Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 26 Charles VII : vainqueur des Anglais et élu de Dieu
Texte de Bossuet :
Charles VII. (An 1422.)
Charles VII apprit au château d’Espailly, près du Puy en Velay, la mort du roi son père ; et quoiqu’il l’eût déshérité, il ne laissa pas de le pleurer beaucoup. Il se fit couronner à Poitiers, jusqu’à ce qu’il pût, selon la coutume, se faire sacrer à Reims, qui était en la puissance de ses ennemis. Il était allé quelques jours auparavant à la Rochelle où le plancher de la chambre dans laquelle il tenait conseil étant fondu, il pensa être accablé ; mais, par une protection particulière de Dieu, il ne fut que légèrement blessé.
Ce prince n’avait en son pouvoir que la Touraine, le Berry, le Languedoc, le Lyonnais, le Forez, le Dauphiné, une partie de la Guienne, le Poitou, la Saintonge, le pays d’Aunis, où la Rochelle est située, et quelques autres provinces d’au-delà de la Loire. En deçà il possédait quelques châteaux et le reste du royaume était tenu par les Anglais. Les ducs de Bourgogne et de Bretagne étaient unis contre lui avec le duc de Bethfort qui se disait régent du royaume. Ce dernier avait épousé Anne, sœur du duc de Bourgogne, et leur union étant affermie par cette alliance, ils faisaient de grands préparatifs contre leur ennemi commun.
Il se donna d’abord (1424) beaucoup de petits combats où l’avantage fut tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; mais il y eut ensuite une grande bataille auprès de Verneuil où les Français furent battus. Le comte de Boukam, connétable de France, fut tué ; le duc d’Alençon fut pris avec beaucoup d’autres seigneurs. Le roi perdit dans ce combat quatre à cinq mille hommes. Artus, comte de Richemond, frère du duc de Bretagne et beau-frère du duc de Bourgogne dont il avait épousé la sœur, veuve du Dauphin Louis, fut fait connétable. Dans un état si heureux des affaires de Charles, la querelle qui survint entre Philippe duc de Bourgogne, et Hainfroi duc de Glocestre, lui donna quelque espérance, parce qu’il crut que ce serait une occasion à Philippe de se détacher des Anglais.
Jacqueline de Bavière (1427), comtesse de Hainault, de Hollande et de Zélande, femme hardie et impérieuse, après la mort du Dauphin Jean, son premier mari, avait épousé Jean, duc de Brabant, cousin du duc de Bourgogne, homme faible d’esprit et de corps qu’elle méprisa bientôt, le trouvant indigne d’elle et se souvenant de son premier mariage. S’étant donc séparée de lui, elle épousa le duc de Glocestre. Philippe avait pris le parti du duc de Brabant, son cousin, et le duc de Bethfort n’avait pu accommoder cette affaire. Charles prit ce temps pour faire parler de paix au duc de Bourgogne ; mais il ne voulut rien entendre qu’on n’eût éloigné Tanneguy et les autres qui avaient pris part à l’assassinat de son père.
Richemond fit ensuite diverses propositions qui ne réussirent pas alors, parce que Philippe avait le cœur trop ulcéré et trop occupé du désir de la vengeance. Le connétable fut plus heureux à faire la paix du duc de Bretagne, son frère, et cette réconciliation fut d’une grande utilité pour le service du roi. Richemond servait très-bien, mais il voulait être le maître des affaires. Après l’éloignement de Tanneguy, Giac avait pris le principal crédit auprès de Charles. Le connétable eut la hardiesse de l’enlever dans son lit entre les bras de sa femme et de le mener dans une de ses terres, où l’ayant fait juger par son juge, il le fit noyer. Le roi, quoique fort indigné de cette action, n’en fit pas le châtiment qu’elle méritait, ou par faiblesse, ou plutôt à cause du misérable état de ses affaires.
L’année suivante (1428), les Anglais assiégèrent Orléans, ville très-considérable sur la rivière de la Loire, où ils pouvaient entrer dans les pays que le roi possédait. Au commencement du siège, le comte de Salisbury qui y commandait pour les Anglais, étant sur une petite hauteur pour reconnaître la place, un de ses capitaines lui dit : « Voilà votre ville que vous voyez tout entière. » Pendant qu’il écoutait ces paroles, il fut emporté d’un coup de pierre qu’un canon lança contre lui. Le siège ne laissa pas de continuer, et la ville était tellement pressée qu’elle offrait au duc de Bethfort de se rendre au duc de Bourgogne, à condition qu’il la garderait au duc d’Orléans, prisonnier en Angleterre. Bethfort refusa la proposition et voulut avoir la place pour lui (1429). En même temps il envoya, sous la conduite de Fastol, chevalier anglais, un grand convoi pour ravitailler le camp. Les Français, commandés par les comtes de Clermont et de Dunois, s’étant avancés pour le défaire, furent eux-mêmes défaits avec grande perte auprès de Rouvray-Saint-Denis. Cette bataille s’appela la bataille des Harengs, à cause des provisions de carême qu’on portait au camp des Anglais durant ce temps d’abstinence. Telle était la piété de nos ancêtres, qui même durant la guerre ne se dispensaient jamais du jeûne prescrit par l’Église.
Orléans était à l’extrémité, les troupes du roi étaient ruinées et découragées par tant de pertes ; il n’y avait plus d’argent pour en lever d’autres et tout paraissait désespéré, lorsqu’il vint à la cour une jeune fille âgée de dix-huit à vingt ans, qui disait que Dieu l’avait envoyée pour tirer la France des mains des Anglais, ses anciens ennemis.
Cette fille, nommée Jeanne d’Arc, native de Domrémy, petit village près de Vaucouleurs, sur les frontières de Champagne et de Lorraine, avait été servante dans une hôtellerie et gardait ordinairement les moutons. Tout le pays d’alentour rendait grand témoignage à sa piété. Il y avait déjà deux mois qu’elle pressait Beaudricour, capitaine de Vaucouleurs, de l’envoyer promptement au roi, et on raconte que le propre jour de la bataille des Harengs, elle le pressa plus que jamais, l’assurant que le roi souffrait beaucoup ce jour-là, et que le retardement qu’il apportait à l’envoyer auprès de lui portait grand préjudice à ses affaires. Le gouverneur, après s’être longtemps moqué de ses visions (c’est ainsi qu’il les appelait), fléchi ou par l’importance de l’affaire ou par l’importunité de cette fille, lui donna enfin des gens pour la conduire à Chinon où le roi était alors. À la cour tout le monde se moqua d’elle et on la regarda comme une folle.
Cependant la nouveauté de la chose porta le roi à la voir ; mais pour l’éprouver, dans le temps qu’elle l’aborda, il se mêla dans la foule des courtisans et ordonna à l’un d’eux de paraître à sa place. La Pucelle l’alla démêler parmi tout le monde, se mit à genoux devant lui, et le saluant comme aurait pu faire une personne élevée à la cour, elle dit ces paroles avec une assurance surprenante : « Dieu m’a envoyé ici pour faire lever le siège d’Orléans, pour vous mener sacrer à Reims et vous annoncer que les Anglais seront chassés de votre royaume. »
Quoiqu’elle parlât avec une confiance qui étonnait tout le monde, on fut longtemps sans ajouter foi à ses paroles, mais comme elle continuait à assurer qu’on perdrait tout, faute de la croire, le roi résolut enfin de la faire examiner par des docteurs. Elle leur rendit fort bonne raison de sa conduite. Lorsqu’ils lui demandèrent pourquoi elle était habillée en homme, elle répondit qu’elle y était obligée, parce qu’elle était envoyée pour faire la guerre et que devant être avec des soldats, elle se défendrait mieux de leur insolence avec cet habit. Ainsi elle gagnait croyance peu à peu. Lorsqu’elle fut appelée au conseil, elle parla aussi pertinemment de la guerre que les capitaines les plus experts. On lui voyait manier les armes et conduire un cheval fougueux avec tant d’adresse qu’on l’eût prise pour un cavalier consommé dans ces exercices ; dans tout le reste, elle était d’une simplicité extraordinaire.
Le roi, touché de ces choses, se résolut à lui donner les troupes qu’elle demandait pour secourir Orléans, et de la faire accompagner par quelques-uns de ses capitaines. Comme elle approcha de la ville, ses gens, épouvantés de tant de forts qu’il fallait emporter, lui disaient que son entreprise était impossible. Elle les exhorta à avoir confiance en Dieu et à commencer par se confesser ; elle les assura que les Anglais ne feraient aucune démarche pour empêcher leur passage. En effet, ils abandonnèrent sans combat le fort qui était du côté où les Français abordaient. Elle entra glorieusement avec le convoi et remplit toute la ville de joie et de courage.
