Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 24 Charles V, dit le Sage : roi de conquête et de revanche
Texte de Bossuet :
Charles V, dit le Sage. (An 1364.)
À peine le roi Jean était-il parti de France, que le roi de Navarre commençait à brouiller en Normandie ; mais il n’avait pas fait d’assez grands préparatifs pour résister aux forces ni à la sagesse de Charles : car ce prince prit d’abord les places qui étaient les plus importantes du côté de la France, c’est-à-dire Mantes et Meulan, situées sur la rivière de la Seine ; puis il partit pour Reims afin de s’y faire sacrer.
Il chargea Bertrand du Guesclin du commandement des troupes qui marchaient contre les Navarrais. Dès que le général français sévit près des ennemis, il fit semblant d’avoir peur pour les attirer au combat, et se retira en bon ordre devant eux, ayant toujours sur les ailes des gens pour considérer leurs mouvements. Aussitôt les Gascons se mirent à crier que les Français étaient en fuite, et allèrent sur eux en désordre. Alors Bertrand du Guesclin fit faire halte, et ordonna qu’on tournât contre eux. Le capitaine de Bach, qui commandait l’armée ennemie, se mit en bataille le mieux qu’il put, et fit ouvrir le front de ses troupes, afin que les archers pussent tirer. Les Français ayant essuyé cette décharge donnèrent vigoureusement : le combat fut fort opiniâtre et dura longtemps ; à la fin les Français firent un si grand effort, que les Gascons ne purent le soutenir.
Trente Français voyant les ennemis ébranlés, s’attachèrent au captal ; ils fendirent les escadrons, et ayant poussé jusqu’à lui, ils l’enlevèrent de dessus son cheval, et l’emmenèrent prisonnier. Les Gascons coururent vainement pour délivrer leur général, ils furent repoussés. L’étendard du captal fut pris, déchiré et jeté terre. Les Gascons, découragés, prirent la fuite, et presque tous les Navarrais furent tués. Tel fut le succès de la bataille de Cocherel, qui fut suivie, quelque temps après, de la paix entre les deux rois.
Bertrand du Guesclin ne fut pas si heureux à celle d’Auray, où les Blésois et les Montfortiens combattant avec toutes leurs forces, les Blésois furent battus, le comte de Blois tué, du Guesclin lui-même fait prisonnier ; de sorte que Jean de Montfort demeura maître du duché de Bretagne, sans que personne le lui contestât. Les barons de Bretagne obtinrent du roi qu’il le reconnaîtrait pour duc, à condition de lui faire hommage, à quoi ce sage roi consentit, de peur que Montfort ne reconnut l’Angleterre. Bertrand du Guesclin, ayant payé sa rançon, alla en Espagne ; et pour délivrer sa patrie des voleurs dont nous avons déjà tant parlé, il emmena plusieurs compagnies au secours de Henri de Transtamare, qui avait été fait roi de Castille.
Pierre, prince impie et inhumain, avait fait des cruautés inouïes, qui lui avaient fait donner le nom de Cruel ; il avait même fait mourir sa femme, Blanche de Bourbon. Le Pape Urbain V, sur les plaintes de ses sujets, le priva de son royaume, et le donna à Henri, son frère bâtard. Ce fut à cet Henri que Bertrand du Guesclin mena les Français, et Jean Bourbon, comte de la Marche, se mit à leur tête, pour venger la mort de sa cousine. Ils se joignirent au roi d’Aragon, qui fut bien aise d’avoir cette occasion de reprendre avec ce secours des places que le roi de Castille avait prises sur lui. Tous ensemble attaquèrent Pierre, qui d’abord se moquait d’eux ; mais étant abandonné des siens, il fut contraint de prendre la fuite, et se réfugia chez le prince de Galles, qui séjournait alors à Bordeaux, parce que le roi son père lui avait donné le duché d’Aquitaine.
Le prince douta s’il le recevrait sous sa protection, à cause de ses cruautés. Il résolut enfin de le rétablir sur son trône, non pour l’amour de lui, mais pour venger la majesté royale, qui avait été violée en sa personne (1368). Il ne voulut pourtant pas entreprendre cette affaire sans la permission de son père. Après avoir reçu ses ordres, il employa jusqu’à sa vaisselle d’or et d’argent pour lever des troupes. Il marcha en même temps au travers du royaume de Navarre avec le consentement du roi.
Bertrand du Guesclin, que le roi Henri avait fait connétable de Castille, lui conseillait de ne point donner de bataille, mais de se rendre maître seulement des détroits et des défilés par où il fallait entrer dans son pays. Le roi ne voulut pas croire un si bon conseil, et alla attendre le prince de Galles auprès de Navarette, où se donna une sanglante bataille, au commencement de laquelle le prince fit cette prière à haute voix : « Vrai Dieu, Père de Jésus-Christ, qui m’avez créé, vous voyez que je combats pour remettre dans ses Etats un roi indignement chassé, donnez-moi donc la victoire dans une cause si juste. » Ses prières furent exaucées, et il remporta une pleine victoire. La jalousie des Espagnols, qui jamais ne voulurent soutenir les Français, fit perdre la bataille ; tout le monde jugea que s’ils eussent fait comme du Guesclin et les siens, ils eussent défait l’ennemi.
Après cet avantage, Pierre dit au prince qu’il devait tout à sa valeur ; mais celui-ci l’avertit de tourner son esprit à Dieu, parce que c’était de lui que lui venait la victoire. Bertrand du Guesclin fut pris, et Henri se retira en Aragon : Pierre voulut faire mourir tous les prisonniers, et le prince eut peine à l’en empêcher. Il s’en retourna à Bordeaux, fort mécontent de ce que le roi de Castille ne lui avait point tenu les paroles qu’il lui avait données. Sa santé était aussi fort altérée par le chaud excessif d’Espagne.
