fâchée du discours du chancelier ; mais son crédit était bien tombé et quelques officiers du roi s’étaient emparés de son esprit. Cependant Isabeau, sœur de la duchesse de Bretagne, mourut, et le mariage du roi avec Anne parut encore plus avantageux. Il s’avançait toujours du côté de la Bretagne. Albret, frustré de sa prétention par le mariage de Maximilien, rendit Nantes au roi. Tous les seigneurs se réunirent pour presser la princesse d’épouser le roi ; c’était le seul moyen de donner la paix au pays. Elle seule ne voulait point y consentir, parce qu’elle ne voulait ni épouser Charles, qui l’avait si maltraitée, ni manquer de foi à Maximilien, qui lui avait toujours témoigné de l’amitié.
On fit connaître au roi que le duc d’Orléans avait beaucoup de pouvoir sur son esprit, et que, s’il le délivrait, ce prince, généreux et reconnaissant, lui rendrait de grands services dans une affaire si importante. Aussitôt Charles alla lui-même à la tour de Bourges, à l’insu de la gouvernante, et délivra Louis, à qui il découvrit ses intentions. Ce prince alla en Bretagne, où le comte de Dunois et le prince d’Orange travaillèrent avec lui très-utilement à persuader la princesse. Elle céda a leurs raisons et aux prières de ses états, qui regardaient ce mariage comme leur salut ; et ayant été conduite à Langeais en Touraine, où était le roi, ce prince l’y épousa au mois de décembre 1491.
Par le contrat ils se cédaient l’un à l’autre leurs prétentions sur la Bretagne, en cas de mort sans enfants. Le roi fit un traité avec les états pour la conservation des privilèges du pays ; mais Maximilien remplit toute l’Europe de ses plaintes : il disait que c’était une chose indigne, que son gendre chassât sa propre femme et ravît celle de son beau-père. Le roi d’Angleterre, jaloux d’un si grand accroissement de la France, vint à Calais et assiégea Boulogne, où il fut mal secouru de Maximilien ; alors les factions qui s’élevèrent contre lui dans son royaume l’ayant rappelé, il prit de l’argent du roi et fit sa paix.
(1492) Cependant Maximilien se rendit maître d’Arras, et prit Saint-Omer par intelligence. Il pensa aussi surprendre Amiens, où ses gens étaient entrés pendant la nuit. Une femme les découvrit, et encouragea les habitants, qui repoussèrent les ennemis avec beaucoup de vigueur. Maximilien fit une trêve d’un an avec Charles, au nom de l’archiduc Philippe, son fils, où il ne voulut point être nommé.
Ce qui arriva alors en Espagne mérite d’être rapporté. Ferdinand, roi d’Aragon, avait épousé Isabelle, reine de Castille, et leur puissance était devenue fort considérable par l’union de ces deux royaumes. Ils joignirent à un si grand pouvoir beaucoup d’habileté et de prudence. Ils résolurent de chasser d’Espagne les Maures, qui n’y avaient plus que le royaume de Grenade ; mais la capitale de ce royaume, et qui lui donne son nom, était extrêmement fortifiée. Elle fut prise après huit mois de siège, et ainsi finit en Espagne le royaume des Maures, qui avait duré plus de sept cents ans. En mémoire d’une conquête si avantageuse à la chrétienté, Ferdinand et Isabelle reçurent du Pape la confirmation du titre de « catholiques » déjà porté par quelques rois des Espagnes et de Castille.
En même temps, pour mettre le comble à la gloire et à la puissance de Ferdinand, Christophe Colomb, par une heureuse navigation, découvrit le Nouveau-Monde, et le soumit à ce roi, qui à peine avait pu se résoudre à lui donner trois vaisseaux pour une si belle découverte.
Alexandre VI, né à Valence en Espagne, et sujet du roi d’Aragon, donna à Ferdinand et à Isabelle, et à leurs successeurs, tant les terres découvertes, que celles qu’on pourrait découvrir au-delà d’une ligne imaginaire tirée d’un pôle à l’autre, à la charge d’y envoyer des gens pieux et savants, pour établir le christianisme dans ces vastes régions. Les armes d’Espagne firent valoir cette donation du Pape.
En France ou songeait beaucoup à la conquête de Naples. Le prince de Salerne et plusieurs seigneurs delà fraction d’Anjou étaient venus à la cour pour exciter le roi à cette entre mais celui qui agit le plus efficacement pour l’y engager, fut Ludovic Sforce, qui fut duc de Milan. Il songeait à usurper ce duché sur Jean Galéas son neveu, dont il s’était fait tuteur par force, après avoir chassé Bonne de Savoie, sœur de la reine Charlotte, femme de Louis XI et mère de Charles VIII. Elle était décriée pour ses galanteries, qui la rendirent méprisable, et donnèrent moyen à Ludovic de la chasser.
Jean Galéas, son neveu, était homme de peu de vertu, Ludovic l’enferma dans un château, et s’empara de ce duché. Maximilien, alors empereur (car son père Frédéric venait de mourir), lui en donna l’investiture pour une grande somme d’argent, et entra dans une si étroite liaison avec Ludovic, que même il épousa Blanche sa nièce ; mais il restait à Jean Galéas une grande protection dans la puissance du roi de Naples, dont il avait épousé la petite-fille, qui était fille d’Alphonse, son fils aîné : cet intérêt le poussait à abaisser cette maison. Pour cela, il excita l’ambition de Charles, et comme il était fort adroit, en gagnant son conseil il lui remplit l’esprit de cette conquête.
Ferdinand, roi d’Aragon, toujours attentif à ses affaires, sut se servir de cette conjoncture pour retirer les comtés de Roussillon et de Cerdagne engagés à Louis XI par le roi Jean son père. On prétendait, au conseil du roi, qu’on n’était plus obligé de recevoir le remboursement, après que Jean avait manqué au traité en reprenant Perpignan ; mais Ferdinand trouva le moyen de surmonter cet obstacle.
Comme il se faisait ordinairement un jeu de faire servir la piété à ses intérêts, il sut gagner deux religieux, l’un prédicateur du roi, et l’autre de la duchesse de Bourbon : c’était la gouvernante, dont le mari était devenu duc de Bourbon, par la mort de son frère aîné, décédé sans enfants. Ces deux religieux soutinrent que le roi ne pouvait pas, en conscience, retenir ces deux comtés. Louis, cardinal d’Amboise, qui avait été précepteur du roi, entra dans ce sentiment ; il fut même d’avis qu’on fit à Ferdinand la grâce entière, en lui rendant ces comtés sans demander de remboursement, et en se contentant d’exiger de lui qu’il ne don nât aucun secours au roi de Naples son parent, voulait comme il le pouvait aisément par le moyen de son royaume de Sicile. Il promit tout ce qu’on mais il n’était pas si religieux à garder sa parole, qu’habile à ménager ses intérêts.
(1493) Cet accord fut suivi, quelque temps après, de celui de Maximilien ; car après qu’il se fut beaucoup emporté contre Charles, il vit qu’il avait plus de colère que de force, et qu’il ne pouvait rien contre la France. Après la mort de Frédéric son père, il trouva beaucoup d’affaires en Allemagne, qui l’obligèrent à désirer la paix. Elle fut conclue par l’entremise des princes d’Allemagne et des Suisses. Le roi rendit les places qui lui restaient en Artois, dont il devait garder les châteaux pour quatre ans, c’est-à-dire jusqu’au temps que l’archiduc Philippe serait majeur : on lui rendit aussi le comté de Bourgogne, et les autres terres qui avaient été données pour dot à Marguerite sa sœur. Cette princesse fut remise entre les mains de Maximilien ; tout fut paisible en France, et le roi ne pensa plus qu’aux affaires d’Italie.
Ce pays, autrefois maître du monde, était en ce temps sous la domination de plusieurs puissances. Le Pape y tenait le premier rang, plus par la dignité de son siège que par l’étendue de ses terres, beaucoup moindres qu’à présent. La faiblesse des pontificats précédents avait été la cause que les gouverneurs de la Romagne s’étaient fait une principauté de leurs gouvernements, où le Pape n’était reconnu que par cérémonie.
La république de Venise, outre qu’elle était maîtresse de la mer Adriatique, avait beaucoup de pays aux environs de cette mer, tant en Italie que sur la côte opposée. Elle avait aussi plusieurs îles dans l’Archipel et ailleurs, entre autres celle de Chypre, dont elle s’était emparée depuis peu. Une si grande puissance tenait en jalousie toute l’Italie, et semblait être en état de la soumettre, si les autres États ligués ensemble ne l’avaient tenue en bride. Elle était gouvernée, connue elle l’est encore, par la noblesse et par le sénat.
Il y avait en Italie une autre république fort puissante : c’était celle de Florence, ville fort marchande et fort riche, qui tenait toute la Toscane et avait conquis depuis peu la ville de Pise. Cette république, toute populaire dans son origine, avait laissé gagner un pouvoir presque suprême aux Médicis : l’entreprise des Pazzis contre Laurent de Médicis n’avait fait qu’affermir son autorité, qu’il avait laissée tout entière à Pierre, son fils aîné, et celui-ci, jeune et impétueux, l’exerçait avec beaucoup de hauteur.
Le duc de Milan, maître de la Lombardie, pays étendu et riche, avait de grandes forces par lui-même, et en avait encore plus par ses alliances. Les Bentivoglie, seigneurs de Bologne, étaient ses principaux amis. Il tenait en hommage de nos rois la principauté de Gènes, dont toutefois les habitants ne lui étaient pas tout à fait soumis.
Il y avait enfin le royaume de Naples, qui comprenait, depuis l’Abruzze jusqu’à la mer, toutes les terres au deçà et au-delà de l’Apennin, pays agréable, plein de belles villes, et abondant en toutes choses. Plusieurs autres petits princes, et quelques républiques moins considérables, se conservaient en s’alliant tantôt à l’une et tantôt à l’autre de ces puissances principales.
Alexandre VI tenait alors le Saint-Siège, et y était entré par argent ; c’était un homme décrié par sa mauvaise foi, par son peu de religion, par son avarice insatiable et par ses désordres, et qui d’ailleurs sacrifiait tout au désir immense qu’il avait d’agrandir ses enfants bâtards. Ferdinand, roi de Naples, l’avait mis dans ses intérêts, en donnant sa fille naturelle, avec une grande dot, à un des fils de ce Pape.
Les Vénitiens souhaitaient l’affaiblissement des rois de Naples, dont la puissance les empêchait de s’accroître ; mais ils craignaient de s’attirer le reproche d’avoir appelé le roi de France en Italie : ainsi ils résolurent de le laisser faire, et de profiter cependant du temps et des occasions.
C’est pourquoi, quand Charles les sollicita d’entrer dans ses desseins contre Ferdinand, à cause de l’ancienne amitié entre la couronne de France et la république de Venise, ils s’excusèrent sur la crainte qu’ils avaient des Turcs, quoiqu’ils fussent en paix avec eux, et que Bajazel II, qui régnait alors, fût un prince fort peu à craindre.
À Florence, le peuple était naturellement porté d’inclination pour la France, et d’ailleurs intéressé par son commerce avec les Français ; mais les liaisons que Pierre de Médicis avait contractées avec Ferdinand pour se maintenir, le faisaient pencher de son côté, de sorte qu’étant pressé par les ministres du roi de se déclarer en sa faveur, il se contenta de répondre qu’il enverrait des ambassadeurs pour lui porter sa réponse.