Peu après, comme le comte de Dunois emmenait un second convoi, la Pucelle fit une sortie pour aller au-devant de lui, et le conduisit dans la place. Dès le même jour elle prit un des forts des ennemis ; le lendemain elle en emporta un autre, et montra dans ces deux actions, avec la valeur d’un soldat, la conduite d’un capitaine. Elle coucha la nuit devant le rempart, avec résolution d’attaquer le jour suivant un troisième fort, qui était au bout du pont où tous les Anglais s’étaient ramassés. À la pointe du jour elle commença son attaque ; sur le midi elle fut blessée dans le fossé et ne laissa pas de continuer ; sur le soir elle cria tout d’un coup qu’on donnât et que le fort serait emporté. Alors tous les soldats, animés comme par un mouvement divin, entrèrent de tous côtés.
Les Anglais repoussés levèrent le siège le 8 mai 1429. Nos gens, qui avaient à peine perdu cent hommes dans des attaques si périlleuses, rendirent grâces à Dieu et célébrèrent la Pucelle avec une joie extrême ; et quoique le comte de Dunois et les autres capitaines eussent dignement servi, ils n’étaient cependant pas fâchés que le peuple et les soldats donnassent toute la gloire à la Pucelle.
L’armée française prit quelques places, et le connétable, à qui le roi n’avait pas voulu accorder la permission de le venir joindre, alla en Normandie faire la guerre aux Anglais. La Pucelle, après cela, déclara qu’elle était avertie d’en haut que les Anglais anciens ennemis des Français, ramassaient leurs forces pour les combattre. Elle exhorta nos gens à marcher contre eux avec courage, leur promettant une victoire assurée. La chose arriva comme elle l’avait prédit, La bataille fut donnée à Patay en Beauce, où les Anglais furent battus, avec peu de perte de notre côté, et Talbot, capitaine célèbre parmi les Anglais, fut pris dans ce combat.
La Pucelle étant retournée auprès du roi, lui conseilla d’aller à Reims se faire sacrer. Tout le conseil y résistait, parce que Reims et toutes les places d’entre-deux étaient au pouvoir de l’ennemi. L’avis de la Pucelle l’emporta, et le roi se prépara au voyage. Cependant le nom de la Pucelle d’Orléans volait par tout le royaume et remplissait de courage les Français, qui accouraient de toutes parts à l’armée du roi. Les Anglais, au contraire, étaient abattus, et plusieurs villes épouvantées se rendirent sur le passage. On approcha de Troyes, qu’on trouva fort bien fortifiée, et où le duc de Bourgogne avait une puissante garnison de Bourguignons et d’Anglais.
Notre armée souffrit beaucoup à ce siège par la disette des vivres, et on était presque réduit au désespoir. Avant de consentir à abandonner l’entreprise, le roi fit venir la Pucelle qui demanda encore deux jours, et assura que dans ce terme la ville serait rendue. Charles, qui s’estimait heureux, si on pouvait en six jours achever une entreprise si difficile, voulut qu’on attendît, malgré l’extrémité où il voyait les affaires. La Pucelle, en même temps, fit dresser une batterie, qui obligea la ville à capituler. La garnison sortit, et Troyes se rendit au roi.
La réputation de tant de victoires réveilla dans tous les Français l’amour de leur prince : on croyait qu’il était invincible, et que s’opposer à ses progrès, c’était s’attaquer à Dieu, qui se déclarait pour la justice de sa cause. L’évêque de Châlons vint, à la tête de tous les bourgeois de sa ville, apporter les clefs au roi, et Reims ouvrit aussi ses portes avec joie. Charles y étant entré se fit sacrer le lendemain, 17 juillet 1429, selon la coutume de ses ancêtres, et ce que la Pucelle avait prédit fut accompli, contre l’attente de tout le monde. Ensuite elle vint au roi lui demander son congé, disant que, puisque les choses qui lui avaient été commises d’en-haut étaient achevées, il était temps qu’elle retournât dans sa retraite, et qu’elle quittât la vie militaire qu’elle avait prise par ordre de Dieu (1430). Le roi ne voulut pas l’écouter, et lui commanda de demeurer à sa suite. Après avoir pris Beauvais, Senlis et Saint-Denis, il assiégea Paris par le conseil de la Pucelle. Les Parisiens, attachés à la maison de Bourgogne, se défendaient avec opiniâtreté. La Pucelle ayant pris la contrescarpe du côté de la porte Saint-Honoré, fit jeter les fascines pour combler le fossé, et ne cessa de continuer son entreprise, quoiqu’elle eût la cuisse percée, jusqu’à ce que le duc d’Alençon l’emmena de force.
On fut contraint, peu de temps après, de lever le siège avec quelque perte. Les Bourguignons ayant assiégé Compiègne, la Pucelle se jeta dans la ville. Dans une sortie où les siens ne purent pas résister aux ennemis, qui fondaient sur eux de toutes parts, elle fit sonner la retraite, pendant laquelle, comme un bon capitaine, elle se mit à la queue pour faire la retraite. Son cheval s’abattit sous elle, et les Bourguignons l’ayant prise la livrèrent aux Anglais.
Ceux-ci, au lieu d’admirer une si rare vertu, qu’ils devaient estimer dans un ennemi, la mirent entre les mains de l’évêque de Beauvais pour la juger. Ce prélat, affectionné au parti anglais, la condamna comme magicienne et pour avoir pris l’habit d’homme. En exécution de cette sentence, elle fut brûlée toute vive à Rouen en 1431. Les Anglais firent courir le bruit qu’elle avait enfin reconnu que les révélations dont elle s’était vantée étaient fausses : mais le Pape, quelque temps après, nomma des commissaires ; son procès fut revu solennellement, et sa conduite approuvée par un dernier jugement, que le Pape lui-même confirma. Les Bourguignons furent contraints de lever le siège de Compiègne.
Le jeune roi d’Angleterre vint de Rouen à Paris, où il fit son entrée par la porte Saint-Denis, le 2 décembre 1431, et se fut couronner roi de France à Notre-Dame, plutôt à la manière d’Angleterre qu’à la nôtre. Cependant le comte de Dunois fit une entreprise sur Chartres par le moyen de deux marchands qu’il avait gagnés. Ils avaient accoutumé de mener des vivres dans la ville, et le comte leur ayant donné quelques soldats habillés en charretiers pour se saisir des portes, il y en envoya d’autres par divers chemins, qui avaient ordre de se rendre auprès des charretiers dans le même temps qu’il y arriverait lui-même. Il s’entendit aussi avec Jean Sarrazin, célèbre prédicateur Jacobin, qui, averti par quelle porte on devait entrer, invita ses auditeurs à un sermon, à l’autre extrémité de la ville, au jour et à l’heure marquée pour le rendez-vous de nos gens.
(1432.) Tout le peuple y étant accouru à son ordinaire avec grande ardeur, le prédicateur fit un long sermon pour donner lieu à l’entreprise. Cependant les marchands entrèrent et amusèrent ceux qui gardaient les portes, en leur donnant du vin et quelques poissons ; en même temps nos gens se saisirent de la porte, et le comte de Dunois étant survenu entra avec ses soldats. Le peuple semblait prêt à poser les armes, lorsque l’évêque Jean de Feligny survint. Comme il était un des chefs du parti des Bourguignons, il anima tout le monde au combat : il y périt malheureusement, et la ville fut pillée.
Pendant que les affaires de la guerre réussissaient si heureusement, la cour fut troublée par un accident étrange arrivé à la Trémouille favori du roi. Bueil, et quelques autres personnes affidées à Charles d’Anjou, comte du Maine et frère de la reine, le prirent et l’enlevèrent. Le roi, étonné de celle nouvelle, crut qu’on en voulait à sa personne ; mais enfin il se laissa apaiser, ou par crainte, ou par l’adresse du comte son beau-frère et il approuva la chose en pleine assemblée des états généraux, qui se tenaient alors à Tours. Le comte eut la principale autorité, mais Bueil et ses compagnons furent bientôt disgraciés (1435). Le comte de Richemond travailla à la paix du duc de Bourgogne. Les deux princes étaient en bonne disposition, et il s’était déjà fait, quelque temps auparavant, une trêve, qui fut bientôt rompue par les intérêts des Anglais.
En ce temps-là, la femme du duc de Bethfort, qui était sœur du duc de Bourgogne, et qui unissait ces deux princes, étant morte, leur amitié commença à se refroidir, et on s’aperçut qu’ils pouvaient être désunis. Les rapports qu’on leur faisait de part et d’autre aigrissaient leurs esprits; quelques-uns travaillaient aussi à les réconcilier, et leurs amis communs les amenèrent pour ce sujet à Saint-Omer ; mais la chose réussit si mal, qu’ils se retirèrent sans se voir, parce que le duc de Bourgogne prétendit que c’était au duc de Bethfort à lui rendre la première visite : ils furent plus aliénés que jamais, et le connétable se servit de cette occasion pour disposer Philippe à la paix ; enfin elle fut conclue par l’entremise d’Eugène IV et du concile général, qui se tenait alors Bâle.