Telle est la condition des choses humaines : ce voyage, où il acquit tant de gloire, lui causa la mort, et jamais depuis ce temps il n’eut de santé. Du Guesclin qui était son prisonnier, sortit de ses mains par adresse et par esprit. Le prince lui parlait souvent avec beaucoup de familiarité, et lui demanda un jour comment il se trouvait de sa prison : il lui dit qu’il s’en trouvait bien, mais que toute la France disait qu’il ne voulait pas le relâcher, à cause qu’il l’appréhendait. Le prince se piqua d’honneur, et lui dit que pour lui montrer combien peu il le craignait, il était prêt à le renvoyer en payant cent mille francs. Il ne croyait peut-être pas qu’il put payer une si grande somme ; mais l’autre le prit au mot, et il lui offrit de la donner.
Les conseillers du prince lui ayant remontré qu’il ne fallait pas délivrer un prisonnier de cette importance dans les conjonctures présentes, il se repentit d’avoir donné si légèrement sa parole ; mais il ne voulut jamais s’en dédire, et du Guesclin fut mis en liberté. D’abord il alla retrouver Henri chez le roi d’Aragon, où nous avons dit qu’il était, et tous ensemble renouvelèrent la guerre. Pierre continuait ses cruautés, et les peuples se soulevaient contre lui de toutes parts. La ville même de Burgos, qui était la capitale de Castille, se soumit à Henri. Bertrand eut avis de la marche de Pierre, et résolut de l’aller surprendre. Il fit une longue marche, de sorte que les gens de Pierre le croyant fort loin, il tomba tout à coup sur eux et les défit. Pierre fut contraint de se réfugier dans un château où il fut pris ; et comme son frère vint le voir, il voulut le tuer. Henri ayant mis l’épée à la main, les deux frères se battirent, et Pierre fut tué lui-même. C’est ainsi que quelques auteurs racontent cette mort.
(1369) Pendant que ces choses se passaient en Espagne, le prince de Galles, pour soutenir les excessives dépenses de la guerre et de sa maison, chargea l’Aquitaine de nouveaux impôts, ce qui aigrit contre lui tous les esprits. La noblesse, outre cela, était irritée de ce qu’elle n’avait point de part aux charges, et qu’on donnait tout aux Anglais, dont ni eux ni les peuples ne pouvaient soutenir la fière et orgueilleuse domination. Ces raisons les obligèrent à porter leurs plaintes à Charles, et à le prier de remédier, comme leur souverain seigneur, aux vexations que le prince leur faisait. Ils ajoutèrent que les Anglais ayant fait tant d’infractions à la paix de Brétigny, il n’était pas obligé de la tenir.
Charles, résolu de ne pas se déclarer jusqu’à ce qu’il eût fait les préparatifs nécessaires, leur répondit qu’à la vérité le prince avait tort, mais qu’il ne voulait pas rompre la paix. Cependant il ne les rebuta pas ; il leur donna au contraire beaucoup d’espérances, et entretint honorablement à Paris leurs députés. Comme il vit que tout était en état, et que les Gascons étaient engagés jusqu’à lui dire que s’il ne leur faisait pas promptement justice, ils la chercheraient par d’autres moyens, il envoya citer le prince de Galles à la cour des Pairs. Ce prince lui répondit qu’il y comparaîtrait comme il avait fait à Poitiers.
Charles cependant négociait toujours avec Édouard, et lui faisait de nouvelles propositions ; puis tout d’un coup en plein parlement il déclara le roi d’Angleterre et le prince désobéissants, et confisqua les terres qu’ils avaient en France. En même temps il envoya en Angleterre déclarer la guerre à Édouard par un simple valet, et fit publier un manifeste pour expliquer les raisons de cette rupture, qui étaient que les Anglais avaient rompu les premiers, parce qu’ils n’avaient point encore rendu les places qu’ils devaient rendre par les traités, et qu’ils avaient toujours fait une guerre ouverte au royaume de France, y exerçant divers actes d’hostilité.
Édouard fut bien étonné, quand il vit qu’on lui avait déclaré la guerre et encore d’une manière si méprisante ; mais il le fut bien davantage quand il apprit qu’Abbeville et tout le comté de Ponthieu s’étaient soumis à Charles. Le roi cependant fit faire des jeûnes et des prières publiques par tout le royaume, afin qu’il plût à Dieu d’avoir pitié de la France qui était affligée depuis si longtemps. Il allait lui-même à pied aux processions et avait des prédicateurs qui prêchaient la justice de sa cause, particulièrement sur les frontières des pays tenus par les Anglais. Ces prédications faisaient deux bons effets ; l’un que les provinces sujettes portaient plus patiemment les frais de la guerre, étant persuadées qu’elle était juste ; l’autre, que les pays qui obéissaient à l’Anglais étaient disposés par ce moyen à retourner à la France.
En effet, l’archevêque de Toulouse prêcha si utilement, que Cahors se rendit à Jean, duc de Berry, frère de Charles. Il avait aussi envoyé du Guesclin en Allemagne, qui attira à son parti plusieurs princes de l’empire. Pour empêcher le comte de Hainaut de prendre le parti des Anglais, il gagna son sénéchal qui avait tout pouvoir sur son esprit, espérant que par ce moyen il pourrait disposer du comte. Édouard, de son côté, n’oubliait rien pour se fortifier, et avait obtenu de Louis, comte de Flandre, qu’il donnât sa fille unique et son héritière à son second fils. Charles, qui n’omettait rien pour traverser ce mariage, fit si bien auprès du Pape qu’il le détermina à refuser la dispense qui était nécessaire pour contracter cette alliance, parce qu’il y avait de la parenté entre les parties ; ensuite il trouva moyen de faire épouser cette princesse à Philippe, son frère, duc de Bourgogne.