Il n’y avait donc pour le roi que le seul duc de Milan, et nous avions affaire à des ennemis qui étaient en réputation d’entendre la guerre. Cependant le duc, poussé par l’intérêt que nous avons dit, ne cessait de l’exciter à une entreprise si périlleuse, et pour enflammer le courage de ce prince, il ne lui montrait pas seulement l’Italie déjà vaincue, mais la puissance ottomane soumise par ses armes.
Les plus sages têtes de France s’opposaient à ce voyage, où l’on voyait de si grandes difficultés ; mais Étienne de Vèse, homme de basse naissance, un des chambellans du roi, qu’il avait fait sénéchal de Beaucaire, et Guillaume Briçonnet, son trésorier général, depuis devenu cardinal, qui le gouvernait, firent résoudre la chose. Il se fit un accord entre le roi et Ludovic, par lequel ce dernier permettait au roi de lui prêter deux cent mille ducats d’argent, de lui donner passage sur ses terres et cinq cents gens et le roi de son côté devait maintenir Ludovic dans le Milanais et lui donner la principauté de Tarente, après sa conquête.
Sur le bruit de cette alliance et des préparatifs de Charles, Ferdinand faisait bonne mine, et témoignait qu’il se tenait assuré sur le bon ordre de ses affaires ; mais il faisait secrètement ses efforts auprès du roi pour le détourner de son dessein, jusqu’à lui offrir hommage et un tribut annuel. Charles, sans l’écouter, prit la qualité de roi de Jérusalem et des Deux-Siciles, et ensuite déclara la guerre (1491). À cette nouvelle, Ferdinand mourut de chagrin ; Alphonse son fils, aussi méchant et aussi haï que lui, commença son règne en faisant égorger tous les seigneurs qui, comme nous avons dit, s’étaient remis à la bonne foi de son père.
Cependant Charles faisait équiper une flotte assez considérable à Gênes, où il avait envoyé le duc d’Orléans avec quelques troupes. Il s’avança à Lyon, et depuis à Vienne, pour apprendre les nouvelles et donner ses ordres de plus près. Il envoya dans la Romagne Aubigny, seigneur écossais de grande considération, avec deux cents hommes d’armes français et cinq cents Italiens, que Ludovic suivant le traité, lui avait joints sous le commandement du comte de Cajazze, son confident. Les hommes d’armes français devaient avoir avec eux chacun deux archers, et chaque archer un valet monté à cheval. Aubigny avait, outre cela, quelque infanterie.
Alphonse songeait à se bien défendre, et d’abord il s’appliqua à gagner le Pape, qui, pour l’obliger à faire ce qu’il voudrait, feignit quelque penchant vers la France ; il trouva bientôt moyen de le radoucir par les avantages qu’il fit à ses bâtards, de sorte qu’il lui donna l’investiture qu’il avait refusée à Charles, et fit avec lui une ligue défensive. Il n’y avait rien qu’il ne remuât contre les Français ; il faisait tous ses efforts pour émouvoir les Vénitiens, et ne pouvant en venir à bout par lui-même, il obligea le Turc à leur déclarer qu’il leur ferait la guerre, s’ils ne la faisaient aux Français.
Alexandre était avec lui en grande intelligence, à cause de Zizim, son frère, que le Pape avait entre ses mains. Les malheurs de ce jeune prince font un des plus remarquables événements de l’histoire de ce temps. Après s’être révolté contre Bajazet, son frère, qui le battit, il se jeta entre les bras des chevaliers de Rhodes, les plus grands ennemis de sa maison, il fut, après, mené en France, où il demeura longtemps en la garde de ces chevaliers. Les Papes obligèrent Pierre d’Aubusson, leur grand-maître, à leur livrer ce malheureux prince, dont ils voulaient se servir, ou pour faire la guerre au Turc, ou pour lui faire peur et négocier avec lui ce qu’ils voudraient.
Bajazet ne craignait rien tant que son frère, parce qu’il était aimé des peuples. Alexandre recevait une grosse pension pour le bien garder, et vivait par ce moyen avec Bajazet en grande correspondance. Il employa son crédit pour exciter les Turcs contre les Français, qui menaçaient, disait-il, l’empire ottoman, après s’être rendus maîtres de l’Italie. Avec toutes ces remontrances, il ne tira de Bajazet que de l’argent, car les menaces qu’il fit aux Vénitiens de leur déclarer la guerre, ne les émurent pas.
Cependant Alphonse avait équipé une armée navale, qu’il tenait dans le port de Pise, sous la conduite de son frère Frédéric ; il envoya dans la Romagne l’armée de terre, commandée par Ferdinand son fils. Le duc de Milan faisait presser le roi d’aller en personne à cette conquête. Le cardinal de Saint-Pierre aux Liens, ennemi du Pape et ami du duc, vint lui offrir son service, et l’assura qu’il serait le maître d’Ostie, dont il était gouverneur aussi bien qu’évêque. Charles, flatté de tant d’espérances, avait une ardeur extrême de se mettre en campagne ; mais le duc et la duchesse de Bourbon, et tout ce qu’il y avait en France d’habiles gens, faisaient ce qu’ils pouvaient pour l’en empêcher ; ils lui trouvaient trop peu de forces pour aller lui-même à une entreprise si hasardeuse. Ses finances avaient été épuisées à équiper une flotte qui demeura inutile ; d’ailleurs, ceux qui la gouvernaient n’avaient ni capacité ni expérience. Ce triste état des affaires faisait trembler tout le monde ; souvent même les favoris étaient ébranlés. Le voyage se rompait un jour et puis se renouait le lendemain ; Briçonnet, alors évêque de Saint-Malo, vaincu ou par la raison ou par la crainte, n’était plus d’avis de le faire. Le sénéchal fut seul à le soutenir, et Charles, qui d’un côté était attaché à ses volontés, et de l’autre aisé à mener aux siens qui le savaient prendre, se détermina à partir. La ville de Paris députa pour l’en détourner ; mais il n’y eut point d’égard : rien n’était capable de retenir ce jeune prince, et ce fut en vain que le Pape, trop partial, le menaça d’excommunication s’il entrait en Italie. Il partit pour y aller sur la fin d’août, après avoir laissé la régence du royaume à Pierre, duc de Bourbon.
Il avait seize cents hommes d’armes qui, avec leur suite, faisaient environ dix mille hommes de gendarmerie : les deux cents gentilshommes ordinaires de sa maison, trois ou quatre cents chevaux armés légèrement, six mille hommes de pied gascons (car l’infanterie française était composée ordinairement de cette nation), et six mille Suisses. Il n’avait que vingt-deux ans, et beaucoup de jeune noblesse qui l’accompagnait n’en savait pas plus que lui. Durant sa marche, Frédéric, qui commandait la flotte de Ferdinand, croyait surprendre la nôtre dans le port de Gênes, et soulever cette ville par le moyen de plusieurs bannis qui le suivaient. Il se posta à Rapallo, près de Gênes ; mais pendant qu’il y attendait ce que feraient ces intelligences, le duc d’Orléans, quoique plus faible, le battit dans son poste où il s’était fortifié, et l’obligea à se retirer.
Au bruit de cette victoire, le jeune Ferdinand fut étonné. Le Pape effrayé retira ses troupes, qui devaient entrer avec lui dans la Romagne ; ainsi Aubigny y demeura seul maître de la cam pagne, et le roi apprit à Ast ces bonnes nouvelles. Il y reçut les respects du duc et la duchesse de Milan, qui le vinrent saluer avec une grande suite. Malgré ces bons succès, les appréhensions se renouvelèrent ; l’argent manquait à Charles, qui était réduit à emprunter de tous côtés, jusque-là même que la duchesse de Savoie et la marquise de Montferrat, fort affectionnées à la France, engagèrent leurs joyaux pour lui en prêter.
Il demeura longtemps à Ast, où on ne savait presque à quoi se résoudre ; mais Ludovic rendait tout facile, et prêta encore de l’argent. Avec ce secours le roi se préparait à partir, mais il fut retardé par la pelite vérole, dont il pensa mourir. Le mal ne fut pas long, et Charles fut en état de marcher au commencement d’octobre ; il envoya Comines, qui était rentré dans ses bonnes grâces, ambassadeur à Venise, et pour lui il alla droit à Pavie. Là commencèrent les soupçons entre lui et le duc de Milan.
Ce duc ne voulait pas qu’il entrât dans le château où il tenait Jean Galéas, son neveu, étroitement renfermé ; mais le roi voulut y loger, et il fallut lui obéir : il fit même renforcer le guet durant la nuit, et Ludovic étonné demandait si on se défiait de lui. Personne, ni le roi même, ne vit Jean Galéas ; il tirait à sa fin d’un poison lent que son oncle lui avait donné. Les Français étaient indignés de ce que ce méchant homme eût amené Charles pour voir mourir son cousin germain par un attentat si exécrable. On apprit bientôt après qu’il expirait, ce qui obligea Ludovic à retourner promptement à Milan, où il acheva d’établir son autorité, après la mort de ce malheureux, au préjudice d’un fils qu’il laissa, âgé de cinq ans.
À mesure que le roi avançait, l’Italie se remplissait d’étonnement et de terreur : en ce pays, l’art de se servir de l’artillerie n’y était pas bien entendu, au lieu que la nôtre était belle et bien conduite ; cela joint à la réputation de la valeur des Français faisait trembler tout le monde ; mais ces Français si redoutés, craignaient eux-mêmes : peu s’en fallut qu’étant à Plaisance, ils ne retournassent sur leurs pas. On commençait à manquer de tout, et plusieurs de ceux qui avaient conseillé le voyage étaient sur le point de perdre courage.
On voyait le Pape qui remuait tout contre nous. Le roi recevait aussi des avis fâcheux contre Ludovic, dont il commençait à se défier. L’autorité du duc étant affermie, il craignait plus les Français qu’il n’avait besoin de leur secours : ainsi tout était à craindre d’un esprit si dangereux.
D’ailleurs, le roi ne savait quel parti prendraient les Florentins. Les ambassadeurs de la république, choisis par Pierre de Médicis, avaient trahi celui qui les envoyait, et avaient donné à Charles les moyens de gagner le peuple, dont le trafic ne souffrait pas qu’il se brouilla avec la France ; mais Pierre toujours ami d’Alfonse, roi de Naples, qui avait succédé à son père en 1494, était le maître dans la ville, où il ne paraissait pas que personne osât lui résister.
Quoique le roi parût fort résolu, il fut cependant déconcerté par tant de fâcheuses conjonctures, et lui-même, auparavant si déterminé au voyage, songeait au retour, lorsqu’il eut avis que la division était grande dans Florence. Sur cela, il fut arrêté qu’on irait droit à cette ville, afin de l’engager au parti de la France pendant qu’elle était ébranlée, ou pour la prendre de force pendant qu’elle était affaiblie par ses dissensions.
Pierre n’ignorait pas qu’il ne se fit contre lui de secrètes pratiques dans la ville, où il sentait son pouvoir mal assuré. Lors donc qu’il vit approcher le roi, il se résolut d’aller au-devant de lui, et fut d’abord contraint de lui mettre entre les mains, par forme de dépôt, durant la guerre, Seresane, la plus forte place des Florentins. Il fallut ensuite lui rendre, aux mêmes conditions, Livourne, port célèbre ; Pise, Pietra-Santa et Seresanelle, et promettre de plus que les Florentins prêteraient deux cent mille ducats. Il accorda toutes ces choses, sans en communiquer avec ceux que la cité lui avait donnés pour conseillers, et ils furent fort étonnés qu’il eût livré si aisément aux étrangers toutes les forces de l’État.