Les conditions furent que Charles désavouerait le meurtre commis en la personne de Jean, duc de Bourgogne, comme une action indigne, qu’il aurait empêchée s’il avait été en âge de le faire ; que Philippe, de son côté, prierait le roi de n’avoir aucune haine contre lui, et que désormais les deux princes vivraient en bonne intelligence, sans se souvenir des inimitiés passées; que si on pouvait découvrir les auteurs d’un si horrible assassinat, le roi les ferait punir selon leurs mérites : si on ne pouvait les prendre, qu’ils seraient bannis à perpétuité du royaume, sans jamais pouvoir espérer de pardon : qu’à Moutereau-sur-Yonne, où le duc avait été tué, et aux Chartreux de Dijon, où il était inhumé, il se ferait une fondation pour le repos de son âme aux dépens du roi, et que pour dédommagement il céderait à Philippe les comtés d’Auxerre, de Mâcon et de Bar-sur-Seine, avec Arras, Péronne, Montdidier et Roye, pour les tenir en pairie, la souveraineté réservée au roi, et le ressort au parlement de Paris; qu’il lui engagerait encore Amiens, Corbie, Abbeville, et tout le comté de Ponthieu, avec quelques autres places sur la Somme, rachetables pour quatre cent mille écus d’or; que durant la vie du duc il ne rendrait point d’hommage au roi de toutes les terres qu’il tenait de lui; que le roi le défendrait contre les Anglais, s’il en était attaqué, et qu’il ne ferait point de paix avec eux que du consentement du duc.
Quoique ces conditions fussent rudes et semblassent peu convenables à la majesté royale, le roi fut obligé de les accepter, et aima mieux s’y soumettre que de ruiner ses affaires, sous prétexte de conserver un vain honneur. La reine Isabeau de Bavière, mère du roi, après avoir expié par une longue misère la haine injuste qu’elle avait contre son fils, mourut le 24 septembre 1433, également méprisée des Anglais et des Français, et insupportable à elle-même. (1436)
Les Anglais, mal satisfaits du duc de Bourgogne, tachèrent de soulever la Hollande contre lui, ce qui obligea ce prince à leur déclarer la guerre. Les Parisiens, voyant Pontoise, Corbeil, Saint-Denis et les autres villes d’alentour en la puissance du roi, et le duc de Bourgogne, pour l’amour duquel ils étaient attachés aux Anglais, avait fait sa paix, songèrent aussi à rentrer dans leur devoir. Le connétable, averti de ces bonnes dispositions, s’avança à Pontoise avec le comte de Dunois, et leur fit savoir que s’ils voulaient s’affranchir du joug des Anglais il viendrait à leur secours.
Sur cette déclaration, les bourgeois s’assemblèrent à dessein de se jeter sur les Anglais. Ceux-ci, pour les empêcher, voulurent se rendre maîtres de la porte Saint-Denis ; mais les bourgeois tendirent des chaînes, et les assommaient à coup de pierres et de plâtras de dessus les toits et par les fenêtres. Cependant Richemond s’étant rendu maître de la porte Saint-Jacques, à l’aide des bourgeois qui la gardaient, ses gens se répandirent de tous côtés dans la ville par cette porte et par-dessus les murailles. Les Anglais effrayés se retirèrent à la Bastille et ceux de leur parti ne se trouvant plus assez forts, mirent les armes bas.
Le Te Deum fut chanté en action de grâces de la réduction de la ville avec une joie extrême de tout le peuple. Le soir Richemond mit le siège devant la Bastille, et le lendemain il se saisit du pont de Charenton. La Bastille fut obligée de capituler, et les Anglais se retirèrent vie et bagues sauves.
Le duc de Bourgogne assiégea Calais sur la parole de ceux de Gand, qui, par leur légèreté et insolence naturelles, le contraignirent d’abandonner l’entreprise en le menaçant de le tuer. Les Anglais cependant ne demeurèrent pas sans rien faire. Ils reprirent Pontoise, pendant l’hiver, d’une manière surprenante. Comme les fossés étaient pris de glace, et que la terre était toute couverte de neige, ils s’habillèrent de blanc, et étendirent des draps de toile sous lesquels ils se glissèrent jusqu’au pied de la muraille ; à un certain signal ils se levèrent tout à coup et commencèrent l’escalade. Les bourgeois se défendirent fort bien et envoyèrent chercher du secours à Saint-Denis ; mais, avant qu’il fût venu, la ville fut prise.
Le connétable, de son côté, prit Meaux et quelques autres places, malgré la résistance des Anglais. Pendant que l’autorité du roi se rétablissait par la force et les bons succès de ses armes, elle pensa être ruinée en 1439 par les divisions domestiques. Les ducs d’Alençon et de Bourbon, avec quelques autres princes et seigneurs, fâchés de n’avoir point de part au gouvernement, se liguèrent entre eux et entreprirent la guerre contre le roi, sous prétexte qu’il se laissait gouverner par de très-mauvais ministres. Ils envoyèrent le bâtard de Bourbon au Dauphin Louis, pour l’attirer dans le parti.
Ce prince, dès sa première jeunesse, avait toujours montré beaucoup d’esprit et de vivacité, mais il était inquiet, ambitieux et ennemi de la dépendance. Il avait dix-sept ans, et il était marié depuis un an, avec Marguerite, fille du roi d’Écosse. Depuis ce temps, il avait quitté les bagatelles qu’on aime trop à cet âge, et croyait qu’on lui faisait tort de ne pas l’employer dans les affaires, et il murmurait secrètement contre le roi qui ne l’y appelait pas. Le bâtard lui représentait l’état des choses, les forces et les desseins du parti ; que les princes ne se proposaient que le service du roi et le bien de l’État ; qu’il y allait de son intérêt de pourvoir aux nécessités du royaume désolé, et qu’il n’y avait plus que l’autorité du Dauphin qui en pût empêcher la perte totale. Ce jeune prince, attiré par ces raisons, entra dans la ligue et se déroba de la cour.
Charles déclara les ducs d’Alençon et de Bourbon, et les autres qui lui avaient enlevé son fils, criminels de lèse-majesté. Les villes où le Dauphin se présenta lui déclarèrent que le roi serait toujours le maître absolu, de sorte que le jeune prince sentit bien qu’il n’y avait aucune espérance de réussir dans ses prétentions, surtout après que le duc de Bourgogne, à qui il avait demandé retraite dans ses états, lui eut répondu qu’il l’y recevrait volontiers, mais qu’il ne devait pas s’attendre qu’il lui donnât aucun secours contre le roi. Il fut donc obligé de venir demander pardon au roi ; les affaires y forçaient le Dauphin, et le duc ne cessait de l’y exhorter.
Après que le roi lui eut pardonné, le jeune prince ayant dit assez fièrement qu’il fallait aussi pardonner aux autres, Charles, irrité de ce discours, répondit qu’il ne recevrait point la loi de ses sujets, moins encore de son fils, et refusa cette grâce. Sur cela, le Dauphin ayant reparti qu’il fallait donc qu’il s’en retournât, et qu’il l’avait ainsi promis aux princes, le roi se moquant des paroles que son fils avait données sans son ordre, ajouta que s’il s’ennuyait d’être auprès de lui, la porte était ouverte, et qu’il pouvait aller où il voudrait : à ces mots, il commença de sentir la puissance royale et paternelle, et se mit tout à fait dans son devoir.
Ensuite le roi, de lui-même, pardonna aux princes ; mais il ôta au duc de Bourbon, auteur de l’entreprise, toutes les places dont il avait le gouvernement. Pour le bâtard de Bourbon, il fut, par son ordre, cousu dans un sac et jeté dans la rivière à Bar-sur-Aube. Le roi changea tous les domestiques du Dauphin, excepté son confesseur et son médecin, et mit auprès de lui des personnes affidées. Il fut ensuite à Troyes, où, désirant remédier aux désordres que faisaient les gens de guerre, il fit un fonds pour leur subsistance, et pour cela il imposa la taille qui depuis ce temps-là a été perpétuelle.
Après de longues querelles, la paix fut conclue entre la maison d’Orléans et celle de Bourgogne. Charles d’Orléans, qui était prisonnier en Angleterre depuis la bataille d’Azincourt, fut relâché par l’entremise de Philippe, duc de Bourgogne, en payant toutefois une grande rançon, et il épousa Marie de Clèves, fille d’Adolphe, duc de Clèves, et de Marie, sœur du duc de Bourgogne, ainsi qu’il l’avait promis dans sa prison. Le mariage fut célébré avec beaucoup de magnificence. Philippe envoya à Charles la Toison d’Or, qui était la marque de l’ordre qu’il avait institué depuis peu. Il reçut aussi de lui le collier de son ordre. Les deux ducs s’étant unis par ces témoignages d’amitié mutuelle vécurent dans une étroite correspondance.