Après ces arrangements, Charles fit fortement la guerre, et avec beaucoup de succès. Les Anglais furent fort affaiblis par la perte qu’ils firent de Jean Chandos, grand capitaine, qui, prévoyant que ces impôts révolteraient toute l’Aquitaine, avait fait ce qu’il avait pu pour empêcher le prince de les établir. Comme il vit que ses conseils n’étaient pas suivis, il se retira de la cour. Cependant voyant le prince embarrassé dans une guerre considérable, il se rapprocha et reprit le commandement des troupes ; il s’y appliqua avec d’autant plus de soin, que ce prince, qui était hydropique, n’était pas en état de les conduire lui-même.
Ce général ayant été informé que les Français étaient au pont de Lansac, vint à eux avec un grand mépris, et ne doutait point qu’il ne les battît comme il avait toujours fait. Il aborda criant qu’il était Chandos, persuadé que son nom seul leur donnerait de l’effroi. En même temps, comme la terre était humide et glissante à cause de la rosée, et qu’il combattait à pied, il s’embarrassa dans son habit, qui descendait jusqu’à terre, et fit un faux pas ; dans ce moment un écuyer français, nommé Jacques de Saint-Martin, lui donna un coup dans le visage, qui le fit tomber, et dont il mourut quelques heures après, sans parler.
Charles, pour faire une diversion, mit en mer une grande flotte, qu’il voulait faire passer en Angleterre. Ce dessein fut arrêté par l’arrivée du duc de Lancastre, qui descendit à Calais avec beaucoup de troupes, et à qui il fallut s’opposer. Philippe, duc de Bourgogne, le tint longtemps assiégé dans des places d’où il ne pouvait s’échapper ; et s’il ne se fût point impatienté, il eût pu faire périr cette armée. À la fin de la campagne les finances du roi étant épuisées, tant par les frais de la guerre que par les sommes immenses qu’il avait fallu donner à ses alliés, il assembla les trois états pour demander de nouveaux subsides. On les payait volontiers, parce qu’on savait que ce n’était que pour subvenir aux urgentes nécessités de l’État ; et d’ailleurs les finances étaient gouvernées avec une si sage administration, que personne n’avait regret à ce qu’il donnait pour le bien public. Aussitôt qu’on put mettre les troupes en campagne, le roi tint conseil avec ses trois frères. Il fut résolu que le duc d’Anjou attaquerait l’Aquitaine du côté du Languedoc, pendant que le duc de Berry y entrerait du côté de l’Auvergne. Le duc d’Anjou, à qui du Guesclin s’était joint, prit plusieurs places importantes. Le duc de Berry alla droit à Limoges, où le prince de Galles était, de sorte qu’il fut contraint de sortir de cette ville. Elle fut livrée aux Français par l’évêque qui était intime ami du prince. Pour se venger de cette perfidie, il fit marcher son armée sur Limoges, dans la résolution de punir l’évêque et les habitants ; et tout malade qu’il était, il se fit porter au siège. Il ne fit faire ni travaux, ni attaque, ni escarmouches, il fit seulement miner bien avant sous la muraille ; les assiégés contre-minaient de leur côté ; mais tous leurs efforts furent inutiles. Les mineurs du prince firent si bien que leur mine fut en état de faire effet ; enfin on y mit le feu, elle renversa un grand pan de muraille, par où la ville fut prise d’assaut. On tua tout indifféremment, hommes, femmes et enfants. L’évêque fut pris lui-même, mais il fut rendu au Pape qui le demanda.
Dans l’intervalle des deux sièges de Limoges, Charles fit venir Bertrand du Guesclin ; et Moreau de Fienne, connétable de France, s’étant démis de cette charge, le roi en pourvut du Guesclin ; il la refusa longtemps, disant qu’il n’appartenait pas à un si petit gentilhomme que lui de commander aux princes du sang, et même aux frères du roi. Mais Charles lui commanda de l’accepter, et en même temps il l’envoya poursuivre l’armée du duc de Lancastre qui avait déjà passé en Aquitaine ; il avait seulement laissé trente mille hommes sous la conduite de Canoll, fameux capitaine anglais.
Quoique cette armée ravageât toute la campagne jusqu’aux portes de Paris, Charles défendit à du Guesclin de hasarder un combat. Son ordre était seulement de suivre les Anglais de près, et de prendre son temps pour les incommoder sans rien risquer. En exécution de cet ordre, le connétable se mettait toujours en queue de ce général, tantôt lui enlevant un quartier, tantôt donnant sur l’arrière-garde et sur le bagage, surtout dans les défilés et dans les passages de rivières, et lui coupant les vivres de toutes parts. Enfin, il sut si bien profiter de l’avantage des lieux, qu’il fit périr presque toute cette armée.
Cependant le prince se trouvant réduit à l’extrémité par son hydropisie, il crut que son air natal apporterait quelque soulagement à son mal. Ainsi il se fit apporter en Angleterre, et laissa le gouvernement de Guienne au duc de Lancastre, son frère. Les affaires commencèrent à aller de plus en plus en décadence. Le duc de Lancastre ne demeura pas longtemps dans le pays ; car ayant épousé Constance, fille aînée de Pierre le Cruel, il prit la qualité de roi de Castille, et tourna toutes ses pensées de ce côté-là. Cela fut cause que les Castillans se joignirent avec la France contre l’Angleterre.