Cependant Aubigny prit le château de Mardano, dans la Romagne, et par cette prise mit dans son parti le comté d’Imola et la ville de Forli. Ludovic, effrayé des progrès des Français, vint demander Seresane et Pietra-Santa, de Gènes : comme places dépendantes de la principauté elles lui furent refusées ; il se retira mécontent, sous prétexte de ses affaires, et ne revit plus le roi. Le voyage ne laissa pas de continuer avec la même fortune ; le roi fut reçu à Pise avec grand applaudissement ; mais Galéas, comte de Saint-Séverin, confident de Ludovic, qu’il avait laissé auprès du roi, inspira aux Pisans de demander leur liberté. Ludovic espérait qu’il arriverait quelque sédition, et qu’il trouverait moyen, dans le trouble, de se rendre maître de la ville. Les peuples accoururent donc autour du roi, criant : « Liberté ! » et le maître des requêtes, qui marchait devant lui à l’ordinaire pour recevoir les placets, lui dit qu’il devait leur accorder leur demande. Le roi le fit sans examiner ce qu’il donnait, et sans savoir autre chose, sinon que les princes d’Italie traitaient fort mal leurs sujets.
En même temps que ceux de Pise s’émurent pour leur liberté, il se fit à Florence un grand soulèvement contre Pierre ; ses ennemis se servirent du traité qu’il avait fait avec le roi pour le rendre odieux au peuple, comme un homme qui avait trahi sa patrie. Aussitôt qu’il fut de retour, il se présenta au conseil, pour rendre compte à la seigneurie de ce qui s’était passé ; on ferma la porte à sa suite, et il sentit bien qu’il était perdu. Il se retira en grande frayeur, et il entendait de tous côtés sur son passage le peuple criant Liberté ! Ainsi, désespérant de ses affaires, il s’enfuit à Pologne, d’où il passa à Venise. Par décret de la seigneurie il fut banni de Florence avec tous les Médicis. Sa maison, qu’il avait préparée pour y recevoir le roi, fut pillée avec son argent et ses joyaux les plus précieux.
Le roi s’arrêta proche de Florence, pour laisser apaiser le tumulte, et pour donner le temps à Aubigny de le rejoindre, selon l’ordre qu’il lui on avait envoyé. Aux approches du roi, les Florentins avaient grand sujet d’appréhender, parce qu’ils avaient banni Pierre pour avoir traité avec lui ; mais comme ils n’étaient pas les plus forts, ils furent contraints d’ouvrir leurs portes, et le roi entra dans leur ville armé et la lance haute, comme victorieux. Il avait le corps petit et faible, la mine peu relevée ; mais sa puissance et ses grands succès le faisaient regarder avec respect par tout le peuple.
La seigneurie députa des personnes de considération pour traiter avec lui ; on leur fit de la part du roi des propositions exorbitantes. Pendant qu’on en faisait la lecture, un des députés les arracha d’entre les mains de celui qui les lisait, et dit au roi en les déchirant, puisqu’il leur faisait de telles demandes, qu’il fit sonner ses trompettes : que pour eux ils allaient faire sonner leurs cloches : sur cela, il fallut se radoucir, et l’accommodement fut fait à des conditions plus équitables. Les Florentins s’engagèrent à prêter au roi une grande somme d’argent, dont ils payèrent une grande partie comptant. Il les reçut sous sa protection, et leur promit par serment de rendre leurs places quatre mois après la conquête de Naples, et même plus tôt, s’il retournait en France. Il fut convenu qu’il leur laisserait un ambassadeur, sans lequel il ne pourrait nommer un capitaine général, ni rien résoudre sur les affaires présentes.
Ce prince lâcha de faire la paix de Pierre, et en attendant, il obligea la seigneurie à lever le ban des Médicis avec certaines restrictions. Tant de succès inopinés surprirent les Vénitiens, qui s’étaient longtemps moqués de l’entreprise de Charles, qu’ils croyaient impossible. Le Pape, le roi de Naples et Ludovic prirent grand soin de les exciter. Maximilien, naturellement ennemi de la France, craignait d’autant plus ses progrès qu’on lui faisait entendre que Charles avait dessein de se faire empereur à sa place, et que déjà il en avait fait la proposition au Pape, chose qui n’était pas véritable. Ferdinand, roi d’Aragon, craignant pour la Sicile et pour la Sardaigne, se joignit aux ennemis de Charles, malgré les obligations qu’il lui avait, et les promesses qu’il avait faites de ne point troubler ses desseins dans l’Italie.
Les ambassadeurs de ces princes étaient à Venise, et Comines, qui les y voyait assemblés de tant d’endroits, avait soupçonné ce qui arriva. Ceux du duc de Milan tâchaient de l’amuser, en lui demandant ce que faisaient à Venise ces ministres de l’empereur et du roi d’Espagne. Ils lui disaient que pour eux ils y étaient venus au sujet des ambassadeurs que la république avait envoyés à leur maître, et qu’au reste il voulait toujours entretenir bonne correspondance avec le roi ; mais Comines, qui savait toute l’intrigue, résolut de s’en expliquer avec les ambassadeurs du duc et de la seigneurie. Ceux-là nièrent le fait ; et pour la seigneurie, sur ce que Comines leur représenta que, par les traités faits entre les rois de France et les Vénitiens, l’un ne pouvait pas soutenir les ennemis de l’autre, il lui fut répondu par le doge, au nom du sénat, que loin de faire aucune confédération contre le roi, ils ne songeaient qu’à en faire une avec lui contre le Turc ; que le roi et eux contraindraient les autres princes à y entrer, et que, s’il fallait de l’argent, la seigneurie en fournirait.
Cependant ils proposaient un accommodement pour les affaires de Naples, par lequel ce royaume serait tenu de Charles à hommage ; que ce prince y retiendrait trois places, et qu’il aurait de l’argent autant qu’il voudrait. Comines répondit qu’il n’avait point d’ordre d’écouter ces propositions, et qu’il en écrirait au roi son maître. Il les priait cependant de tenir tout en surséance, et de lui dire s’ils avaient quelque sujet de plainte. Le duc lui dit que la république avait grand sujet de s’étonner que le roi ayant témoigné qu’il ne voulait en Italie que le seul royaume de Naples, et après, tourner ses armes contre le Turc, il ne parlait plus de Turc et qu’il obligeait cependant les Florentins à lui mettre en main leurs meilleures places ; mais qu’encore que ce procédé leur donnât un juste sujet de méfiance, ils tiendraient les choses en état, jusqu’à ce qu’ils eussent appris ses réponses.
Le roi durant ce temps était encore à Florence, où Comines lui donna avis de toutes ces choses ; mais son conseil, que tant de succès remplissaient de confiance, y fit peu de réflexion. Cependant l’affaire de l’alliance traînait en longueur. Le Pape était irrésolu, et les Vénitiens, naturellement assez lents dans leurs délibérations, ne se pressaient pas, espérant qu’à Viterbe, ou du moins à Rome, Charles trouverait de la résistance ; mais ce prince marchait toujours, et Sienne lui ouvrait ses portes.
Environ dans ce même temps, l’armée du Pape se joignit avec Ferdinand, fils d’Alfonse, roi de Naples, pour disputer à Charles le passage de Viterbe ; Charles y avait déjà pourvu. Par son ordre, le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens était retourné à Ostie, d’où il coupait les vivres aux ennemis, et les Colonne, gagnés à la France, couraient toute la Romagne. Ainsi, Ferdinand, fils d’Alfonse se trouva trop faible pour rien entreprendre, et le roi occupa Viterbe sans peine. Toutes les places des environs se rendirent : le Pape effrayé envoya pour traiter d’accommodement, et le roi lui renvoya à même dessein la Trémouille, un de ses chambellans, qui avait grande part à sa confiance.
Dans cette négociation, comme le Pape faisait diverses propositions d’accommodement, tant pour lui que pour le roi de Naples, Charles dit nettement qu’il écouterait ce que le Saint-Père proposerait pour ses propres intérêts ; mais que, pour Alfonse, il ne lui donnerait aucune autre condition que de lui céder le royaume. Au milieu du traité, le Pape résolut tout à coup de faire entrer dans Rome Ferdinand avec son armée, et semblait se préparer à se défendre. Charles arriva à Ostie, et en même temps vingt brasses de murailles tombèrent. Cela étonna tout le monde, et fit dire, plus que jamais, que Dieu s’en mêlait.
Toute l’Italie était pleine de cette pensée ; il y avait longtemps que Jérôme Savonarole, Jacobin, prêchait à Florence que Dieu voulait se servir du roi de France pour châtier les tyrans d’Italie, et réformer par l’épée les abus de l’Église ; que rien ne serait capable de s’opposer à ses armes, et qu’il ferait la conquête du royaume de Naples sans résistance (1495). En effet, le roi s’avançait du côté de Rome par les terres des Ursins, qui lui étaient entièrement dévoués. Le Pape, désespérant de pouvoir résister, fit ouvrir les portes.
Pendant que le roi entrait d’un côté, Ferdinand sortait de l’autre. Il resta peu de cardinaux auprès du Pape, qui se renferma au château Saint-Ange ; tous les autres vinrent au-devant du roi avec des magistrats, et toute la ville y accourut avec des cris de réjouissance. Il entra armé et la lance haute, comme le maître, dans cette ville, qu’on peut appeler la capitale du monde chrétien. On ne parlait que de déposer le Pape, comme simoniaque et scandaleux ; deux fois les batteries furent dressées, et le canon prêt à tirer contre le château Saint-Ange, qui ne pouvait pas tenir. Le respect de la dignité pontificale, quoique dans un sujet indigne, arrêta le roi. La paix fut faite à condition que le Pape donnerait au roi, jusqu’à son retour de Naples, Terracine, Viterbe, Civita-Vecchia et Spolette; mais la dernière place ne fut pas livrée.
Le Pape fit deux cardinaux à la prière de Charles : Briçonnet, évêque de Saint-Malo, et l’évêque du Mans, de la maison de Luxembourg. Il fut arrêté que le cardinal Valentin, fils du Pape, suivrait le roi comme légat en apparence, et en effet pour servir d’otage. Outre cela, Charles qui avait dessein, aussitôt après la conquête de Naples, d’aller attaquer les Turcs jusque dans Constantinople, obligea le Pape à lui livrer Zizim : il le livra, mais empoisonné d’un poison lent, et en état de mourir bientôt après. Bajazet avait écrit au Pape par son nonce qu’il ferait bien de faire passer Zizim de cette vie malheureuse à une meilleure, et qu’en lui en envoyant le corps, il lui donnerait une grande somme d’argent.