Beaucoup de noblesse s’attacha au duc d’Orléans qui venait à la cour avec une grande suite. Le roi qui avait été souvent trahi et qui, pour cette raison, était toujours eu défiance, eut du soupçon contre lui ; de sorte qu’il lui fit dire que, s’il voulait venir à la cour, il y vînt moins accompagné. Le duc de Bourgogne lui avait bien prédit que cette magnificence ne plairait pas, et que les ministres ne souffriraient pas qu’il se mêlât des affaires. Ce prince, après avoir rendu ses respects au roi, se retira chez lui, où il vécut paisiblement.
Cependant le roi, avec le Dauphin, assiégea Pontoise ; Talbot ravitailla deux fois cette place. Richard, duc d’York, régent du royaume et gouverneur de Normandie, ayant fait d’un côté du camp une fausse attaque, passa la rivière de l’autre et entra dans la place avec son armée. Charles ne laissa pas de continuer le siège, et ayant pris l’église de Notre-Dame qui commandait à la ville, les Anglais ne purent tenir plus longtemps. Les princes se révoltèrent pour la seconde loi. Ils s’assemblèrent à Nevers, d’où ils envoyèrent leurs plaintes au roi. Ils se plaignaient principalement de deux choses : la première, de ce qu’on ne faisait point la paix avec l’Angleterre ; et la seconde de ce qu’on chargeait trop le peuple. C’est le prétexte qu’ils donnaient à leurs desseins ambitieux.
Charles, pour apaiser les esprits émus et ôter aux princes tout sujet de plainte, répondit que les Anglais faisaient des propositions si insupportables, et qu’ils demandaient tant de provinces en pleine souveraineté, que, s’il leur accordait ce qu’ils demandaient, les princes eux-mêmes s’opposeraient à sa trop grande facilité; qu’à l’égard des impôts, on savait combien ils étaient nécessaires pour soutenir les dépenses de la guerre, et qu’autant qu’il avait pu, il n’avait rien levé sans le consentement des Etats généraux ; mais que les principaux des états lui ayant représenté que ces assemblées ne se pouvaient faire sans qu’elles fussent une augmentation de charge pour le peuple, qui payait les députés, il faisait les impositions selon le besoin de ses affaires, et faisait porter l’argent dans ses coffres par les élus des paroisses avec le moins de frais qu’il se pouvait.
Cependant les Anglais assiégèrent Dieppe ; le Dauphin qui ne demandait qu à se signaler, entreprit de faire lever le siège de cette place. En même temps le roi alla en personne, avec seize mille chevaux, au secours de la ville de Tartas qui devait se rendre, si une année royale ne vouait à son secours avant un certain temps. L’armée étant venue, la ville demeura au pouvoir de Charles. Il prit Saint-Sever et quelques autres places dans la Gascogne.
Le Dauphin, qui avait suivi le roi, fut renvoyé en Normandie, sur les instances réitérées du comte de Dunois, pour s’opposer au général Talbot, qui assiégeait la ville de Dieppe ; et ayant forcé le camp des Anglais, il ravitailla Dieppe, et fit lever le siège. Cependant le duc de Bourgogne s’empara du duché de Luxembourg, comme héritier d’Antoine de Brabant et Jean de Bavière, ses oncles (1444). La trêve fut accordée entre les deux rois en attendant qu’on pût conclure la paix, Henri, roi d’Angleterre, épousa Marguerite, fille du roi de Sicile, femme habile et courageuse, qui aurait été capable d’inspirer de grands desseins à son mari, si elle eût rencontré un courage semblable au sien. Le Dauphin, pendant la trêve, fit la guerre aux Suisses qui s’étaient révoltés contre l’empereur. Cette guerre lui réussit mal, et un peu après, ennuyé de l’état où il se trouvait, il se retira dans le Dauphiné.
Son humeur impérieuse n’était pas contente du peu de part qu’il avait au gouvernement. Il se plaignait des amours du roi et des mauvais traitements que recevait la reine sa mère. Son esprit inquiet et chagrin, incommode au roi et à lui-même, couvrait son ambition sous ces vains prétextes.
L’Église avait été troublée vers ce temps-là par les grands mouvements qui arrivèrent à Bâle. Eugène IV fit un décret pour transférer le concile à Ferrare, où les Grecs, séparés depuis si longtemps de l’Église romaine, devaient s’assembler pour travailler à la réunion. Les Pères du concile crurent que le Pape ne pouvait changer le lieu du concile que de leur consentement, et continuèrent leurs séances. Le Pape cassa le concile et ses décrets. Le concile, de son côté, déposa le Pape et résolut d’en élire un autre.
Amédée, duc de Savoie, vivait alors dans un ermitage nommé Ripaille, où il était retiré du monde et des affaires, et quoique plein de vigueur, il avait laissé ses Etats à son fils Louis, à condition toutefois que, s’il ne gouvernait pas comme il devait, le père reprendrait le commandement. Ainsi on lui parlait des affaires les plus importantes, et du reste il passait sa vie avec assez de repos et de douceur, et il avait même conservé quelque splendeur et quelque dignité. Ce fut lui que les Pères de Bâle choisirent pour Pape : il prit le nom de Félix V.
La France respectait l’autorité du concile, cependant on y demeura soumis à Eugène ; mais une assemblée de prélats tenue à Bourges en 1438, par ordre du roi, reçut la plus grande partie des décrets des Pères de Bâle. La résolution de cette assemblée fut confirmée par le roi, et c’est ce qui s’appela la « pragmatique sanction » dont le principal objet était de conserver aux chapitres l’élection des bénéfices qu’on nomme consistoriaux. Ce sont les évêchés et les abbayes qu’on appelle de ce nom à cause qu’on a coutume, quand ils sont vacants, de les proposer devant le Pape en plein consistoire.
Cependant Eugène mourut, et les cardinaux élurent Nicolas V. Ceux de Bâle et leurs adhérents soutenaient Félix V, et l’Église était menacée d’un schisme aussi fâcheux que celui dont elle venait de sortir, si Charles n’eût apporté promptement un remède convenable à un mal si grand Il envoya des ambassadeurs aux deux Papes, et fit tant, par ses négociations, que Félix renonça au pontificat, à condition qu’il demeurerait cardinal et légat a latere perpétuel en Savoie et aux environs. Alors le concile, qui s’était de lui-même transféré à Lausanne, reconnut Nicolas et se sépara.
Il arriva dans ce même temps une grande sédition à Londres. Le maire, ennemi de l’évêque d’Exester, garde des sceaux d’Angleterre, sous prétexte des impôts qu’on mettait sur le peuple, se mit à leur tête, entra dans la maison de cet évêque et le tua. Enhardi par son crime, il attaqua Suffolk, qui avait le principal crédit auprès du roi. Henri, pour contenter le peuple, le fit mettre en prison ; quelque temps après il le rappela à la cour. Les cris du peuple se renouvelèrent, et le roi, pour dérober son favori à la fureur des séditieux, le fit évader. Il se sauva en Fiance, où il fut pris et décapité à Rouen par les ordres du comte de Sommerset.
Les séditieux, que le succès de leurs entreprises rendait forcenés, eurent l’audace de demander au roi ceux de son conseil qu’ils disaient auteurs de l’évasion de Suffolk. Il fut assez faible pour les livrer, et les rebelles leur firent couper la tête. Les troubles étant apaisés pour un peu de temps, au milieu de la trêve, les Anglais songèrent à la guerre et surprirent Fougère, place importante du duc de Bretagne, entre la Bretagne et la Normandie ; on se plaignait encore de ce que les Anglais se masquaient pour piller les terres de France, et de ce qu’ils avaient maltraité les Normands attachés au roi, qui avait été visiter leurs terres pendant la trêve. Sur ces nouvelles, le roi prit la défense du duc son vassal, et redemanda Fougère, que Henri ne voulut pas rendre, ni réparer les dommages qu’avaient faits ses troupes.
(1449) Charles prit ce refus pour une infraction de la trêve, et se prépara à entrer dans la Normandie, selon les desseins qui avaient été pris dans le conseil de guerre. François Ier, duc de Bretagne, devait entrer d’un côté avec le duc de Richemond, son oncle, et le comte de Dunois, de l’autre. Il prit d’abord Pont-Audemer et Lisieux, et ensuite il alla assiéger Mantes. Ceux de dedans ayant demandé de conférer avec lui, il leur parla éloquemment, et leur remontra la perfidie des Anglais, qui avaient rompu la trêve en prenant Fougère et en ravageant la France; ce qui avait obligé le roi à recommencer la guerre avec des perfides qui avaient violé les traités; et il ajouta qu’il était résolu de les chasser, non-seulement de la Normandie, mais encore de toute la France ; il les exhortait à se souvenir de l’amour qu’ils devaient à leur roi et à leur patrie, et à n’attendre pas les dernières extrémités. Touchés des raisons du comte, ils se soumirent, et Évreux suivit leur exemple avec Vernon.