Henri arma une grande flotte, et en donna le commandement à Yvain de Galles. Cet Yvain était fils de celui à qui appartenait la principauté de Galles, qu’Édouard lui avait ôtée avec la vie. Il conduisit la flotte sur les côtes de la Rochelle, contre Pembroke, qui commandait la flotte anglaise. Là il lui donna un grand combat, pendant lequel le gouverneur de la Rochelle excitait les Rochelois à aller au secours de la flotte anglaise ; mais ils ne voulurent jamais lui obéir. Cette flotte, ayant été entourée de toutes parts, fut presque toute coulée à fond, et Pembroke lui-même fut pris.
Cependant le connétable faisait de grands progrès dans la Gascogne et dans le Poitou. Il prit Saint-Sever par composition, et Poitiers par intelligence ; ensuite Saintes, Angoulême, Saint-Jean d’Angely, et tout le reste de cette contrée se rendit à lui. La Rochelle avait envie d’en faire autant; mais le château l’en empêchait. Le maire, dont l’inclination était française, s’avisa de supposer une lettre du roi d’Angleterre, qui portait ordre au capitaine de faire une revue générale aux soldats du château, avec les bourgeois de la ville. Ce capitaine, qui ne savait pas lire, voyant le sceau du prince, se mit en état de lui obéir ; mais aussitôt qu’il eut fait sortir les soldats de la garnison, les bourgeois, conduits par le maire, se rendirent maîtres du château.
En même temps, ils dépêchèrent à Charles, pour lui dire qu’ils étaient prêts à se soumettre à lui, pourvu qu’il lui plût leur accorder la conservation de leurs privilèges et la démolition du château. Le roi l’accorda facilement ; et ainsi la Rochelle revint sous la domination de la France, qu’elle avait toujours désirée. Ces nouvelles étant portées en Angleterre, Édouard en fut fort ému, et disait, en s’étonnant, que jamais roi ne s’était moins armé, et que cependant jamais roi n’avait fait de si grandes choses.
En effet, la santé de Charles, toujours faible, le mettait hors d’état de supporter les fatigues de la guerre. On dit que ses infirmités lui étaient venues de ce qu’il avait été empoisonné dès sa jeunesse par le roi de Navarre. Au reste, il travaillait beaucoup dans son cabinet, tant pour les affaires de la guerre, que pour celles de la justice, qu’il rendait et faisait rendre exactement par tout son royaume. Il était libéral et charitable, principalement avec la noblesse, et donnait en secret des sommes considérables, tant aux pauvres gentilshommes qu’aux demoiselles qui n’avaient pas de quoi se marier. Il protégeait les gens de lettres, et parmi tant de guerres il fit fleurir les sciences comme en pleine paix, et autant que ce siècle pouvait le permettre. Il prenait surtout plaisir à écouter Nicolas Oresme, évêque de Lisieux, homme célèbre en son temps, qui avait été son précepteur, et de qui il avait appris la piété avec les lettres.
Tout le temps que les affaires lui laissaient, il le donnait à la lecture, principalement à celle de l’Écriture sainte. On a même une Bible qu’il fit mettre en Français, parce que certains hérétiques, qu’on appelait les vaudois, l’avaient fait traduire à leur mode. Ainsi, parmi les affaires de la guerre, il s’attachait aux sciences et aux beaux-arts. Il gouvernait sa famille avec beaucoup de prudence et de douceur ; il parlait souvent avec honnêteté aux hommes de probité et de vertu ; il gagnait, et par ses discours et par ses bienfaits, ceux qui avaient quelque talent Enfin on voyait paraître dans toutes ses actions beaucoup de magnificence et beaucoup d’ordre de sorte que sa sagesse était renommée partout.
On s’étonnait de lui voir regagner si vite sans sortir de son cabinet, ce que ses prédécesseurs avaient perdu ayant les armes à la main. Pour empêcher ses progrès, Édouard équipa une grande flotte, et résolut de passer en France malgré son grand âge ; mais les vents furent si contraires, qu’il ne put jamais aborder. Cependant le connétable prit Thouars, et ayant gagné auprès de Niort la bataille de Siret contre les Anglais, il acheva de conquérir tout le Poitou.
Édouard étant retourné en Angleterre, le prince de Galles, qui se sentait défaillir et croyait mourir le premier, lui demanda que son fils Richard fût déclaré héritier du royaume : cela fut proposé au parlement, qui y consentit. Le duc de Bretagne, jaloux des progrès de la France, se joignit à l’Angleterre, et mit dans quelques-unes de ses places des garnisons anglaises pour intimider ses sujets. D’abord que Charles eut appris cette nouvelle, il envoya le connétable en ce pays.
Les barons et les villes, voyant que le duc avait manifestement manqué de fidélité, refusèrent de lui obéir. Ainsi abandonné des siens il fut contraint de se réfugier en Angleterre. Le connétable y fut reçu dans presque toutes les places. Hennebont, estimée imprenable, fut prise par force. Nantes se rendit à condition qu’on la remettrait entre les mains du duc, quand il serait rentré dans les bonnes grâces du roi. Brest capitula à condition que s’il venait du secours dans un certain temps, la capitulation serait nulle. Le secours étant venu, cette place demeura au duc de Bretagne.