Cependant les affaires de Naples tombaient dans un grand désordre. Alphonse, qui voyait approcher le roi, et que tout lui était ouvert, n’osa s’opposer à sa marche, quoiqu’il passât pour courageux et homme de guerre ; mais, comme remarque Comines, jamais homme cruel ne fut vaillant. Il était dans une grande appréhension, et se croyait nuit et jour poursuivi par les Français. Enfin, se sentant persécuté par la haine implacable de ses sujets, il résolut d’abandonner le royaume à son fils Ferdinand, que le peuple aimait : aussitôt qu’il eut fait cette cession, il ne songea plus qu’à partir avec un empressement extrême : il lui semblait, disait-il, que les arbres et les pierres même criaient « France !» et si peu qu’on le retardât, il menaçait de se jeter par la fenêtre, tant il était saisi de frayeur. Sa retraite fut en Sicile, où son plus grand soin fut de porter des vins délicieux.
Dès que Ferdinand se fut mis en possession du royaume, toutes les haines furent oubliées, et ses sujets commencèrent à reprendre cœur ; mais les affaires étaient déjà en mauvais état. Charles avait envoyé des troupes sur la frontière et toute l’Abruzze s’était révoltée. Pour défendre la terre de Labour, Ferdinand occupa le poste de Saint-Germain, qui était à l’entrée du royaume. Il s’y campa avantageusement avec une armée de mille chevaux et de six mille hommes à pied, ayant devant lui la rivière du Gariglian, d’un côté des montagnes escarpées, et de l’autre un grand marais. Il attendait en ce lieu l’armée française ; Charles partit de Rome, et lorsqu’il fut à Villetri, le cardinal Valentin s’échappa, ce qui fit connaître les mauvais des seins du Pape.
Le roi en continuant son chemin, prit de force Montefortin et Mont-Saint-Jean, deux châteaux très-considérables, dont le dernier était fort d’assiette, et de plus muni de toutes choses. Dans toute la conquête il n’y eut que ces deux seules occasions où il fallut tirer l’épée. Le bruit de la prise de ces places mit une telle épouvante dans l’armée de Ferdinand, qu’elle prit la fuite, et ce prince fut contraint d‘abandonner son canon à ses ennemis. Il se retira, outré de douleur, à Capoue, où il reçut de nouveaux déplaisirs : les habitants le laissèrent entrer, et fermèrent la porte à sa suite. Étant entré, il apprit que Naples s’était soulevée. Il fut contraint d’y aller en diligence, après avoir exhorté ceux de Capoue à lui demeurer fidèles. Il ajouta des promesses de revenir dans peu de jours pour les défendre ; mais à peine fut-il parti, que Jean-Jacques Trivulce, gouverneur de la place, la rendit à Charles.
Ferdinand, après avoir un peu apaisé les mouvements de Naples, retournait à Capoue. Il n’en était qu’à deux milles, lorsque les habitants lui mandèrent qu’il n’avait que faire d’approcher, et que la ville était aux Français. Désespéré de cette nouvelle, il revint à Naples, où, résolu à la retraite, il fit auparavant assembler les citoyens pour les haranguer avant son départ. Il leur témoigna qu’à son avènement à la couronne il avait eu un désir extrême de leur faire oublier, par ses bons traitements, les maux qu’ils avaient soufferts de ses ancêtres ; que pendant qu’il était dans cette espérance, il s’en trouvait empêché par les Français, auxquels il était contraint de céder; qu’il les exhortait aussi à se soumettre à eux, en attendant qu’il vînt les tirer de l’oppression, ce qu’il espérait faire bientôt, pourvu qu’ils demeurassent fidèles à leur prince naturel, qui les aimait si tendrement. Les peuples parurent touchés de ce discours ; mais Ferdinand ne fut pas plus tôt retiré, qu’on lui vint dire qu’ils pillaient ses écuries. Il sortit indigné de l’audace et de l’inconstance de ce peuple, qu’il chassa des environs du château. Quand il y fut rentré, il s’aperçut que cinq cents Suisses, qu’il y avait mis pour le garder, voulaient l’arrêter, et il ne trouva aucun autre moyen pour se délivrer de leurs mains que de leur ouvrir ses trésors.
Pendant qu’ils les partageaient, il mit en liberté les prisonniers que son père avait enfermés dans le château, et se sauva à Ischia, petite île près de Capri, à l’entrée du golfe de Naples. Le gouverneur le reçut lui seul ; mais bientôt, par son courage et son industrie, il se rendit maître de la forteresse.
Charles arriva à Naples un peu après que Ferdinand en fut parti. Il marchait avec tant de diligence, depuis l’affaire de Saint-Germain, qu’il arrivait ordinairement le soir à l’endroit que ses ennemis avaient quitté le matin. Averse, qui était en son chemin, se rendit à l’exemple de Capoue, et ce fut là que les députés de Naples vinrent assurer le roi de leur obéissance. Il leur accorda de grands privilèges, et arriva enfin à Naples, où il n’est pas croyable combien toute la ville témoigna de joie. Le peuple, si maltraité par les princes d’Aragon, se crut délivré d’une tyrannie insupportable quand il les vit chassés. Tous les partis semblaient réunis, et les Aragonais montraient encore plus de zèle que les autres. Charles alla descendre à l’église cathédrale, et de là loger au château nommé Capuano.
Le château Neuf et le château de l’Œuf, où il y avait garnison, étaient encore entre les mains des ennemis, et le marquis de Pescaire tenait le château Neuf pour Ferdinand. La flotte que Charles avait équipée à si grands frais, jetée par la tempête aux environs de l’île de Corse, parut aux côtes de Naples un peu après que le roi y fut entré. Les deux châteaux furent bientôt réduits moitié par intelligence et moitié par crainte. On trouva dans le château Neuf une quantité prodigieuse de vivres, que le roi donnait au premier qui les demandait ; et ces grandes provisions se dissipèrent.
Les villes du royaume se rendaient à l’envie les unes des autres à ceux que Charles envoyait pour les prendre. Les seigneurs du pays, à la réserve du marquis de Pescaire et de deux ou trois autres, vinrent avec empressement lui rendre hommage. L’Europe regardait avec étonnement une conquête si rapide : il semblait que l’Italie se fût trouvée tout à coup sans action, par une espèce d’enchantement. Le Pape disait que ce n’était pas une guerre que le roi avait faite, mais un voyage paisible où il n’y avait pas eu besoin d’envoyer des capitaines pour prendre les places, mais seulement ses fourriers pour lui marquer son logis. Si on eût envoyé d’abord un petit corps à Ischia avec quelque artillerie, en l’état où étaient les affaires, le château se serait rendu ; mais aussitôt qu’on fut maître de Naples, on ne songea qu’à la bonne chère, à des joutes et à des plaisirs. Nos gens méprisèrent les Italiens, qu’ils avaient vaincus si aisément, et à peine les croyaient-ils des hommes.
Étienne de Vèse, que Charles créa duc de Nole et connétable de Naples, faisait à la vérité tout ce qu’il pouvait pour la conservation de ce royaume ; mais il se chargeait de plus d’affaires qu’il n’était capable d’en porter : ainsi le désordre était extrême. Charles manqua Brindes, qui voulait se rendre, mais il n’y envoya pas ses troupes assez tôt ; la même chose lui arriva à Reggio, place importante, sur le détroit de Sicile, pour avoir voulu donner à un des siens cette ville, qui ne voulait être qu’à lui. Le château de Gallipoli, dans l’Abruzze, fut pareillement négligé avec quelques autres places. À la fin le roi envoya l’armée navale à Ischia, qu’elle trouva en trop bon état pour être attaquée. Ferdinand se retira cependant en Sicile. Il ne se parla guère des Turcs, qui tremblaient à Constantinople au bruit des conquêtes du roi. On en eût eu bon marché sous un prince aussi peu vaillant que Bajazet ; mais quelques intelligences qu’on avait en Grèce, du côté de Thessalie, furent découvertes, et, à ce qu’on croit, par les Vénitiens. Zizim mourut, et avec lui le principal fondement de l’espérance des Français fut renversé.
Ces malheurs rebutaient le roi, qui d’ailleurs commençait déjà de s’ennuyer à Naples, et ne respirait que la France, aussi bien que la noblesse qui l’accompagnait. Cependant ses ennemis ne s’endormaient pas, et la ligue se formait. Les Vénitiens, qui s’étaient flattés de l’espérance qu’il trouverait beaucoup de résistance sur son passage, furent étourdis quand ils le virent à Naples. Ils mandèrent pourtant Comines, pour lui témoigner la joie de la république sur les progrès du roi, ajoutant qu’il trouverait plus de difficulté dans le château. Ils ne pouvaient croire que les places se prissent si vite, et les grands succès des Français leur apprirent à se fortifier.
Quand la nouvelle de la prise fut arrivée, ils ne purent s’empêcher de témoigner leur douleur. Le doge ne laissa pas de faire à Comines, avec un visage gai, les compliments ordinaires ; mais les autres donnaient des marques de leur extrême déplaisir. Comines continuait d’avertir le roi de ce qui se machinait contre lui, l’exhortant à renforcer son armée, et à demeurer à Naples, ou à partir promptement, avant que les confédérés eussent conclu leur traité, ou qu’ils eussent eu le loisir d’assembler leurs troupes. Il donna en même temps les avis nécessaires au duc d’Orléans, qui était à Ast, et au duc de Bourbon, régent en France.
Peu après on acheva le traité de la ligue. Comines fut mandé au sénat, où le doge lui déclara qu’au nom de Dieu la république avait conclu une ligue avec le Pape, l’empereur, les rois d’Espagne et de Naples, et le duc de Milan ; qu’il pouvait le faire savoir au roi son maître, et que pour eux ils avaient rappelé leurs ambassadeurs. Comines fut touché de ce discours, dans l’appréhension qu’il eut pour le roi, qui méditait son retour. Mais il répondit fort doucement qu’il savait leurs desseins, il y avait déjà longtemps ; qu’il en avait donné avis au roi et en France, et qu’ils trouveraient les affaires mieux préparées qu’ils ne pensaient.
Ils répondirent que leur ligue n’était point contre le roi, mais contre l’ennemi commun, et en particulier pour la défense de l’Italie ; qu’au reste, ils n’avaient pas dû souffrir que le roi abusait du monde davantage, en disant qu’il voulait attaquer le Turc, pendant qu‘il ne songeait qu’à envahir l’Italie en ôtant les places au Pape et aux Florentins. À quoi Comines répondit que les rois de France étaient accoutumés à faire du bien au Saint-Siège, et qu’en cela le roi son maître surpassait ses prédécesseurs.
Pendant que ces choses se disaient de part et d’autre, les sénateurs paraissaient avec un visage fier. La ligue fut publiée avec beaucoup de solennité. Le soir on fit des feux de joie ; on voyait partout des flambeaux allumés et des marques de réjouissance publique. Le sénat voulut qu’un ministre de Bajazet, qui était alors secrètement à Venise, fût témoin de cette fête ; et eux, qui se plaignaient tant de ce que Charles laissait les Turcs en repos, ne songeaient qu’à les satisfaire.
Cependant les Napolitains commençaient à se dégoûter des Français. Quoique l’on gardât soigneusement au peuple ses privilèges, ou ne le traitait pas avec la douceur nécessaire pour accoutumer de nouveaux sujets à une domination étrangère. La noblesse eût pu retenir les peuples dans le devoir ; mais elle était elle-même mécontente de ce qu’elle se voyait exclue du gouvernement et des charges que Charles donnait toutes aux Français. Ceux qui avaient été attachés à la maison d’Anjou n’étaient pas mieux traités que les Aragonais, et tous étaient également rebutés. Les ministres du roi ne songeaient qu’à s’enrichir et prenaient de l’argent de tous ceux qui avaient des affaires pour leur faire obtenir leurs expéditions.