Cependant le duc de Bretagne et son oncle prirent Saint-Lô et Carentan ; le duc d’Alençon prit aussi sa ville, et les habitants de plusieurs autres places chassèrent les garnisons anglaises; mais Verneuil, ville sur les confins de la Normandie et du Perche, que l’on tenait imprenable, fut mise au pouvoir du roi par intelligence. Un meunier fut cause de cette conquête : comme les Anglais l’avaient maltraité pour avoir mal fait son devoir étant en sentinelle, il résolut de se venger et de rendre la ville au roi. Pour cela il amusa les bourgeois qui devaient monter la garde ; ceux qu’ils devaient relever étant las, et faisant négligemment leur devoir, ou abandonnant leurs postes, les troupes du roi en furent averties, et elles entrèrent dans la place. Ensuite on se prépara à une entreprise plus considérable, qui fut le siège de Rouen.
Le roi s’arrêta au pont de l’Arche, assez près de cette ville, et le comte de Dunois l’ayant bloquée, fit d’abord sommer les Anglais. Ils chassèrent les hérauts en se moquant d’eux, et le comte commença ses travaux ; mais l’attaque de la place étant difficile, il songea à couper les vivres : les habitants résolurent alors de livrer au comte deux tours par lesquelles il pouvait entrer dans la place. Déjà il y montait avec des échelles, lorsque Talbot accourut, repoussa ses gens, et fit main-basse sur les bourgeois qui avaient voulu rendre ces deux tours : c’est ce qui fut cause que les Anglais perdirent la ville, car les habitants appréhendèrent d’être pris d’assaut et abandonnés à la discrétion des victorieux Ils vinrent donc tons ensemble autour de la maison du duc de Sommerset, leur gouverneur, et lui demandèrent permission de capituler. Il fut contraint de céder aux cris du peuple, et encore plus à la famine qui pressait la ville.
L’archevêque fut député pour inviter le roi à entrer dans la ville de Rouen, dont on lui apporta les clefs aussitôt qu’il approcha. Sommerset se retira dans le palais dont il était le maître ; il y fut assiégé par l’armée du roi, et reçu à composition, en promettant une grande somme d’argent et de faire rendre Arques, Caudebec, Honfleur et quelques autres places fortes. Talbot fut laissé pour otage, et l’artillerie des Anglais demeura au pouvoir du roi. Il fit son entrée solennelle dans Rouen, établit la police, et empêcha soigneusement les désordres des soldais. Fougère se rendit au duc de Bretagne. Charles alla assiéger Harfleur, qu’il eut bientôt prise, parce qu’il pressait lui-même le siège et avançait les travaux, qu’il allait reconnaître. Le comte de Dunois prit de force Honfleur, que Sommerset s’était obligé de faire rendre.
L’armée fut ensuite séparée en deux pour achever plus facilement la conquête de la Normandie. Thomas Quiriel amena d’Angleterre trois mille hommes, qui abordèrent à Cherbourg, et les joignit aux anciennes troupes de la même nation (1450). Cette armée, qui incommodait la province, fut rencontrée et défaite par le comte de Clermont : ce fut le dernier effort des Anglais pour défendre la Normandie (1451). Le duc de Bretagne prit Avranches ; le comte de Dunois s’empara de Baveux ; et le roi ayant lui-même attaqué Caen, l’obligea bientôt à se rendre.
Le connétable assiégea ensuite Cherbourg, seule place dans la Normandie qui restât aux Anglais. Dans ce siège, Gaspard Bureau, grand maître de l’artillerie, trouva une invention pour empêcher que les canons, dressés en batterie sur le bord de la mer, ne fussent mouillés par la marée qui passait dessus deux fois le jour. Il avait des peaux graissées, dont il couvrait le canon, qui, malgré le flux de la mer, était en état de tirer aussitôt que l’eau s’était retirée. La place fut enfin rendue, et toute la Normandie fut réduite. La conquête d’une si grande province se fit en un an et six jours.
Un peu de réflexion sur la prodigieuse rapidité de ces conquêtes du roi, et sur les causes qui les avancèrent, ne sera pas inutile. Il tira son principal secours de sa bonne foi et de son équité ; car la justice, qu’il faisait rendre fort exactement attirait les villes à se remettre sous l’obéissance d’un prince si juste. Quand elles se rendaient, il empêchait les désordres des gens de guerre, et non-seulement il tenait exactement les capitulations, mais encore il accordait quelquefois plus qu’il n’avait promis. Les troupes ne faisaient aucun ravage dans la campagne, parce qu’en les faisant bien payer il avait soin aussi de les faire vivre dans l’ordre.
Il avait fait de beaux règlements pour la gendarmerie et pour toute la milice : ces règlements leur prescrivaient de quelles armes chacun devait se servir tant pour l’attaque que pour la défense, de quelle manière ils devaient combattre, et quel ordre ils devaient garder en toutes choses. Rien ne manquait dans les sièges, ni les vivres, ni la poudre, ni l’artillerie. Il donnait ordre qu’elle fût très-bien servie, et afin que tout fût prêt à point nommé, il faisait payer ponctuellement tous ceux qui devaient agir : ainsi les sièges avançaient avec une incroyable diligence. Ce prince s’appliquait aussi à avoir de très-habiles et très-vaillants capitaines pour commander ses armées, entre autres le comte de Dunois et le connétable, sans parler de ceux qui avaient accoutumé de servir sous eux.
Parmi les hommes illustres de ce siècle, on compte avec raison Jacques Cœur, habile dans le commerce et le maniement des finances, dont la fortune brillante fut renversée par une intrigue de cour. On remarque aussi les deux frères, Jean et Gaspard Bureau, excellents dans l’art des fortifications et dans la conduite de l’artillerie. Ils rendirent de signalés services dans la conquête de la Normandie ; mais, dans les affaires importantes, le roi agissait lui-même et, pour animer les siens, il ne craignait ni les travaux, ni d’exposer sa personne.
Cependant Henri, son adversaire, menait une vie assez innocente du côté des mœurs ; mais molle et paresseuse, et pouvait à peine contenir les siens, loin de donner de la crainte à ses ennemis. La conquête de la Normandie ayant été achevée au mois d’août, le roi trouva à propos de mener sans retardement en Aquitaine son armée victorieuse et animée de tant de succès ; ainsi, ayant laissé pour gouverneur dans la province conquise le comte de Richemont, il s’avança dans le Périgord, où il prit Bergerac et Sainte-Foix.
(1452) Au printemps de l’année suivante, le comte de Dunois, gouverneur de Guienne, assiégea Blaye par mer et par terre, prit la ville d’assaut et le château par composition. Il prit ensuite les forts châteaux de Bourg et de Fronsac ; après quoi il assiégea Bordeaux, qui fut réduite à se rendre, si elle n’était secourue dans le vingtième de juin : quand ce jour fut arrivé, un héraut sortit de la ville pour appeler l’armée d’Angleterre au secours de Bordeaux, déclarant que, faute de ce secours, la ville se rendrait. Comme le héraut eut rapporté qu’il ne paraissait aucune armée, les habitants ouvrirent les portes. Le comte y étant reçu, fit admirer son équité, sa bonne foi et son gouvernement, et tint en paix toute la province.
Il ne restait plus que Bayonne en la puissance des Anglais. Les comtes de Dunois et de Foix la battirent violemment. On a dit qu’il avait paru en l’air une croix blanche qui avait servi d’avertissement aux habitants de quitter la croix rouge, qui était l’étendard anglais, pour prendre la croix blanche, qui était celui de France. Quoi qu’il en soit, ils se rendirent à des conditions raisonnables : ainsi l’Aquitaine se rendit en dix mois de temps à l’obéissance du roi, où elle revint trois cents ans après que Henri II, roi d’Angleterre, l’eut unie à sa couronne, et deux cents ans après que saint Louis eut rendu à Henri III ce que son aïeul Philippe-Auguste y avait acquis.
Le Pape Nicolas V, comme père commun, envoya ses légats, avec ordre de traiter la paix entre les deux rois. Charles se montra facile à cette proposition, tant pour épargner le sang chrétien, que pour unir les forces de la chrétienté contre l’ennemi commun, c’est-à-dire contre le Turc. Le roi d’Angleterre reçut fièrement la légation, et répondit que quand il aurait autant d’avantage sur la France que cette couronne on avait sur lui, il commencerait alors à entendre parler de paix. Mais c’était en vain qu’il espérait de recouvrer les provinces qu’il avait perdues : il en fut bien empêché par les troubles de son royaume, et par les divisions des maisons d’York et de Lancastre.
Nous avons déjà observé qu’elles avaient commencé dès le temps que Richard II fut contraint de céder la couronne à Henri, duc de Lancastre. Richard, duc d’York, prétendit que le royaume lui appartenait ; de là ces inimitiés irréconciliables entre ces deux maisons ; de là les factions de la Rose blanche et de la Rose rouge, qui donnèrent lieu à tant de guerres : Richard, duc d’York, les commença. Ce prince, grand homme de guerre et entreprenant, crut que la mollesse de Henri VI lui donnerait le moyen de faire valoir les prétentions de sa maison. Il souleva secrètement la province de Kent, dont Cantorbéry est la capitale. Jean Kad, chef de la révolte, à l’instigation du duc, entra dans Londres, suivi d’une infinité de peuple, et demanda au roi quelques-uns de ses conseillers pour les punir, disait-il, des désordres qu’ils causaient dans le royaume.