(1375) Ce fut à peu près en ce temps que Charles fit une loi qui portait que les rois seraient sacrés, couronnés et déclarés majeurs à l’âge de quatorze ans ; ce qui a depuis été suivi. Édouard voulut faire repasser en France la flotte qui avait été repoussée par les vents, et avait dessein de la commander en personne ; comme il se trouva trop faible, il en donna le commandement au duc de Lancastre. Le duc ayant mis son armée à terre, il commença à ravager le plat pays, comme les Anglais avaient alors accoutumé. Charles envoya aussi, selon sa coutume, des compagnies de cavalerie pour le suivre en queue avec ordre de ne lui point donner de combat, mais de le harceler et de l’incommoder autant qu’il serait possible. Ce qui fut si bien exécuté, que Lancastre, qui avait commencé de marcher avec une armée de trente mille hommes, à peine en amena six à Bordeaux.
Le duc d’Anjou, cependant, prenait beaucoup de places en Guienne et subjuguait tout le pays. Ses conquêtes furent arrêtées par la trêve que le Pape Grégoire XI fit conclure entre la France et l’Angleterre, en attendant qu’on pût faire la paix. Le prince de Galles mourut à Londres, et son père, abattu par la douleur et par les travaux, ne vécut pas longtemps après. Richard II, encore enfant, fut reconnu pour roi, et le duc de Lancastre, son oncle, pour régent. Ceux qui traitaient de la paix, se séparèrent sans avoir rien fait, parce que Charles demandait que Calais fût démolie : c’est ce qu’on ne put jamais persuader aux Anglais, par quelque considération que ce fût, quoique les Français payassent bien cette ville par celles qu’ils leur rendaient en grand nombre.
Charles se servit de la trêve pour recommencer la guerre avec plus de vigueur. Il avait cinq armées dont la première devait agir dans l’Artois ; la seconde, du côté de Bourges ; la troisième, en Guienne ; la quatrième, en Bretagne ; il se réservait la cinquième à lui-même, pour se joindre à ceux qui auraient le plus grand besoin de secours. Outre cela il prenait grand soin d’être le plus fort sur mer. Le comte de Salisbury empêcha la flotte envoyée en Angleterre d’y faire rien de considérable. *
Les armées de terre réussirent mieux ; mais ces bons succès pensèrent être troublés par une entreprise contre Charles. Le roi de Navarre ayant envoyé ses deux fils à la cour de France, il les avait fait accompagner par un de ses chambellans, nommé Jacques de Rue, qui avait ordre d’empoisonner le roi. Il fut découvert et condamné à avoir la tête tranchée, avec Pierre du Tertre, secrétaire du roi de Navarre, convaincu aussi de ce détestable dessin. Le roi envoya une armée en Normandie, qui prit toutes les places du roi de Navarre, excepté Cherbourg, que le roi de Navarre avait livré aux Anglais, qui y firent entrer des vivres et des munitions.
Il ordonna aussi au duc d’Anjou de se saisir de Montpellier, qu’il avait donné au roi de Navarre, en échange de quelques-unes de ses places. Les habitants s’étaient d’abord soumis ; mais ensuite s’étaient révoltés, ils s’exposèrent à un rigoureux châtiment, qui fut néanmoins adouci par le duc d’Anjou, à la prière du Pape. Ce prince prit encore Bergerac sur les Anglais, après avoir gagné à Aimet une bataille où presque tous les barons de Gascogne du parti anglais furent pris. Il emporta de force la ville de Duras : pour encourager ses troupes, il avait promis cinq cents francs au premier qui entrerait dans la place. Toutes les villes sur la Dordogne et sur la Garonne se rendirent, de sorte qu’il ne restait presque plus aux Anglais que Bayonne et Bordeaux. Les divisions qui étaient en Angleterre pendant la minorité du roi facilitèrent beaucoup les conquêtes de Charles. Ce prince, quoique très-habile à profiter des conjonctures, ne perdait cependant jamais de vue les règles de la justice et des changements ordinaires des choses humaines ; il était toujours disposé à faire la paix à des conditions équitables ; mais les Anglais en ce temps ne surent ni faire la guerre, ni traiter la paix à propos.
Pendant que le duc d’Anjou faisait de grands préparatifs pour assiéger Bordeaux, Charles fit assiéger Bayonne pendant l’hiver par les Castillans. La maladie s’étant mise dans leur armée, ils furent contraints de lever le siège. Dans le fort de la guerre, l’empereur Charles IV vint en France, tant pour négocier la paix entre les deux couronnes ennemies, que pour procurer l’empire à son fils Venceslas par le moyen de la France. On le reçut magnifiquement, sans pourtant lui donner aucune marque de souveraineté. On ne le mit pas sous le poêle, quand il fit son entrée dans les villes ; on ne lui permit pas d’y entrer sur un cheval blanc, parce que cela passait pour une marque de souverain, et même on était soigneux de lui marquer expressément dans les harangues qu’on lui faisait, que c’était par ordre du roi qu’on lui rendait des respects.
Quand il arriva à Paris, le roi fut au-devant de lui, accompagné des princes du sang ; l’entrée fut magnifique : le roi entra dans la ville, monté sur un cheval blanc, marchant entre l’empereur et le roi des Romains, son fils. L’empereur, pour répondre aux bons traitements qu’il recevait, fit le Dauphin vicaire de l’empire dans tout le royaume d’Arles, dont tout le Dauphiné faisait partie. Depuis ce temps, les empereurs n’ont exercé aucun pouvoir sur le Dauphiné ni sur la Provence, en qualité d’empereurs et de roi d’Arles.