Les choses étant en cet état, la nouvelle de la ligue conclue disposa à la révolte l’esprit de ce peuple naturellement changeant. Otrante, qui avait arboré l’étendard de la France, l’ôta et reprit le parti de Ferdinand. Le roi, résolu de partir, voulut auparavant faire ses efforts afin que le Pape se détachât de la ligue. Il reçut des réponses peu satisfaisantes et précipita son départ. Il nomma pour vice-roi Gilbert de Montpensier, prince de la maison de Bourbon, à qui il laissa deux mille Suisses avec cinq cents hommes d’armes français. Il ordonna à l’armée navale de se rendre à Livourne, et à Aubigny de demeurer dans la Calabre, où Ferdinand avait repris quelques places peu importantes.
Le nouveau duc de Nole eut ordre de demeurer quelque temps auprès du vice-roi pour diriger les conseils et gouverner les finances ; mais Charles ne laissa pour tout argent au royaume que le courant des revenus. Pendant son séjour d’un mois à Naples, il fit frapper une monnaie où il s’intitulait roi de Sicile et de Jérusalem. Après quoi il fit son entrée solennelle dans cette ville avec beaucoup de magnificence et en habit impérial, comme l’empereur de Constantinople. Il avait une couronne d’or sur la tête, et tenait de la main droite une pomme d’or et le sceptre de la gauche.
Le roi partit aussitôt après ces cérémonies, sans avoir soin de munir les châteaux de Naples, ni les autres places du royaume qui pouvaient tenir le peuple en bride. Il avait neuf cents hommes d’armes y compris sa maison, et deux mille cinq cents Suisses, avec l’infanterie française. Il pouvait y avoir quinze cents hommes de défense à la suite de la cour, et tout cela faisait environ neuf mille hommes. Voilà quelle était l’armée avec laquelle Charles devait traverser toute l’Italie, pleine de potentats armés contre lui.
Lorsqu’il approcha de Rome, le Pape laissa le château Saint-Ange bien gardé et se retira à Orviette. Quoiqu’il se fût ligué avec les ennemis de Charles, ce prince religieux n’exerça aucune hostilité sur le territoire de l’Église ; il rendit même les places qui appartenaient au Saint-Siège. Il ne fit que passer à Rome, et tira droit à Sienne, où Comines avait eu ordre de se rendre. Aussitôt que le roi le vit, il lui demanda, comme en se moquant, si les Vénitiens ne viendraient pas au-devant de lui. Les jeunes gens de la cour, qui s’imaginaient qu’il n’y avait qu’eux capables de tirer l’épée, écoutèrent en riant cette parole. Comines répondit avec un air aussi sérieux que la chose le méritait, que le sénat lui avait fait dire qu’il trouverait quarante mille hommes sur son passage, et l’exhorta à passer vite, avant qu’ils eussent le loi sir d’exécuter leur dessein.
Il vint des ambassadeurs de Florence qui proposaient d’ajouter une grande somme d’argent à celle qu’ils avaient promise au roi, et de le faire accompagner par trois cents hommes armés, pourvu qu’il lui plût de leur rendre leurs places, principalement Pise, qu’il avait injustement affranchie. Jérôme Savonarole, qui avait tant prêché la venue du roi, se joignit à eux dans cette demande. Il parla hardiment à Charles, l’avertissant des périls extrêmes de son passage, et que Dieu l’en ferait sortir glorieuse mais que pour avoir manqué d’obéir à ses ordres, touchant la réformation de son Église et pour avoir souffert les pillages et les violences de ses gens de guerre il y avait une sentence contre lui, et qu’il aurait bientôt un coup de fouet : qu’au reste il ne pensât pas s’excuser en disant qu’il ne faisait point de mal, parce qu’il était coupable de celui qu’il n’empêchait pas ; mais que s’il avait pitié du peuple et remédiait aux désordres, Dieu révoquerait ou adoucirait sa sentence.
Le roi fut touché de ce discours, et l’autorité d’un homme d’une si grande réputation le portait à faire justice aux Florentins. Tous les gens sages lui conseillaient d’accepter leurs offres en retenant seulement Livourne jusqu’à ce qu’il fût à Ast ; mais la jeunesse lui mit autre chose dans l’esprit, surtout le comte de Ligni, de la maison de Luxembourg, son cousin germain, qui lui était fort agréable. Ce jeune seigneur se persuada qu’il pourrait devenir prince de Sienne, parce que le peuple le demandait.
Comines remontra au roi qu’il fallait profiter du temps, sans s’amuser à des mouvements populaires qui n’auraient que quelques jours de durée. Malgré ces sages conseils, le roi, arrêté par des affaires si légères et par ses plaisirs, passa huit jours à Sienne où il laissa trois hommes. Il mit aussi des garnisons en d’autres places peu nécessaires à garder, et diminua ainsi une armée déjà trop faible.
Cependant le duc de Milan, qui s’était chargé de lui fermer le passage et de prendre Ast, y envoya Galéas de Saint-Séverin avec quelques troupes. Il fit au duc d’Orléans des propositions déraisonnables ; mais le duc, dont la place était bien munie, sortit avec ses troupes sans faire réponse et obligea Saint-Séverin à se retirer. Par les avis que Comines avait donnés en France, il en venait tous les jours des troupes aux Français. Le duc avait ordre de ne rien entreprendre contre Ludovic, et de venir au-devant du roi pour faciliter son passage ; son intérêt et les prétentions qu’il avait sur le duché de Milan du côté de Valentine, son aïeule, le portèrent à assiéger Novare, qu’il prit par intelligence. S’il eût marché droit à Milan où il avait ses pratiques, le trouble où cette prise jeta Ludovic et la haine de tous les peuples contre ses usurpateurs, l’auraient rendu le maître ; mais cinq jours qu’il perdit donnèrent le temps à Saint-Séverin de lui couper le passage.
Après la prise de Novare, le roi résolut de partir de Sienne. Il évita de passer par Florence ; mais lorsqu’il fut à Pise, les Florentins firent de si grandes instances pour ravoir cette ville, et le cardinal de Saint-Malo appuya leur juste prétention. Les Pisans firent de si grandes clameurs et sollicitèrent si puissamment leur hôte, qu’ils émurent toute la cour et toute l’armée, jusqu’aux Suisses, qui menaçaient le cardinal de le tuer, s’il faisait rendre la ville ; ce qui porta le roi à les laisser en liberté sous sa protection.
Dans la suite de son voyage, il vint à un passage auprès de Pietra-Santa, appelé le Pas-de-Biche, où une charrette jetée de travers avec deux pièces d’artillerie, aurait arrêté toute son armée. Les ennemis l’attendaient en d’autres endroits ; et ne pouvant se persuader qu’il allât si mal accompagné par les grands chemins, ils ne songèrent pas à le garder, de sorte qu’il passa sans résistance, quoique les Vénitiens et Ludovic eussent déjà assemblé deux mille cinq cents hommes d’armes, huit mille fantassins et deux mille chevau-légers. Presque toutes ces troupes appartenaient aux Vénitiens, qui en avaient donné le commandement au marquis de Mantoue. Celles du duc de Milan, en très-petit nombre, étaient sous la conduite du comte de Cajazze. Au reste, les Vénitiens disaient qu’ils ne prétendaient point par-là déclarer la guerre au roi, mais seulement secourir Ludovic leur allié.
Le cardinal de Saint-Pierre vint joindre le roi à Seresane, et lui proposa des moyens pour faire révolter Gênes. La chose examinée dans le conseil, on jugea qu’à la veille d’une bataille que le roi serait forcé de donner, il ne fallait point affaiblir l’armée : qu’au reste, si on gagnait la bataille. Gènes se donnerait d’elle-même, et que si on la perdait, on n’en aurait plus besoin, puis qu’il n’y aurait plus qu’à abandonner les affaires d’Italie.
Le roi, contre cet avis, ne laissa pas de donner quelques troupes ; mais l’entreprise manqua par les précautions du duc de Milan. Cependant le maréchal de Gié fut envoyé avec l’avant garde qu’il commandait pour se saisir du château de Pontremoli, assez fort, mais mal gardé. Il l’emporta aisément et la ville fut pillée, à l’occasion d’une querelle arrivée entre les habitants et les Suisses, ce qui mit le roi en colère contre les derniers.
Au sortir de Pontremoli, l’armée souffrit durant cinq jours une extrême disette de vivres. En entrant dans l’État de Milan, Jean-Jacques Trivulce proposa de faire lever l’étendard au nom du jeune duc, fils de Jean Galéas, que Ludovic avait fait mourir à Pavie. Le roi ne voulut pas donner ce chagrin au duc d’Orléans, ni blesser ses prétentions. Après l’affaire de Novare, ce duc, faute d’être allé assez diligemment à Pavie, qui voulait se rendre, manqua cette ville. L’armée ennemie et la sienne se rencontrèrent à Vigévano, et furent longtemps en bataille l’une en présence de l’autre. Le duc d’Orléans, quoi que le plus fort, ne voulut pas hasarder le combat, à cause de la mésintelligence qui était parmi ses officiers. Ainsi il se retira à Novare, où il fut assiégé par Galéas.
Cependant le roi arriva à l’Apennin, où il se trouva très-embarrassé pour transporter quatorze pièces de gros canon par un chemin où jamais charroi n’avait passé. Les Suisses offrirent de les passer à force de bras, et ils en vinrent à bout. Il y a au bas de l’Apennin, auprès de Parme, un petit village nommé Fornoue, que les ennemis avaient occupé, et ils s’étaient rangés en bataille dans une plaine un peu au-dessous, résolus d’y attendre le roi pour le combattre. Le maréchal de Gié, étant arrivé dans ce village avec l’avant-garde, pressait le roi d’avancer, parce qu’il était à peine à un mille des ennemis, et hors d’état de leur résister s’ils l’attaquaient. Ils n’en firent rien cependant, parce qu’ils attendaient encore des troupes, et que, sur le faux rapport d’un capitaine allemand, qu’ils avaient pris, ils crurent le maréchal plus fort qu’il n’était. Le roi arriva enfin à Fornoue le 5 de juillet, trois jours après l’avant-garde ; dès le lendemain au matin, Comines le trouva à cheval, qui donnait ses ordres. Malgré sa petite taille et la timidité « qui lui était toujours demeurée, pour avoir été nourri en grande crainte parmi de petites gens, » Comines dit qu’à la vue de l’ennemi, et au moment d’une si grande bataille, l’ardeur de combattre lui avait animé la physionomie, et lui avait donné le ton de commandement.
Il envoya Comines à une conférence qui avait été résolue avec les Vénitiens, pour traiter la paix, et cependant tout se préparait pour la bataille. L’armée des ennemis était composée de trente-cinq mille hommes ; ils étaient surtout extrêmement forts en cavalerie, dans laquelle les Estradiots étaient ceux qui se faisaient le plus redouter ; c’étaient des Grecs, sujets des Vénitiens, qui combattaient à la turque, aussi bien à pied qu’à cheval. Une parure étrange, un grand cimeterre qu’ils tenaient en main, et leur contenance extraordinaire avaient donné l’alarme à nos gens dès la journée précédente.