Henri s’étant moqué de cette demande, Kad entra dans la maison du grand trésorier qu’il fit mourir. Peu après, il fut pris et décapité lui-même, et la sédition fut dissipée. Richard, sans se rebuter du peu de succès qu’avaient eu ses premiers desseins, en conçut encore de plus grands, et prit lui-même les armes. Il témoignait qu’il n’avait que du respect pour le roi, et qu’il n’en voulait, disait-il, qu’au duc de Sommerset, qui opprimait la liberté du pays et chargeait le peuple d’impôts. Le roi cependant marcha contre lui avec une armée plus forte que la sienne.
Le duc d’York, se voyant peu en état de résister, représenta qu’il ne fallait pas répandre tant de sang pour défendre Sommerset, et que pour lui il était prêt à déposer les armes, si on l’éloignait des affaires. En effet, il commanda à tous ses gens de mettre bas les armes, et entra plein de confiance dans la tente du roi. Henri avait fait cacher Sommerset derrière la tapisserie, pour entendre ce que Richard aurait à dire. Celui-ci, après avoir témoigné au roi le profond respect qu’il avait pour lui, se mit à invectiver contre Sommerset, en l’accusant de tous les désordres du royaume, et répétait souvent que c’était un traître et un ennemi de l’État.
A ces mots, Sommerset ému sortit de derrière la tapisserie, et s’adressant à Richard, il lui soutint que c’était lui-même qui était un traître ; puis il se mit à représenter toutes les entreprises de ce duc contre le roi et contre l’État. Il demandait au roi s’il était utile pour son service de laisser vivre un homme qui prétendait ouvertement à la royauté. Il ajoutait que c’était de là que venaient les séditions et les guerres civiles, et que jamais le roi n’aurait de repos, jusqu’à ce qu’il se fût défait d’un esprit si remuant.
Henri, persuadé par ses raisons, fit arrêter Richard. L’affaire fut portée au conseil, où le duc de Sommerset persista dans son sentiment qu’il fallait punir de mort celui qui prétendait au royaume, et assurer le repos public par le supplice d’un seul homme ; mais plusieurs raisons portèrent à prendre un parti plus modéré.
Premièrement on craignait le peuple qui était porté pour Richard, dont on estimait la valeur. Chacun était touché de la confiance avec laquelle il avait posé les armes, et on regardait cette action comme un témoignage qu’il n’avait point de mauvais desseins. Outre cela on savait que son fils Édouard, comte de la Marche, s’avançait avec une armée considérable, ce qui tenait le roi en crainte ; et enfin il ne trouva pas à propos de commencer une guerre civile, ni de diviser l’Angleterre, dans un temps où il y avait quelque espérance de recouvrer la Guienne.
En effet, ceux de Bordeaux l’avaient fait assurer qu’ils lui livreraient leur ville, s’il leur envoyait du secours, soit qu’ils eussent conçu ce dessein, parce qu’ils avaient été maltraités de leurs gouverneurs, comme dirent quelques-uns ; soit, ce qui est plus véritable, qu’ils eussent été poussés à ce changement, par l’ancienne inclination qu’ils avaient pour les Anglais, ou par la légèreté naturelle de leur esprit.
Sur cette proposition, Henri leur envoya Talbot, ce fameux capitaine qui avait fait, vingt-quatre ans durant, la guerre aux Français, et que Charles, qui estimait la vertu même dans ses ennemis, avait renvoyé sans rançon après l’avoir tenu prisonnier.
(1453) Talbot étant arrivé dans le pays de Médoc, s’empara de quelques places ; il s’avança ensuite vers Bordeaux, qui lui ouvrit ses portes, et fit prisonnière la garnison française. De là, il fit des courses dans la Guienne, où il se saisit de plusieurs forteresses et entre autres de celle de Castillon en Périgord.
Charles, vivement touché de cette nouvelle, ne perdit point le temps à des regrets inutiles, et songea d’abord au remède. Il partit aussitôt de Tours, et envoya devant lui une grosse armée pour assiéger Castillon. Les deux frères Bureau avaient la conduite du siège. Ils firent leurs tranchées, et dressèrent leurs batteries avec une si prodigieuse quantité de canons, qu’il semblait que la ville allait être mise en poudre. Talbot vint au secours de la place. Ceux de dedans ne l’eurent pas plus tôt aperçu qu’ils se mirent à crier que les Français tremblaient et fuiraient dès le premier choc. Il marcha sur cette assurance, croyant trouver nos gens en désordre et prêts à prendre la fuite, s’il tombait tout d’un coup sur eux ; mais loin d’être étonnés, ils s’étaient mis en bataille derrière leurs retranchements, et reçurent Talbot avec vigueur.
Cependant notre artillerie faisait un bruit si effroyable que la terre en était ébranlée. Le cheval de Talbot fut tué, et lui-même étant tombé, fut percé de coups par un franc archer. La ville effrayée des ruines que le canon causait de tous côtés, demanda à capituler et se rendit. Charles, accompagné de beaucoup de noblesse, marchait en diligence pour joindre l’armée, où il ne fut pas plus tôt arrivé qu’il attaqua Cadillac, et après l’avoir emportée, il alla droit à Bordeaux. Il fit sa tranchée autour de la ville ; il en ferma toutes les entrées, et se rendit maître de la Garonne, où il plaça sa flotte. Celle des Anglais y vint aussi, et les deux flottes se trouvèrent en présence, ayant chacune leur fort du côté de la terre.
Les Anglais étaient disposés à nous attaquer, s’ils eussent pu, mais quoiqu’il y eût dans la place huit mille hommes de guerre, outre les troupes qui étaient sur les vaisseaux, les ennemis n’osèrent rien tenter durant trois mois que dura le siège. Tous les jours le roi visitait le camp, encourageait les soldats, et tenait tout le monde dans le devoir. La garde se faisait exactement dans l’armée, et tout y était en abondance. Ainsi ceux de dedans, après avoir vainement espéré d’être secourus, se rendirent faute de vivres. Charles fit bâtir deux châteaux pour tenir le peuple en bride ; mais sa justice et le bon accueil qu’il faisait à tout le monde servirent plus que tout autre chose à le rendre maître paisible de la ville et de la province. Bordeaux étant repris, à peine resta-t-il aux Anglais aucune place considérable, de sorte qu’ils furent chassés non-seulement de toute l’Aquitaine, mais encore de tout le royaume, excepté de Calais, qu’on regardait comme imprenable.
On apprit en même temps la triste nouvelle de la prise de Constantinople par Mahomet Il, Ce jeune prince, âgé de vingt-trois à vingt-quatre ans, ne respirait que la guerre et les conquêtes. Touché de cette passion, il assiégea Constantinople par mer et par terre avec une armée innombrable, et une si grande quantité de canons, qu’il semblait vouloir en un moment foudroyer cette grande ville. Avec tout cet appareil, il était prêt à lever le siège, à cause de la vigoureuse défense des assiégés ; et on dit qu’il avait résolu d’élever une colonne, pour écrire dessus qu’aucun de ses successeurs n’attaquât plus cette place, qu’il n’était pas possible de forcer ; mais un de ses pachas s’opposant à ce lâche conseil, lui représenta la honte qui rejaillirait sur lui et sur toute la nation, de s’en retourner sans avoir rien fait, se trouvant à la tête d’une année si nombreuse.
Mahomet résolut donc de donner un dernier assaut, il le fit faire pendant la nuit avec un effort extraordinaire. Les Chrétiens se défendirent longtemps ; mais Jean Juslinien, noble Vénitien et capitaine célèbre en ce temps, qui seul soutenait le combat, s’était retiré, peut-être trop tôt, à cause d’une blessure qu’il avait reçue, les assiégés commencèrent à se ralentir, et ensuite ils lâchèrent pied. Les Turcs, de leur côté, les poussèrent et renversèrent tout ce qui se présenta devant eux ; enfin ils rempliront la ville de viols, de sang et de cris.
L’empereur Constantin fut étouffé parmi la foule, et évita, par ce moyen, les mépris de son superbe vainqueur. Ainsi celle ville royale, bâtie par Constantin le Grand pour commander à tout l’univers, fut mise en servitude sous un empereur de même nom. Mahomet y fit sa demeure ordinaire, et ses successeurs ayant suivi son exemple, à la honte de la chrétienté, y ont établi depuis le siège de leur empire.