Il arriva alors un schisme déplorable qui dura environ quarante ans. Grégoire XI, après avoir tenu quelque temps le siège à Avignon, comme avaient fait ses prédécesseurs, crut qu’il fallait le remettre à Rome, où saint Pierre l’avait d’abord établi. Le duc d’Anjou, envoyé par Charles pour le détourner de ce dessein, ne put rien gagner sur son esprit. Il arriva à Rome, où il fut reçu avec une joie incroyable, et ainsi le siège y fut rétabli soixante et onze ans après qu’il en avait été éloigné.
Le Pape y mourut quelques années après. Les cardinaux, qui étaient presque tous Français, s’assemblèrent aussitôt dans le conclave. Les Romains appréhendant que s’ils faisaient un Pape français, il ne transférât de nouveau le siège à Avignon, entourèrent le lieu où ils étaient assemblés, et leur criaient avec beaucoup de menaces qu’ils élussent un Pape italien, sinon que jamais ils ne le reconnaîtraient. Touchés de ces menaces (1378), ils élurent l’archevêque de Brai, qui se nomma Urbain VI ; mais ils prirent le temps qu’il était allé à Tivoli, et se retirèrent à Fondi, place que Jeanne, reine de Naples, leur avait donnée, où ils firent une autre élection, disant qu’ils n’avaient élu le Pape Urbain que par force, et attendant qu’ils en pussent faire un autre avec une pleine liberté de leurs suffrages. Ils élurent le cardinal de Genève, évoque de Cambrai, qui fut appelé Clément VII.
Les deux Papes se firent quelque temps la guerre en Italie. Le parti d’Urbain étant le plus fort, Clément fut contraint de revenir à Avignon. Charles aussitôt assembla le clergé et l’université de Paris, avec les barons, pour décider lequel des deux on reconnaîtrait. Les prélats jugèrent en faveur de Clément, et le roi ordonna qu’on lui obéît partout son royaume. Tous les alliés des Français approuvèrent ce décret de l’Église gallicane, et reconnurent Clément. Les autres et principalement les Anglais, avec ceux de leur parti, obéissaient à Urbain, qui avait pour lui la plus grande partie de l’Église.
Dans le temps que Clément passait par Marseille pour aller à Avignon, il y fut visité par le duc d’Anjou, à qui il donna l’investiture du royaume de Naples, que Jeanne II avait cédé à ce prince. Charles cependant continuait de faire la guerre aux Anglais avec sa vigueur accoutumée. Pour les attaquer dans leur île, il avait suscité les Écossais, qui avaient remporté quelques avantages sur eux avec son secours. Il envoya un ambassadeur au roi d’Écosse, pour concerter avec lui comment il pourrait faire entrer une grande armée dans l’île par quelqu’un de ses ports.
Comme cet ambassadeur passait par la Flandre, le comte le fit arrêter, et le duc de Bretagne, qui s’était retiré dans ce pays, dit en sa présence des paroles injurieuses à tout le conseil du roi. L’ambassadeur étant de retour s’en plaignit à Charles, qui trouva fort mauvais que le comte de Flandre eût osé retirer un de ses ennemis dans ses terres. Il lui envoya un ordre précis de le faire sortir de ses Etats. Charles était un prince fort absolu qui savait su faire obéir. Le comte hésita pourtant s’il déférerait aux ordres du roi : mais le duc, pour ne point donner occasion à la guerre, se retira de lui-même auprès du roi Richard, dont il fut fort bien reçu. Il avait bien vu que le comte ne lui pourrait pas donner beaucoup de secours à cause des troubles de son pays. Ils avaient été occasionnés par la haine de deux familles de Gand, dont l’une avait pour chef Jean Lion et l’autre Giselbert Matthieu.
Ces deux familles se haïssaient de tout temps, et, quoiqu’elles parussent bien vivre ensemble, elles couvaient une inimitié irréconciliable. Jean Lion était un bon, hardi et artificieux dont le comte s’était servi pour se défaire d’un homme qui lui déplaisait, et ensuite il lui avait fait beaucoup de bien. Il l’avait même fait nommer maître des bateliers de Gand, qu’on appelle doyen : c’était, de toutes les charges de la bourgeoisie, celle qui donnait le plus d’autorité parmi le peuple. Giselbert Matthieu conçut aussitôt le dessein de le déposséder et de se mettre en sa place.
Pour y réussir, il conseilla au comte de mettre un impôt sur les bateaux, lui faisant entendre qu’il lui en viendrait un grand profit, sans charger le peuple, parce qu’il n’y aurait que les étrangers qui payeraient l’impôt : qu’au reste tout dépendait de Jean Lion, créature du comte, et que, s’il voulait, on n’éprouverait aucune difficulté. Le comte, y ayant consenti, fit savoir ses volontés à Jean Lion, qui trouva l’affaire difficile : mais il promit de la proposer et d’y servir le comte. Giselbert suscita sous-main des difficultés par le moyen de ses frères et de ceux de sa cabale. Cependant il fit insinuer au comte que Jean Lion n’agissait pas de bonne foi, et que, s’il était à sa place, l’affaire s’achèverait facilement. Il gagna les conseillers du comte, et fit si bien que ce prince, ayant dépossédé Jean Lion, lui donna sa charge.
Giselbert fit cesser ensuite les difficultés dont lui et ses frères étaient les auteurs. Jean Lion se retira plein d’une colère implacable ; il crut cependant devoir dissimuler jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion d’éclater. Un des frères de Matthieu s’en douta bien, et lui proposa de se défaire d’un si dangereux ennemi. Mathieu eut horreur de ce crime, et dit qu’il ne fallait point tuer un homme qui n’était pas condamné. Cependant ceux de Bruges ayant entrepris de faire un canal, qu’ils avaient dessein de conduire depuis la rivière de Lis jusqu’à eux, pour faciliter le transport des marchandises, ceux de Gand en furent fort fâchés, parce que cela diminuait beaucoup leur commerce. Ils commencèrent à regretter Jean Lion, et à dire que s’il était encore en charge, il rabattrait bien l’orgueil des Brugeois : ils l’envoyèrent prier de venir les joindre ; mais le fourbe fit semblant de refuser, pour se faire presser davantage.