Le roi n’avait de troupes que ce qui était venu de Naples à la réserve de quelques petits corps qui l’avaient joint sur le chemin. Entre les deux armées coulait la rivière du Tare, qu’on passe aisément à pied, mais qui s’enfle souvent, et cette nuit même elle s’était accrue considérablement par les pluies. Charles n’avait pas dessein de donner bataille, mais seulement de passer devant l’armée ennemie. Le cardinal de Saint-Malo, qui raisonnait de la guerre sans y rien entendre, lui inspirait ce dessein. Comme on vit que cela était impossible, on se résolut au combat, et sans attendre le succès des conférences, le roi passa la rivière.
En même temps les Estradiots la passèrent d’un autre côté, et se jetèrent sur le bagage qu’ils mirent fort en désordre. Le comte de Cajuzze était opposé à notre avant-garde qui s’était avancée près des ennemis. Le roi ayant cru pour cette raison que la bataille commencerait de ce côté-là, y avait jeté ce qu’il avait de meilleures troupes. Mais le marquis de Mantoue était venu en bon ordre par derrière du côté gauche ; ce qui obligea le roi, qui était au corps de bataille, à tourner le dos à son avant-garde, assez éloignée de lui, et à se rapprocher de l’arrière-garde. Ainsi il était entouré de toutes parts, et si quel qu’endroit eût plié, il n’y avait point de ressource pour lui.
Aussitôt qu’il eut passé la rivière, toute l’armée ennemie donna ensemble. Le marquis de Mantoue, après qu’on eut rompu les lances, attaqua vigoureusement l’épée à la main. Le roi se trouva des plus engagés, et le bâtard de Bourbon, qui le menait, fut pris vingt pas devant lui. Notre arrière-garde ayant pris l’ennemi en flanc, le choc fut rude de part et d’autre, et le grand nombre devait nous accabler ; mais il arriva que quinze cents Estradiots, voyant le désordre que leurs camarades faisaient dans le bagage, se détachèrent pour avoir leur part du butin, et laissèrent l’armée affaiblie.
D’un autre côté, les Italiens, accoutumés à combattre selon la manière de leur pays, bataillon à bataillon, et fort lentement, étaient étonnés de la manière brusque et vive des Français. Ainsi, cette aile était en déroute, pendant qu’un grand corps de réserve attendait encore le signal que devait donner Ridolphe de Mantoue, oncle du marquis ; mais comme il fut tué, il n’y eut point de signal, et ce corps ne combattit point.
Le roi, qui voyait les siens après les fuyards, ne jugea pas à propos de les poursuivre avec eux ; et ne voulant pas aussi joindre son avant garde, qu’il croyait voir reculer, il demeura seul avec un valet de chambre. En cet état il fut aperçu par des soldats qui, en fuyant, pensèrent le prendre. Il se défendit quelque temps, et par son courage et par la bonté de son cheval il évita ce péril.
Ce prince s’était trompé en croyant son avant garde ébranlée : le contraire était arrivé. Le maréchal de Gié, voyant le grand nombre de ses ennemis, se tint serré, et les Italiens qui l’attaquaient se rompirent d’eux-mêmes au premier choc : aussi étaient-ce de méchantes troupes, que le duc de Milan, qui ne songeait qu’à l’épargne, avait ramassées, comme si c’eût été seulement pour faire nombre. Les valets de l’armée les tuaient à grands coups de hache avec une peine extrême, parce qu’ils étaient tellement armés, qu’on ne savait pas où les percer.
En même temps nos gens qui suivaient les ennemis, ne sachant où était le roi, se mirent à crier de tous côtés qu’il fallait aller à lui, et se souvenir de Guinegate ; on n’avait pas oublié cette bataille du temps de Louis XI, où notre armée victorieuse avait été défaite, pour s’être amusée au butin. Le roi fut bientôt dégagé par l’arrivée des siens, et on vit les ennemis fuir de toutes parts. Ils perdirent trois mille cinq cents hommes, et la déroute eût été entière, si le comte de Pétillane, échappé pendant la bataille de notre camp, où il était prisonnier sur sa parole, n’eût été rassurer les Italiens tremblants ; mais il ne put jamais les ramener au combat.
Cependant on tint conseil autour du roi, pour examiner si on chargerait les ennemis qu’on voyait paraître. Notre armée était entière, puis que nous avions à peine perdu deux cents hommes. L’armée ennemie, outre sa perte, était consternée et en désordre. Trivulce, et Francis que Secco, gentilhomme au service des Florentins, âgé de soixante et douze ans, qui connaissaient les manières des Italiens, assuraient, à voir leur contenance, que la terreur était parmi eux, et conseillaient de donner.
Leur conseil salutaire ne fut pas suivi ; les habiles gens de l’armée n’étaient pas écoutés, et tout se décidait par des étourdis, que la témérité ou la crainte portaient toujours aux extrémités ; si on eût su se servir d’un avantage si considérable, le Milanais se fût révolté coutre Ludovic, et les Vénitiens n’eussent su où ra masser des troupes. Au lieu de cela, on ne songeait qu’à passer. Le lendemain fut occupé à des conférences inutiles pour la paix, et dès le jour d’après, sans en attendre l’événement, notre armée décampa en aussi grand désordre qui si elle avait été battue. Les ennemis, assurés par sa retraite, la suivirent ; mais ce ne fut que lentement, et le roi enfin arriva à Ast.
Il y apprit l’état déplorable des affaires de Naples. Ferdinand, quoique battu d’abord, et presque pris par Aubigny, n’avait pas perdu cœur, et s’était retiré en Sicile, où il avait formé une flotte avec toute la diligence possible. Elle était mal équipée, et encore plus mal fournie de gens de guerre. Sa diligence ne laissa pas de lui servir, et ayant paru vers Salerne, toute cette côte se révolta contre les Français. Il alla à Naples, où le peuple était pour lui ; mais les Français avaient donné si bon ordre à tout, qu’il fut contraint de se retirer à Ischia. Si Montpensier l’eût suivi, il eût pu aisément dissiper cette flotte si mal en ordre.
Les Napolitains rappelèrent Ferdinand, qui vint se poster à un mille de la ville. Les Français, étant sortis tous ensemble pour le chasser, trouvèrent à leur retour la porte fermée, et tout le peuple soulevé. Ils voulurent rentrer par une autre porte ; mais Ferdinand les prévint, et tout ce qu’ils purent faire fut de se renfermer avec Montpensier dans le château Neuf, où il y avait peu de vivres pour tant de monde. Ferdinand les y tint longtemps assiégés.
Quand Alfonse son père le vit maître de Naples, il voulut reprendre le royaume qu’il avait quitté. Son fils lui répondit qu’il attendît donc qu’il lui en eût assuré la possession.de peur qu’il ne fût contraint de s’enfuir une seconde fois. Ce malheureux roi mourut quelque temps après. Capoue et Averse se rendirent à Ferdinand, à l’exemple de Naples. Les Colonne, comblés de biens par Charles, tournèrent avec la fortune, et affaiblirent beaucoup le parti.
Les Français étaient fort pressés, et presque affamés dans le château. Pour comble de malheur, une flotte que le roi envoya à leur secours, prit l’épouvante à la vue de celle de Ferdinand, qu’elle trouva auprès de Corse, et se retira à Livourne, où tous les soldats se débandèrent.
Cependant le duc d’Orléans était réduit dans Novare, avec son armée, à de grandes extrémités. Galéas de Saint-Séverin, avec vingt-deux mille hommes, le tenait bloqué de toutes parts, et s’était si bien retranché dans tous ses postes, qu’il n’y avait rien de plus difficile que de le forcer. Pour encourager les assiégeants, Ludovic était venu au siège en personne ; la place était si pressée, que deux mille hommes y périrent de faim. Le duc même, qui était tombé malade parmi tant d’incommodités, pressait le roi de venir à son secours. Il était à Verceil, place fort propre à cette entreprise, que la duchesse de Savoie lui avait prêtée pour en faciliter le succès. Mais il ne voulait pas hasarder un combat avant la venue des troupes qu’il attendait de France, et de dix mille hommes qu’il faisait lever en Suisse.
Ludovic, qui ne craignait rien tant que d’être forcé à combattre, avait grande envie de s’accommoder mais il ne voulait pas en faire les premières ouvertures. Le hasard voulut qu’un de ses officiers se trouvât à Casal, pendant que Comines y était de la part du roi : ce seigneur, à la sollicitation de cet officier, engagea les Vénitiens, avec qui il avait conservé beaucoup de correspondance, à s’entremettre de cet accommodement ; par leur moyen il se fit d’abord une trêve de dix jours. Le duc d’Orléans eut permission d’aller trouver le roi à Verceil, à condition de se renfermer dans la place, si la paix ne se faisait pas. La trêve fut continuée : on convint que le roi retirerait la garnison de Novare, et que la ville serait remise entre les mains des habitants, pour se rendre à celui dont les deux partis conviendraient.
En ce même temps, les Florentins obtinrent des ordres pour la restitution de leurs places, ils donnèrent une grande somme d’argent, dont le roi se servit pour faire venir les Suisses. Il en vint plus qu’il ne voulait ; dix mille arrivèrent à Verceil, et dix autres milles entraient d’un autre côté : on en renvoya une infinité, qui accouraient avec leurs femmes et leurs enfants aussitôt qu’ils virent de l’argent. On craignait qu’ils ne se rendissent les plus forts, et pour la même raison on sépara soigneusement ceux qu’on retint.
Quand ces troupes furent venues, le duc de Milan fut trop heureux de faire la paix. Elle fut conclue à ces conditions, que Novare lui serait rendue, qu’il serait obligé d’envoyer des troupes au secours du château de Naples, et qu’en cas que le roi y retournât, le duc serait obligé de le suivre en personne dans cette guerre. On donnait deux mois aux Vénitiens pour accepter la paix, s’ils voulaient ; et, s’ils la refusaient, Ludovic était obligé à se joindre contre eux avec le roi. Ainsi le traité de paix, commencé par l’entremise des Vénitiens, sembla à la fin tourner contre eux ; mais ils savaient bien que Ludovic n’avait pas dessein de tenir l’accord, et qu’il voulait seulement faire sortir d’Italie l’armée de France.
Après la paix, Charles licencia les Suisses qui exigèrent le payement d’un quartier entier, quoiqu’ils n’eussent point servi, et ils avaient même résolu d’arrêter le roi que cette raison obligea de partir promptement de Verceil. Il envoya Comines à Venise pour proposer raccommodement aux Vénitiens ; mais ils répondirent qu’ils n’avaient pas besoin de faire la paix avec le roi, avec lequel ils n’étaient pas en guerre, et qu’ils ne croyaient point avoir rompu avec lui en secourant leur allié, qu’il attaquait.
Au reste, ils promettaient d’obliger Ferdinand à tenir de Charles le royaume de Naples, à lui payer en reconnaissance un tribut annuel et à lui laisser la principauté de Tarente avec quelques autres places. Comines, en revenant rendre compte au roi, passa par Milan, pour faire ressouvenir le duc des troupes qu’il avait promises : il continua de promettre, et trompa Comines, qui se fia trop à ses paroles. Celui-ci vint à Lyon, où il trouva Charles uniquement occupé de ses plaisirs, et lui fit les propositions des Vénitiens, que le roi approuvait assez, à cause du triste état des affaires ; mais le cardinal de Saint-Malo n’étant point de cet avis, la chose ne se fit pas.