Après la reprise de Bordeaux, les guerres civiles se renouvelèrent en Angleterre. Richard recommença à brouiller, et le roi, qui marcha contre lui, fut battu dans un grand combat où le duc de Sommerset fut tué, et lui-même blessé d’une flèche à la gorge. Après cette victoire, Richard, défait de son ennemi, et ayant affaire à un roi si faible, eut l’autorité absolue et commença à penser à la guerre de France : il y fut sollicité par un prince français.
Ce fut Jean, duc d’Alençon, qui, outre qu’il était prince du sang, était encore allié fort proche du roi, ayant épousé sa nièce, fille d’Isabelle sa sœur et du duc d’Orléans son cousin. Ce méchant prince, perfide à son roi et à sa patrie, envoya un homme au duc d’York, pour lui donner avis que la Normandie était dégarnie de chefs et de soldats, et que tout lui serait ouvert s’il descendait promptement avec une armée. Pour l’encourager à cette entreprise, il lui représenta que Charles était en Guienne avec toutes ses troupes, et trop éloigné de la Normandie pour pouvoir la secourir ; que la France était tourmentée en toutes manières et prête à se révolter; que le Dauphin était hors de la cour, très-mécontent du roi son père et du gouvernement; que le roi se disposait à aller lui faire la guerre, ce qui ferait une grande diversion des forces de France, et que le Dauphin était résolu à se joindre aux Anglais, s’ils entreprenaient quelque chose ; ainsi, que tout était disposé à faire réussir la conquête qu’il lui proposait ; mais que pour la faciliter encore davantage, il offrait de recevoir les Anglais dans toutes les places qu’il avait dans la Normandie.
Richard, touché de ces raisons, entra dans tous les desseins du duc d’Alençon, dont la fille devait épouser son fils, pour sûreté de l’alliance qui devait être entre les deux princes ; mais le crédit du duc d’York ne dura pas assez longtemps pour entreprendre cette affaire. Marguerite excita tellement la jalousie du roi son mari, contre la trop grande autorité du duc d’York, que Henri ne songea plus qu’à lui ôter tout crédit, de sorte qu’il fut contraint de se retirer de la cour.
Le duc d’Alençon persista toujours dans ses desseins, et fit auprès du roi d’Angleterre les mêmes instances qu’il avait faites auprès du duc d’York. Il n’y avait rien qu’on ne lui promît ; mais l’état des affaires rendait l’exécution difficile (1457). Pendant cette négociation, le Dauphin, qui demeurait depuis dix ans dans le Dauphiné, fort mécontent du roi son père, et du peu de part qu’il lui donnait aux affaires, eut avis qu’il était irrité contre lui plus que jamais. Charles, ennuyé de sa conduite fâcheuse et des violences qu’il exerçait dans le Dauphiné, avait ou la pensée de faire prendre, et de donner la couronne à Charles, son second fils.
Louis, troublé de ces nouvelles, abandonna secrètement le Dauphiné, et sous prétexte d’aller à la chasse, il se déroba des gens qui l’observaient, pour se retirer auprès du duc de Bourgogne. Ce duc n’était pas content du roi qui après tant de victoires, voyait son autorité établie, le traitait avec empire. Ainsi, il était bien aise de se servir des mécontentements du Dauphin, pour ses intérêts, et de l’avoir en sa puissance. Dans cette espérance, il envoya donc ordre de le recevoir en Brabant avec les honneurs dus au Fils de son souverain.
Lorsqu’il y fut arrivé, il lui assigna une pension convenable à sa dignité, et en même temps il envoya au roi pour lui faire ses excuses. Il disait qu’il n’avait pas pu lui refuser l’entrée de son pays ; qu’il l’avait trouvé fort effrayé, principalement de ce qu’on lui avait ôté tous ses gens, sans lui avoir seulement laissé un seul domestique à qui il put se fier ; qu’il suppliait le roi son père que s’il ne pouvait espérer de gagner ses bonnes grâces en demeurant dans le royaume il lui permit du moins d’aller faire la guerre aux Turcs. Le duc exhortait le roi à envoyer le Dauphin à cette guerre, et s’offrait d’y servir sous lui avec ses troupes, pourvu que le roi, de son côté, donnât à son fils ce qui lui était nécessaire.
Charles répondit que le Dauphin avait eu tort de se retirer de la cour; que son plus grand avantage était d’être bien dans les bonnes grâces de son père et de son roi, dont il dépendait en tout ; qu’il ne lui avait donné congé que pour quatre mois, et qu’il avait demeuré plus de dix ans en Dauphiné; que cependant il avait perdu l’occasion de l’assister dans la conquête de la Normandie et de la Guienne, en quoi il s’était fait grand tort à lui-même, et en avait fait au roi, parce que la gloire d’un père est que ses enfants fassent de louables actions.
A l’égard de ses domestiques, Charles dit qu’il n’avait garde de lui laisser des personnes qui lui donnaient de mauvais conseils; et quant à ce qu’il proposait d’aller faire la guerre aux Turcs, que ce n’était qu’un vain prétexte pour s’absenter ; et que la prudence ne permettait pas le dégarnir le royaume de noblesse et de soldats, pendant qu’on avait la guerre contre les Anglais ; il ajouta cependant que sien faisait la paix, ou une longue trêve, aucun prince chrétien ne serait plus porté que lui à se déclarer contre l’ennemi commun, ce qu’il ferait toutefois avec le conseil du Pape. Toutes ces lettres ne produisirent aucun effet. Le père et le fls ne se réunirent jamais depuis, et le Dauphin demeura auprès du duc de Bourgogne jusqu’à la mort du roi.
Un peu après la retraite du Dauphin en Brabant, la conspiration du duc d’Alençon fut découverte. Henri le ménageait tant qu’il pouvait, pour profiter, dans l’occasion, de ses avis et de son secours ; mais comme l’affaire tirait en longueur, Charles ayant eu avis de ce qui se tramait contre son service, fit arrêter le duc d’Alençon. Il fut longtemps en prison, après quoi Charles se résolut de lui faire son procès.
Comme il était pair de France, il fallait pour cela convoquer les pairs. Charles les assembla à Montargis, où le parlement fut aussi mandé, et où le roi devait se rendre avec son conseil ; mais, depuis, l’assemblée fut transportée à Vendôme. Il ne s’y trouva aucun des pairs laïques : il y avait une raison particulière pour le duc de Bourgogne, parce que dans le traité d’Arras il était stipulé qu’on ne pourrait le contraindre de se trouver dans les assemblées des pairs, nonobstant sa qualité de premier pair ; mais il envoya ses ambassadeurs à Vendôme. Le connétable de Richemond, devenu duc de Bretagne par la mort de Pierre, son neveu, la femme et les enfants du duc d’Alençon y vinrent aussi, et demandèrent inutilement grâce pour ce malheureux prince. Le roi n’y voulut point entendre, et pour procéder au jugement, il établit des pairs à la place des absents.
Les pairs ecclésiastiques, avec plusieurs autres évêques, assistèrent à l’interrogatoire, où le duc avoua les trahisons dont il était accusé et se reconnut criminel. Le roi donna arrêt, par lequel, de l’avis des seigneurs de son sang, des pairs et tenants en pairie, de sa cour de parlement, suffisamment garnie de pairs, et de son conseil, il déclara le duc d’Alençon criminel de lèse-majesté, le priva de la pairie et le condamna à mort. Ce jugement étant prononcé, le roi ordonna que l’exécution en serait différée jusqu’à son bon plaisir. Le criminel fut envoyé en prison à Loches. Alençon et quelques autres terres furent réunis à la couronne. Le reste avec ses biens meubles fut conservé à sa femme et à ses enfants, à la prière du duc de Bretagne, son oncle. Le roi d’Angleterre envoya ensuite une ambassade solennelle, pour traiter avec Charles de paix ou de trêve. Loin d’écouter les propositions, il refusa môme de voir les ambassadeurs. Les complots avec le duc d’Alençon portèrent le roi à témoigner de l’indignation aux Anglais, dont les affaires d’ailleurs étaient dans un état à leur attirer ce mépris.
Le comte de Warwick, intime ami de Richard, avait recommencé la guerre civile, et marchait pour se joindre à lui avec Trolop, fameux capitaine anglais, à qui il n’avait pas dit son dessein ; mais celui-ci, ayant reconnu qu’on voulait l’employer contre le roi, se rangea de son parti avec tous les siens. Ainsi le duc d’York fut défait et contraint de s’enfuir eu Irlande, pendant que Warwick se retira dans son gouvernement de Calais ; mais il n’y demeura pas longtemps en repos, et il ramassa des troupes de tous côtés, dont enfin il composa une grande armée. Richard se mit à leur tête, où il combattit quelque temps après, avec une résolution désespérée, comme un homme déterminé à vaincre ou à mourir. Il emporta une pleine victoire, et prit le roi, qu’il enferma dans une prison ; alors il déclara hautement que le royaume lui appartenait ; mais le parlement le pria de laisser achever la vie de Henri, et de prendre, en attendant, le gouvernement, avec assurance de la couronne, après la mort de ce prince, même à l’exclusion d’Édouard, son fils.