A la fin il consentit, mais à condition qu’on rétablirait la vieille faction des blancs chaperons, et qu’on le mettrait à leur tête. Il n’y fut pas plus tôt que les Brugeois abandonnèrent leur entreprise. Il commença à parler du comte avec beaucoup d’artifice : il disait que c’était un bon prince dont il fallait gagner les bonnes grâces par toutes sortes de services ; qu’à la vérité il était mal conseillé et qu’il favorisait ceux de Bruges, mais qu’il fallait lui députer pour lui demander la décharge de l’impôt, la conservation des privilèges, et la restitution des prisonniers que son bailli retenait contre les lois de son pays.
Jean Lion fit mettre adroitement à la tête de la députation Giselbert Matthieu, afin de le décréditer auprès du peuple, s’il parlait pour les intérêts du comte ; ou auprès du comte, s’il parlait pour les intérêts du peuple, Giselbert persuada au comte d’accorder aux Gantois toutes leurs demandes, pourvu seulement qu’on ôtât les blancs chaperons. Jean Lion vit bien que c’était à lui qu’on en voulait, et se tint sur ses gardes. Il fit entendre au peuple par ses émissaires, qu’en ruinant les blancs chaperons, on détruirait les privilèges qui n’avaient été conservés que par leur moyen.
Cependant le bailli arriva, accompagné de gens de guerre, avec l’ordre d’aller prendre Jean Lion jusque dans sa maison. Il alla d’abord à la place publique pour y rassembler les bourgeois de son intelligence sous le grand étendard du comte. Les factieux allèrent droit à lui, et l’ayant choisi parmi tous les siens, ils le tuèrent, sans avoir blessé aucun autre. Ils mirent l’étendard en pièces, et pillèrent les équipages des Matthieu. Les riches bourgeois songeaient à députer au comte, pour lui demander pardon, et Jean Lion fut le premier à dire qu’il fallait l’apaiser.
Le comte était prêt à leur pardonner, lorsque Jean Lion fit la revue des blancs chaperons, qu’il trouva au nombre de dix mille, capables de porter les armes. Lorsqu’il les vit assemblés, il leur montra en passant la maison de plaisance du comte, assez proche de la ville, en leur disant que le comte faisait fortifier ce château, et qu’il incommoderait un jour la ville de Gand. Il n’en fallut pas davantage pour les engager à y aller, et pour piller la maison. Dans le temps qu’ils y étaient, on vit le feu s’y prendre tout d’un coup : Jean Lion, qui avait donné l’ordre de l’y mettre, en parut plus étonné que les autres ; mais il ressentait cependant une joie secrète d’avoir engagé plus que jamais les factieux dans la révolte par le nouveau crime qu’ils venaient de faire, et d’avoir rendu les affaires irréconciliables.
Cette nouvelle étant apportée au comte, il ne voulut plus voir les députés ; et sans leur sauf-conduit il leur aurait fait couper la tête. Aussitôt la guerre commença, et le comte marcha contre les Gantois. Jean Lion les prépara à la défense, et leur conseilla d’attirer ceux de Bruges à leur parti. On leur envoya des députés, à qui les Brugeois répondirent qu’ils tiendraient conseil sur leur proposition, et cependant ils fermèrent leurs portes. Jean Lion, à cette nouvelle, dit qu’il ne fallait pas leur donner le temps de se reconnaître, il y alla lui-même, suivi des Gantois en armes, et les Brugeois surpris furent contraints de les recevoir. Il se rendit maître du marché et des places publiques.
Tout allait bien pour les Gantois, et même Jean Lion avait préparé un souper magnifique aux dames de la ville ; mais au milieu du festin, comme il buvait fort gaiement, il se sentit frappé subitement ; tout d’un coup on le vit enfler, et peu d’heures après il mourut. Il y en eut beaucoup qui crurent qu’il avait été empoisonné. Les Gantois, sans perdre cœur, élurent à sa place quatre capitaines, sous la conduite desquels ils allèrent attaquer la ville d’Ypres, et la prirent facilement, en profitant de la division qui régnait alors entre la noblesse et les corps de métiers. Ils assiégèrent ensuite Oudenarde et Terremonde, où était le comte, et ne prirent ni l’une ni l’autre.
Le duc de Bourgogne fit faire la paix, et obtint de son beau-père le pardon des Gantois qui vinrent aussitôt le prier de rentrer dans leur ville. Ce prince y consentit, et lorsqu’il fut entré, il parut dès le lendemain à une fenêtre, avec un tapis de velours devant lui et les harangua. Il fut fort bien écouté, jusqu’à ce qu’il vînt parler des blancs chaperons, disant qu’il fallait détruire à jamais cette faction, si longtemps abattue, que le sieur Jean Lion avait fait revivre. À ces mois ils commencèrent à rire d’une manière insultante ; ils se moquèrent du comte ouvertement, it il fut contraint de sortir de Gand plus irrité que jamais. La guérie se renouvela, et les Gantois prirent Oudenarde dont ils ruinèrent les murailles. Le comte l’ayant reprise, les rétablit, et il fil décapiter un des capitaines des Gantois, qu’il y avait fait prisonnier. Comme il paraissait avoir dessein de venir assiéger Gand, les Gantois envoyèrent demander au roi sa protection. Il les favorisait secrètement, parce que, se défiant du comte, il était bien aise qu’il eût des affaires chez lui, de peur qu’il ne secourût le duc de Bretagne, avec qui il était en guerre. Comme le duc avait reçu dans ses places les ennemis de l’État, le roi le fit déclarer rebelle par le parlement, et confisqua la Bretagne.