Environ dans ce même temps, le dauphin mourut. Le roi parut d’abord touché de cette perte autant qu’il devait ; mais il fut bientôt consolé : ce prince était si faible, qu’il commençait déjà à prendre de la jalousie contre ce jeune prince, qui, dès l’âge de trois ans, montrait de la fierté et de l’audace. La reine était inconsolable ; et l’histoire, qui ne pardonne aux princes aucune de leurs faiblesses, ne dédaigne pas de remarquer que le roi, pour divertir sa femme affligée, lui amenait des violons, ce qui augmentait sa douleur. Peu de temps après, il eut la nouvelle de la prise du château de Naples, que Montpensier défendit longtemps, malgré la disette extrême où il était. Ces nouvelles fâchaient le roi, qui voulait assez que les affaires allassent bien, mais qui ne voulait pas se donner d’y pourvoir.
(1496) En ce même temps, les places des Florentins commençaient à causer beaucoup de troubles en Italie. Le comte de Ligni était gouverneur de la plupart, et en avait donné le commandement à Entragues. Celui-ci ne se contenta pas des ordres qu’il avait reçus du roi pour rendre ces places ; il voulut avoir ceux de Ligni : après les avoir reçus, il appela les Florentins ; mais soit qu’il eût eu secrètement quelque contre-ordre du comte, ou qu’il se fût ravisé de lui-même, il se moqua d’eux, et vendit la citadelle aux Pisans, qui la rasèrent aussitôt. Les autres gouverneurs, ayant suivi cet exemple, vendirent leurs places aux Vénitiens, aux Génois et aux Lucquois.
Quoique le roi fût fâché de ces honteuses désobéissances, le comte de Ligni ne perdit pas pour cela ses bonnes grâces, et Entragues en fut quitte pour être quelque temps banni de France : telle était la faiblesse du gouvernement. Ludovic, qui avait excité la révolte des Pisans, la fomentait autant qu’il pouvait, espérant toujours qu’avec le temps il trouverait occasion de s’emparer de cette place. Il obligea les Vénitiens à en prendre la protection, ce qu’ils firent par décret publié.
Montpensier cependant avait réuni un petit corps d’armée, avec lequel il se maintenait le mieux qu’il pouvait. Ferdinand était si faible, qu’il fut contraint d’engager quelques places aux Vénitiens, pour en tirer du secours. Il venait assez lentement, et si les affaires de France n’avaient été tout à fait abandonnées, elles pouvaient encore se soutenir ; mais le cardinal de qui les gouvernait, agissait si mollement, que les secours ne venaient jamais à propos. On faisait languir les troupes, dans l’attente de l’argent que Montpensier demandait. On en envoyait à la fin, mais trop tard. Ainsi on faisait la dépense, et on n’en avait pas le fruit.
Cette lenteur faisait soupçonner quelque intelligence des ministres du roi avec l’ennemi ; on en accusait le cardinal, et même le duc de Bourbon. Le duc de Nole, arrivé à Lyon, réveilla le roi parmi ses plaisirs : il lui prit une envie soudaine de repasser en Italie ; en même temps il résolut d’envoyer Trivulce à Ast avec des troupes, de faire suivre le duc d’Orléans, et ensuite d’aller en personne ; il disait que Dieu l’y obligeait. Peut-être sa conscience lui reprochait-elle qu’il n’avait pas fait ce qu’il devait pour réprimer les scandales d’Alexandre VI et remédier aux maux de l’Église et de l’Italie.
Ensuite, comme devant bientôt partir, il alla en poste à Tours au tombeau de saint Martin et à Saint-Denis, accomplir un vœu qu’il avait fait à la bataille de Fornoue. Aussitôt qu’il fut revenu, il se mit à presser le cardinal, ajoutant souvent aux paroles des menaces et des injures. Ce prélat n’en était pas plus ému, sachant bien que pour apaiser le roi, il n’avait qu’à tout promettre, sans se mettre en peine de l’exécution. Il s’était écoulé plus d’une année parmi de semblables amusements.
Le mois de mai étant venu, on croyait que le roi, qui témoignait tant d’ardeur, allait enfin partir dans une saison si favorable. Il s’avisa qu’il fallait aller prendre congé en cérémonie de saint Martin et de saint Denis. Il ajoutait qu’allant à Paris, il voulait obliger cette grande ville à lui faire quelque prêt, et à porter les autres par son exemple à lui donner un pareil secours ; mais le sujet du voyage n’était en effet que le dessein d’aller voir une fille de la reine, qu’il aimait.
Cependant Ferdinand, roi de Castille, commença à faire agir ses forces du côté de la France. Il avait déjà envoyé au secours de Ferdinand, roi de Naples, Ferrand Gonçales, appelé Gonsalve, qui mérita dans la suite de cette guerre le nom de grand capitaine. Mais pour faire une plus grande diversion des troupes françaises, il fit entrer un grand corps de cavalerie en Languedoc.
Le comte de Saint-André, qui y commandait pour le duc de Bourbon, repoussa les ennemis, quoique plus forts, et en dix heures de temps il leur enleva d’assaut Salces, qui incommodait la province. Durant ces mouvements, Charles fit enfin partir Trivulce pour Ast, avec une poignée de gens. Quant au duc d’Orléans, qui voyait le roi devenir infirme par ses excès, il reculait autant qu’il pouvait à sortir du royaume dont la succession le regardait.
Cependant le comte de Montpensier, quoique oublié du côté de la France, se défendait courageusement contre Ferdinand. Peu s’en fallut qu’il ne le défit à Frangette ; il était venu au secours de cette place que Ferdinand assiégeait, et la trouva prise ; mais il lui était aise de tailler en pièce l’armée ennemie, dispersée et occupée au pillage. Persi, capitaine français, qui avait fait de belles actions dans cette guerre, ou mécontent des chefs, ou gagné par l’ennemi, intimida les soldats. Dès ce temps les affaires furent sans remède ; la division s’augmenta parmi les chefs ; les soldats, et surtout les Suisses, ne cessaient de demander sérieusement de l’argent. Les vivres manquaient, et, pour en trouver, Montpensier était contraint de décamper presque tous les jours. Il espérait aussi par ce moyen engager à une bataille Ferdinand, qui le suivait : ce prince, au contraire, sans hasarder de combat, voulait que notre armée pérît d’elle-même.
Elle fut enfin bloquée à Atelle ; les Suisses, faute de paye, se donnèrent à l’ennemi. Gonsalve joignit Ferdinand avec six mille hommes, et ce renfort obligea Montpensier à se rendre, après avoir tenu un mois. Par la capitulation il devait retourner en France avec son armée, et les Italiens devaient se retirer dans leurs maisons pour y vivre en sûreté ; mais Gonsalve ne tint rien de ce traité. Montpensier fut si longtemps retenu sous divers prétextes aux en virons de Naples, qu’à la fin il y mourut, et de cinq mille Français, à peine en retourna-t-il cinq cents en France.
Virginio Ursin, toujours fidèle au roi, et qui n’avait jamais quitté Montpensier, fut arrêté au château de l’Œuf, où il mourut peu de temps après, non sans soupçon de poison. Nous avions encore Aubigny dans la Calabre, et Gratien de la Guerre dans l’Abruzze. Ce dernier, pressé par Gonsalve, se retira dans Gaëte où Frédéric, oncle de Ferdinand, l’assiégea.
Ferdinand, roi de Naples, mourut alors, et les affaires n’en allèrent que mieux sous Frédéric, à qui les barons se fiaient, de sorte qu’ils furent bientôt parfaitement réconciliés avec lui. Une place maritime de la conséquence de Gaete, qui donnait entrée aux Français dans le royaume de Naples méritait bien d’être secourue. Le roi y avait fait passer six vaisseaux. Il équipait une grande flotte à Marseille, pour y envoyer un plus grand secours ; mais le cardinal fit tant par ses longueurs, que les confédérés eurent le loisir de se poster aux Pomègues, îles voisines de Marseille, et d’arrêter notre armée.
Aubigny se défendit encore avec beaucoup de valeur contre Gonsalve ; mais voyant qu’il n’avait plus de secours à attendre du roi, il se rendit à condition qu’en abandonnant la Calabre, il aurait la liberté de se retirer en France.
(1497) Les Vénitiens prirent Tarente, qu’ils rendirent quelque temps auprès au roi de Naples, et sur les bruits qui coururent du retour de Charles en Italie, ils s’accordèrent avec Ludovic d’y faire venir l’empereur. Il y vint avec de vastes desseins, mais peu de forces ; il y fut aussi sans crédit. Ludovic suivant toujours son dessein de se rendre maître de Pise, conseillait aux Pisans de se mettre entre les mains de Maximilien, d’où il espérait les tirer, plutôt que de celles des Vénitiens : mais ils le refusèrent.
Ce prince, ne voulant pas que son voyage fût inutile, assiégea Livourne ; mais il fut contraint de lever le siège, et retourna en Allemagne sans avoir rien fait. Les autres confédérés réussissaient mieux. Frédéric obligea Gaëte à capituler, et Gonsalve reprit la forteresse d’Ostie, qu’il remit entre les mains du Pape ; ainsi les Français et leurs amis perdirent tout ce qu’ils avaient en Italie.
Cependant Baptiste Frégose se servit des divisions qui étaient à Gènes, pour la mettre entre les mains du roi. Le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens travaillait aussi pour le rendre maître de Savone, d’où il était. Les deux entreprises manquèrent ; mais Trivulce prit quelques places dans l’État de Gênes et sur Ludovic. Cependant il se traitait une trêve avec Ferdinand, roi d’Espagne, qui faisait parlera Charles pour le dégoûter de la ligue, et il le priait d’oublier ce qu’il avait entrepris contre lui ; tout cela pour l’amuser, et pour donner le temps aux confédérés d’achever leurs affaires en Italie. À la fin, la trêve fut conclue, et malgré la répugnance de Charles, Ferdinand obtint que les princes de la ligue d’Italie y seraient mais comme la trêve ne devait commencer en Italie que cinquante jours après qu’elle avait été arrêtée par la France et l’Espagne, il arriva durant ce temps que les Français se relâchèrent, et les confédérés se servirent de cette occasion pour reprendre toutes les places que Tivulce leur avait prises.
Il se fit ensuite une autre trêve entre les deux rois, où leurs alliés ne furent point compris. Ferdinand passa plus avant, et au lieu de continuer sa protection à son parent, il songea à le dépouiller. Il prétendait avoir droit sur le royaume de Naples, conquis sur la maison d’Anjou par Alfonse son oncle, avec les forces du royaume d’Aragon ; sur ce prétexte, il proposait à Charles de faire conjointement et de partager avec lui cette conquête. Les autres confédérés avaient chacun leurs desseins, et la mésintelligence se mit bientôt parmi eux, aussitôt qu’ils n’eurent plus affaire aux Français.
Le Pape, les Vénitiens et Ludovic, qui tous voulaient faire la loi et étendre leur domination sur leurs voisins, ne pouvaient se supporter les uns les autres. Ainsi il se formait de nouveaux partis en Italie, et le Pape envoyait souvent des messagers pour traiter secrètement avec le roi. Il avait perdu Louis Borgia, duc de Candie, son bâtard, par un accident tragique. Le cardinal Valentin, frère de Louis, jaloux de la grandeur où le Pape l’élevait comme l’aîné, le tua et résolut de prendre l’épée. Il entra dans ce dessein une autre sorte de jalousie, parce qu’ils aimaient tous deux la même personne.