La reine Marguerite ne le laissa pas jouir longtemps du pouvoir que le parlement lui avait donné. Elle assembla une armée pour délivrer le roi son mari et le prince son fils. Richard s’avança avec ses troupes, et déjà les armées étaient en présence. En cet état on vint rapporter à Richard, qu’Édouard son fils aîné marchait à grandes journées pour se joindre à lui, et que s’il attendait cette jonction la victoire serait infaillible ; il répondit fièrement qu’il ne serait pas dit que le duc d’York, tant de fois victorieux en France et ailleurs, eût peur d’une femme ; ainsi il mit son armée en bataille. La reine en fit autant, et alla elle-même de rang en rang, exhortant les soldats à combattre vaillamment pour la liberté de leur roi : elle fit ensuite donner le signal du combat, et gagna la bataille, dans laquelle Richard et Edmond et ordonna qu’on portât leurs têtes au bout d’une lance ; elle fit mettre par dérision une couronne de papier sur celle du duc d’York. Cette princesse marcha en même temps contre Warwick, qui venait de défaire Pembroke, royaliste, et l’ayant battu lui-même, elle délivra le roi. Ensuite, sans perdre de temps, elle alla poursuivre les restes du parti vaincu, et trouvant les troupes bien disposées, elle les mena contre Édouard, fils de Richard.
Ce prince avait passé à Londres, où tout le peuple voulut le reconnaître pour roi ; mais il répondit avec fierté qu’il ne recevrait aucun honneur qu’il n’eût défait la reine et vengé la mort de son père. Dans ce dessein il était sorti rapidement de la ville, roulant dans son esprit la honte de sa maison et le supplice honteux de son père et de son frère, auquel on avait joint la dérision et la moquerie. Il sentait bien que la reine lui destinait un pareil sort et trouvait insupportable qu’une femme eût battu tant de braves gens. Rempli de ces pensées, il marcha contre l’ennemi avec une diligence incroyable.
La bataille se donna près d’York, et fut disputée durant dix heures avec une extrême opiniâtreté. Comme Édouard remarqua que ses gens étaient ébranlés, il fit crier par toute l’armée, que ceux qui auraient peur pouvaient se retirer ; que s’il y en avait d’assez résolus pour vouloir vaincre ou mourir avec lui, il leur donnerait de grandes récompenses, et en promettait de pareilles à ceux qui tueraient les fuyards. Sur cela il se jeta le premier au milieu des ennemis, et suivi de tous les siens, il tailla en pièces l’armée de la reine. Henri fut contraint de se retirer en Écosse, et Marguerite en France (1460). Ce roi malheureux s’étant déguisé, quelque temps après, pour rentrer dans son royaume, afin de voir s’il pourrait rétablir ses affaires ruinées, fut reconnu et mis en prison, où Édouard le tint dix ans. Il se fit couronner à Londres sous le nom d’Édouard IV.
Dans ce même temps on rapporta à Charles que le Dauphin voulait l’empoisonner, de sorte qu’étant entré en méfiance, il ne voulut plus manger, et quoi qu’on lui dît il s’opiniâtra durant plusieurs jours dans cette résolution. Comme les siens, qui le voyaient s’affaiblir, lui remontrèrent en pleurant quelle folie c’était de se faire mourir, touché de leur douleur, il fit effort pour manger, mais trop tard ; ses boyaux étaient desséchés et rétrécis, de sorte qu’il fallut mourir. Son règne fut glorieux, en ce qu’il chassa les Anglais de France et recouvra r empire de ses pères. Il faut imputer à son bonheur qu’il se soit trouvé sous son règne de grands hommes, en toutes sortes de professions, et à sa prudence d’avoir su s’en servir ; ce qui fait qu’on l’a appelé le Victorieux et le Bien-Servi. Il mourut à Mehun-sur-Yèvre, le 22 juillet 1461, âgé de soixante ans, après un règne de près de trente-neuf.
Commentaire de la rédaction :
Le moment de notre histoire décrit ici est d’autant plus intéressant qu’il reste encore aujourd’hui le salut providentiel de notre pays, au bord du gouffre.
Et pourtant, il nous apprend aussi que la situation de l’époque, aussi désespérée pouvait-elle sembler, restait sans commune mesure avec la situation délabrée aujourd’hui : la piété de tous, même des anglais, étaient profonde et on ne plaisantait par avec les préceptes.
La bataille des harengs nous édifie nous aussi, encore – car faire venir des harengs en pleines terres…ce n’était vraiment pas le plus simple, il fallait le vouloir. Il est intéressant de constater le commentaire de Bossuet, sur la piété des ancêtres : le siècle de Louis IV, quoique grand, se relâchait déjà dans les jeunes et abstinences…
Et aujourd’hui, il se retournerait dans la tombe, époque d’hédonisme de tout poil où faire le moindre sacrifice, supporter le moindre inconfort est d’une difficulté qui semble monstrueuse au moindre de nos contemporains.
Mais revenons à Charles VII, protégé visiblement par Dieu, et Jeanne d’Arc, suscitée par Dieu.
Il est intéressant de remarquer que la place prise par l’épopée de Jeanne d’Arc est somme toute bien plus modeste que la place qu’elle prend aujourd’hui. On comprend pourquoi : Bossuet enseigne au dauphin à devenir un bon roi ; il ne faut pas donc lui faire croire que Dieu fait tout par des miracles, sinon ce serait tomber dans un quiétisme assez dangereux. On ne compte pas sur le miracle, mais on sait que Dieu ne nous abandonnera pas, tant que l’on fait son travail…
Bossuet raconte l’histoire de Jeanne, qui n’est pas encore sainte, très factuellement, avec les scènes les plus célèbres : il est intéressant de constater qu’il rapporte que Jeanne a été condamné comme magicienne, ce qui n’est pas vrai factuellement (là encore nous sentons le temps de Louis XIV, qui fut marqué au début du XVIIe par une « épidémie » de sorcellerie).
Il est aussi intéressant de constater le quasi-reproche fait à Charles VII de ne pas voir écouté Jeanne, quand elle demande son congé : et qui va aboutir à son martyr.
Cette page de l’histoire nous enseigne de nombreuses choses : en particulier quand le dauphin Louis (futur Louis XI) commence à vouloir se rebeller contre son père, par fierté et vanité qui ont fait naître le ressentiment de ne pas être déjà employé au gouvernement du royaume malgré son jeune âge… Cette opposition ne va pas fonctionner, car personne ne veut aller contre le Roi. Et il va demander pardon : le Roi le pardonne. Et le dauphin Louis tente d’abuser, en ordonnant, si on veut, le pardon des autres princes qui ont fomenté la cabale contre le Roi : ici le Roi tape du poing sur la table, et montre son autorité, ce qui calme son fils – et plus tard il pardonne aux Princes.
Ce passage est intéressant, car dans un monde païen, le fils qui se serait permis de faire cela aurait été déshérité depuis longtemps – mais en France les lois fondamentales l’interdisent – voire pire…La chrétienté, sans perdre en justice et en fermeté, sait quand même pardonner rapidement, et sait s’en remettre en Dieu, à travers l’usage d’une loi salique stricte qui enlève des moins du Roi la « possession » de son trône et donc des héritiers, puisqu’il ne peut pas choisir son héritier.
Intéressant aussi le prétexte donné par les princes pour se rebeller un peu plus tard : que le Roi charge trop le peuple…déjà un socialisme avant l’heure, qui ne peut naître que sur fond chrétien où il est bien vu de prendre soin de ses sujets. Justifier de mauvais actes pour les meilleures raisons est une pratique aussi vieille que le monde. Même si, somme dit dans le texte, les impôts en question ont été consenti par les différents états-généraux des provinces, et jamais imposés par le roi unilatéralement.
A quoi voit-on que le Roi de France est véritablement restauré en France après Jeanne ? Il va permettre d’éviter un nouveau schisme, avec Eugène IV et Félix V, et remplir de nouveau le rôle particulier du Roi de France dans l’Église, celui de son protecteur et défenseur, parfois contre ses propres prélats.
Bossuet rappelle aussi que la fortune sourit en Roi quand il accomplit bien son devoir de justicier et d’équité. Inversement il reconquiert le royaume du fait aussi que la population ne supporte plus des armées étrangères, de plus en plus pesantes.
Le roi encore par rapport aux pairs et aux nobles respectent les coutumes, et ne peut juger que par des procédures spéciales, en particulier pour la prairie.
La fin de Charles VII, après un règne très glorieux au vu de la situation, lui qui a rassemblait définitivement toutes les terres de France à la Couronne, est quelque peu triste : craignant l’empoisonnement par son fils, il s’affaiblit au point que cela lui est fatal.
On dirait presque une punition providentielle d’avoir craint l’empoisonnement, certes possible, et d’un manque de foi que cette fin de Moyen Âge semble exposer.