Les Bretons, fidèles au roi, pourvu que ce fût sous l’autorité de leurs princes particuliers qu’ils voulaient toujours conserver, voyant le dessein de Charles, qui était de se rendre maître absolu de ce duché, se joignirent au duc. Le roi gagna cependant une partie de la noblesse, et Nantes lui demeura toujours fidèle.
Au commencement de la guerre de Bretagne, Bertrand du Guesclin mourut fort regretté par le roi. Ce prince le fit enterrer au pied du tombeau, qu’il avait fait faire pour lui-même à Saint- Denis, afin de laisser un monument éternel de la valeur, de la prudence et de la fidélité d’un si grand homme, aussi bien que des services immortels qu’il avait rendus à l’Etat, et aussi pour faire connaître à la postérité l’amour que son prince avait pour lui. Cependant le comte de Buckingham était entré dans la France avec une grosse armée, et le roi le fit poursuivre avec le même ordre qu’il donnait toujours. Ainsi quoiqu’il ravageât le plat pays, on lui ruina presque toute son armée. Il acheva de la perdre au siège de Nantes.
Durant ce siège, le roi s’aperçut qu’une fistule qu’il avait s’était séchée. C’était une marque assurée d’une mort prochaine, et un savant médecin l’en avait averti. Ce médecin l’avait traité dans son jeune âge d’une maladie inconnue, qui lui faisait tomber les cheveux et les ongles : on le crut empoisonné par le roi de Navarre, et le médecin lui avait dit qu’aussitôt que cette fistule cesserait de couler, il devait se préparer à la mort. Il profita de cet avis, et sentant approcher sa dernière heure, il donna ordre aux affaires de sa conscience et de son État.
Il envoya chercher ses frères de Berry et de Bourgogne, avec son beau-frère et le duc de Bourbon. Il ne fit pas venir le duc d’Anjou, parce qu’il se méfiait de son ambition. Il leur fit connaître l’état des affaires et l’humeur de son fils, leur dit que c’était un enfant d’un esprit léger, qui avait besoin d’avoir auprès de lui des gens habiles, qui lui apprissent de bonne heure l’art de gouverner les peuples, de peur que la faiblesse ne les portât à se soulever contre lui ; il leur recommanda de lui choisir une femme dans une maison assez puissante, pour que le royaume en profitât. Il leur fit surtout observer de bien prendre garde au duc de Bretagne : que c’était un esprit brouillon, artificieux, et anglais d’inclination ; que le moyen de le réprimer était de gagner, comme il l’avait fait, la noblesse et les bonnes villes de Bretagne, et d’entretenir les alliances qu’il avait faites avec l’Allemagne et avec l’empire, et que cela serait d’un grand secours au royaume. Ensuite, après avoir désigné Clisson connétable de France, il mourut fort chrétiennement en 1380, laissant un regret extrême à tous les siens.
On ne se lassait point de louer un prince si rempli de sagesse et de toutes sortes de vertus, qui, ayant trouvé les affaires du royaume désespérées, les avait relevées par sa prudence et portées au plus haut point. La France avait en ce temps d’excellentes troupes, et de très-grands capitaines pour les commander, outre qu’elle était abondante en toutes sortes de biens. Le roi avait si sagement ménagé ses finances, que malgré tant de dépenses qu’il avait été obligé de soutenir, il laissa dix-huit millions d’argent dans ses coffres ; de sorte qu’il n’y avait rien que la France ne put entreprendre et exécuter, si la mort trop prompte d’un si grand roi ne lui eût fait perdre de tels avantages.
Commentaire de la rédaction :
Nous nous rapprochons du temps de Bossuet et de l’écriture, et les détails abondent. Nous serons brefs pour tirer la substantifique moelle de l’histoire de Charles V.
On comprend que l’Europe chrétienne est une grande famille, et que le diable, le vieil homme, œuvre à la division : c’est par là qu’il va mettre la discorde et la division. Les conflits intra-familiaux sont les pires. Néanmoins la chrétienté est là, la foi vive, la morale protégée, les prières ardentes.
Charles V, assuma son rôle de roi, et était passionné du Seigneur, et des études, sans négliger son rôle de Roi : malgré la guerre il fit prospérer le royaume, et dans l’adversité il accomplit avec une grande force son devoir d’état.
Guesclin nous montre l’histoire du courage, de la capture récurrente, qui ne l’arrête pas dans son devoir de servir, servir et encore servir. Que nous sachions servir à son exemple !
Les institutions chrétiennes, malgré les vicissitudes des hommes, régulent les plus grands désordres et limitent les conséquences des guerres.
Le règne de ce roi est oublié, et pourtant il est grand : dans une situation difficile il œuvre au mieux selon la vertu de prudence, et laisse derrière lui un pays enrichi, une civilisation brillante, une fois consolidée.
Le schisme terrible de l’église et les divisions familiales laissent planer l’œuvre du diable ; les rumeurs d’empoisonnement montrent un certain esprit qui pourrit en ce temps. Mais les servants chrétiens continuent leurs œuvres, malgré de mauvais seigneurs et de mauvais clercs qui ont les places de façon automatique, demandant une vertu supplémentaire pour bien vivre chrétiennement ; et en même temps ces divisions diaboliques sont freinées par des mœurs très chrétiennes.