Alexandre, touché de ce malheur, témoignait qu’il voulait se convertir ; mais sa nature perverse étreignit bientôt ces sentiments de piété. II tourna toutes ses pensées à établir le cardinal Valentin, et demanda pour lui en mariage Charlotte, fille de Frédéric, roi de Naples, avec la principauté de Tarente, ce que le père refusa. Le Pape devint dès lors son implacable ennemi, et se tourna du côté de la France, où la princesse avait toujours demeuré, même avant les guerres de Naples, depuis que Ferdinand, son grand-père, l’y avait envoyée pour épouser le roi d’Écosse : mais ce mariage n’eut pas lieu.
Toutes ces choses relevaient les espérances de Charles, qui pensa plus que jamais aux affaires de Naples. Il parlait de ses fautes avec connaissance et avec douceur, et la honte de les avoir faites lui donnait un désir extrême de les réparer ; il commençait à s’appliquer sérieusement aux affaires et à régler ses finances ; il donnait à ceux qui se présentaient, principalement aux pauvres, de longues et fréquentes audiences, où il s’expédiait à la vérité peu de chose, mais elles ne laissaient pas d’empêcher beaucoup de désordres, par la crainte qu’on avait que le roi n’en fût averti.
Ce prince pensa alors à faire partir pour Naples une armée puissante, dont il donnait le commandement à Aubigny et au marquis de Mantoue, qui, maltraité des Vénitiens, s’était donné à lui (1498). Toutes les mesures semblaient être bien prises : mais quand on n’a pas su se servir du temps, on ne le retrouve pas toujours quand on veut. Charles fit un voyage à Tours et à Amboise, où il élevait le plus magnifique bâtiment qu’on eût vu jusqu’alors en France. Là, en allant voir jouer avec la reine une partie de paume, il se donna un coup assez léger à la tête, et quelque temps après il tomba en apoplexie. On le jeta sur une paillasse, où il mourut en sept ou huit heures, le 7 avril 1498. Il s’était réveillé un moment durant son mal, et avait fait connaître qu’il pensait à Dieu. Il s’était confessé deux fois la semaine de sa mort, et la dernière parole qu’il avait dite en santé, fut qu’il espérait avec la grâce de Dieu de ne faire jamais de péché mortel, ni même de véniels s’il le pouvait.
Le lendemain de sa mort, Savonaroie, dont le crédit s’était affaibli par la ruine des affaires de France, après avoir perdu à Florence ses principaux protecteurs , dans un mouvement populaire, fut pendu comme un faux prophète et un imposteur, par ordre d’Alexandre VI, dont il avait repris publiquement la conduite scandaleuse.
Commentaire de la rédaction :
Le Roi étant le pilier du pays, il doit être protégé contre les mauvaises influences et les méchants, alors il s’agit de savoir être sévère envers les mauvais familiers qui cherchent avec perversité à manipuler le Roi ou exploiter ses faiblesses :
« Ainsi les méchants qui abusent de la faveur des rois et leur donnent de mauvais conseils, ou se rendent les instruments de leurs passions, trouvent à la fin le juste supplice de leurs crimes. »
Le règne de Charles VIII confirme le redressement du règne de Louis XI et l’extension du domaine royal aux provinces du royaume qui certes reconnaissaient l’autorité du roi, mais non pas son pouvoir, et en particulier la Bretagne, dont le destin était de devenir reine de France. Retenons que la réunion au domaine royal provient de la demande faite par les Bretons eux-mêmes, à leur roi, de venir les aider contre les menées d’un duc d’Orléans… Dans tous les cas, la suzeraineté royale sur la Bretagne date des mérovingiens, même si leur particularité et leur indépendance de mouvement fut toujours très important. Il serait intéressant ici de relire Claude Gauvard sur la grâce royale, qui analyse comment le pouvoir royal retrouve ses prérogatives en Bretagne d’abord d’une façon très chrétienne : le pouvoir punitif ou coercitif du roi était nul en Bretagne, son pouvoir fut d’abord réaffirmé par des grâces qu’il pouvait donner à des sujets de Bretagne, qui venaient à lui pour lui demander, en tant que roi très chrétien, de faire grâce d’une décision de justice locale.
Le roi de France s’est ainsi réimposé en Bretagne par la justice chrétienne, en l’incarnant, et dans une grande charité. Les événements ont ensuite confirmé cette volonté divine de marier complètement cette province à la France à travers le mariage royal.
C’est un enseignement pour nos jours : la Restauration ne pourra passer que par la justice et la charité d’un Roi très chrétien (dans cet ordre et sans que l’un ne vienne flouer l’autre).
Cette force spirituelle ne doit pas faire oublier la force temporelle : le roi de France était puissant grâce à de bonnes finances qui permettaient l’entretien d’une bonne armée, lui donnant les instruments d’une bonne justice et d’une bonne politique.
L’empereur de son côté, du fait de sa pauvreté et de son élection, n’avait plus vraiment la puissance d’un empereur…
Notons combien Charles VIII, dans sa jeunesse, manifeste le caractère d’un roi très chrétien : il pardonne quand on vient lui demander pardon (ce qui permet de régler d’une bonne façon le problème breton) et les villes se rendent à lui quand il vient en personne à la tête de son armée, lui le roi sacré à Reims.
Retenons un autre enseignement de Bossuet, mettant en garde contre la tyrannie du roi Ferdinand :
« Un prince qui méprise Dieu ne peut guère se conserver de respect parmi ses peuples, et quand il renonce si publiquement à la protection divine, il s’ôte lui-même ce que la puissance royale a de plus invincible. »
Que nos contemporains l’entendent, et sachons retrouver le fondement politique chrétien de notre pays, ce qui devrait être « facile » puisque nous subissons tant les mauvaises conséquences la politique révolutionnaire…
Notons encore un enseignement, qui fait rêver en nos temps : les hommes se disputent, et même quand ils deviennent chrétiens, cela ne change pas. Ce qui change c’est le rappel incessant des devoirs du chrétien, et les efforts des uns et des autres pour la justice et la charité. En pratique on découvre combien ces seigneurs et ces rois parviennent à se pardonner, pas simplement par jeu politique, et surtout à faire appel à des arbitres à qui ils se remettent, d’autres princes, pour régler au mieux des conflits qui font souffrir les pays…tout en acceptant de sacrifier des intérêts temporels, sans flouter néanmoins la justice. Les temps étaient encore chrétiens…
Beau temps, où un chancelier de France, sur simple remontrance, peut arrêter un Roi dans sa conquête d’une Bretagne qu’il aurait pu prendre facilement à une jeune reine sous régence… on respectait encore la famille, la justice, et la faiblesse de la femme isolée.
Le règne de Charles VIII est aussi marqué par la grande épopée de Ferdinand le Catholique et Isabelle la Catholique, qui finisse la reconquête de la péninsule ibérique sur les musulmans, et amorcent l’évangélisation si fructueuse du nouveau monde. Ce sera ces royaumes d’Aragon et de Castille, unis par mariage, mais toujours distincts institutionnellement, qui auront l’insigne honneur de mettre en place la réforme de Trente avant même le concile de Trente, fournissant comme le prototype qui servira au concile pour décider des réformes, en particulier dans le ménage parmi les évêques, qui s’empâtaient un peu ans la politique et le train de vie de grands seigneurs.
Il est à noter que c’est d’ailleurs Alexandre VI, certainement critiquable pour sa vie personnelle, qui eut l’intelligence de donner à des rois très pieux les rênes d’une politique catholique pour le meilleur profit des âmes : inquisition espagnole, expulsion des juifs, évangélisation du nouveau monde, protection des particularités provinciales, etc. Bossuet, en bon catholique, reconnaît tout cela, et sait faire la différence entre un juste amour de son pays et un nationalisme idiot, qui ne veut pas reconnaître les mérites des autres…
Bossuet, en bon chrétien, ne cache pas les menées politiciennes et bien peu chrétiennes d’Alexandre VI, qui pensent moins à évangéliser et à protéger la Chrétienté qu’à accroître son pouvoir : quand on pense que la situation face aux Turcs était idéale, le pape, au lieu d’aider à faire la paix en Italie entre français et les divers seigneurs du Piémont…
Ce dernier aspect devrait être un enseignement absolument clef pour notre temps, et en particulier pour tous les « patriotes » … comme disait saint François de Sales, au détour d’une réflexion profondément spirituelle et très pratique :
« Ainsi les femmes doivent préférer leurs maris à tout autre, non en honneur, mais en affection ; ainsi chacun préfère son pays aux autres, en amour non en estime et chaque nocher chérit plus le vaisseau dans lequel il vogue que les autres quoique plus riches et mieux fournis. Avouons franchement que les autres Congrégations sont meilleures, plus riches et plus excellentes, mais non pas pourtant plus aimables ni désirables pour nous puisque Notre-Seigneur a voulu que ce fût marié à cet Institut ; suivant le dire de celui auquel quand on demanda quel était le plus agréable séjour et le meilleur aliment pour l’enfant : le sein, dit-il, et le lait de sa mère1… »
Charles VIII nous apprend encore un précieux enseignement pour la jeunesse : emporté par la fougue et l’inexpérience de la jeunesse, et contre de trop nombreux conseils, qui voyaient venir le danger et l’impréparation, Charles VIII se décide à aller en Italie, sans véritable raison de justice. Les paillettes de la gloire vaine peuvent faire tourner toute tête… sachons-le, et plus on est puissant, que ce soit temporellement, intellectuellement ou autre, plus il faut savoir s’humilier, et bien apprendre à écouter les conseils (qui ne sont certes pas des ordres) des gens expérimentés et sages. Cela fait penser au roi Roboam, fils de Salomon, qui refuse d’écouter le conseil des anciens, et prend comme familiers et conseillers ses camarades jeunes et fougueux…pour le pire.
D’un autre côté, comme le disait Savonarole, l’intervention française était peut-être providentielle, pour punir les seigneurs italiens, et le pape, qui étaient un peu trop oublieux de Dieu… Mais Charles VIII, qui aurait pu déposer le Pape, à la demande de tous, n’osa pas…une première faiblesse moderne, il l’épargna contre des places…et ce pape, terrible, obéit de plus au turc de faire mourir son frère alors à Rome…
Un roi jeune est une force, car il dure longtemps, s’il sait éviter les copinages et les fréquentations de son âge, pour s’en remettre à la sagesse de la vieillesse – la bonne vieillesse, ces vertueux polis par l’âge, et non pas les vieux retors encrassés dans l’exercice subtil des vices.
Ce roi, inexpérimenté, a eu du mal à aussi persévérer dans la vertu, surtout quand les armes lui souriaient, et que les manœuvres politiques ne l’aidaient pas à faire la part des choses. Ce roi très humain nous montre l’histoire d’une âme en combat spirituel, dont la puissance au temporel aurait pu lui tourner la tête : s’il a fait des erreurs, il respecta les devoirs du roi de France, de protéger le saint-siège et de faire justice. Il mourut de plus dans les sacrements, et il se repentit de ses fautes stratégiques, et de ses relâchements dans les plaisirs en Italie.
1Francis Mugnier, Toute la vie sanctifiée, Éditions Parthénon, 2023, p. 236, citation de saint François de Sales, dont l’orthographe a été modernisé par nos soins.