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Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 21 Les derniers Capétiens directs : les Rois maudits

Texte de Bossuet :

Louis X, dit le Hutin. (An 1314).

Quoique Louis, dit Hutin, c’est-à-dire opiniâtre et vaillant, eût commencé à prendre connaissance des affaires dès le vivant de son père, Charles de Valois, son oncle, avait presque l’autorité tout entière. Il entreprit d’abord Enguerrand de Marigny, qu’il avait haï dès le règne précédent, parce que, dans un grand procès survenu entre deux familles très-considérables, il avait pris parti contre ceux que Charles protégeait. Il commença par lui faire rendre compte du maniement des finances, et lui demanda devant le roi ce qu’étaient devenues ces grandes sommes d’argent qu’on avait levées sur le peuple ; il lui répondit qu’il lui en avait donné la meilleure partie. Charles lui ayant dit qu’il avait menti, Enguerrand eut la hardiesse de répondre que c’était lui-même.

Cette réponse ayant aigri la haine de Charles, Enguerrand fut arrêté dans sa maison à Paris, et mis en prison dans le château du Louvre, dont il était gouverneur. On différa le jugement, parce qu’on n’avait pas de quoi le convaincre. Cependant on trouva chez sa femme plusieurs images de cire, par lesquelles on prétendait, sur la foi des magiciens, qu’elle pourrait faire mourir le roi. On la prit et on l’étrangla. Enguerrand fut condamné au même supplice, et les statues qui lui avaient été dressées furent abattues. Quelque temps après, Charles fut attaqué d’une grande maladie, qu’il prit pour un châtiment de ce qu’il avait fait mourir Enguerrand de Marigny, soit qu’il le crût innocent, soit qu’il sentît qu‘il l’avait poursuivi plutôt par vengeance que par justice. Ainsi il n’oublia rien pour faire satisfaction à sa mémoire. En ce temps, la trêve de Flandre étant finie pendant que le comte de Hainaut ravageait le pays situé le long de l’Escaut, Louis attaqua Courlray ; mais les pluies continuelles le contraignirent de lever le siège. Après ce siège levé, il mourut en 1316, et laissa sa femme Clémence grosse environ de quatre mois. Il avait eu de sa première femme, Marguerite de Bourgogne, une fille nommée Jeanne, qui fut reine de Navarre. Les parents maternels de cette princesse soutenaient que la France devait être à elle, si la reine accouchait d’une fille.

Jean Ier. (An 1316.)

En attendant les couches de la reine, Philippe, frère du roi défunt, fut déclaré régent du royaume. Clémence au bout de cinq mois, accoucha d’un fils nommé Jean, qui ne vécut que huit jours, et après un règne si court, malgré les prétentions de Jeanne, Philippe fut reconnu pour roi par le commun consentement des pairs et des seigneurs, qui, selon la loi salique et la coutume ancienne, toujours observée depuis Mérovée, jugèrent que les femelles n’étaient pas capables de succéder.

Philippe V, dit le Long. (An 1316.)

Philippe, pour apaiser Eude, duc de Bourgogne, qui avait appuyé le parti de Jeanne (1317) lui donna en 1318 sa fille en mariage, et retint le royaume de Navarre, dont Jeanne était héritière. Enfin, après plusieurs trêves, la paix de Flandre fut faite par l’entremise du Pape, à condition que les Flamands paieraient au roi cent mille écus d’or en vingt paiements égaux. Lille, Orchies et Douai demeurèrent entre les mains des Français pour sûreté du paiement. En ce temps les villes de Flandre s’étaient rendues fort puissantes, et le comte y avait fort peu d’autorité. Quelque temps après il s’éleva en France une grande peste, et la corruption était si universelle, qu’on mourait auprès des fontaines aussitôt qu’on avait bu de leurs eaux (1320). Les Juifs furent accusés de les avoir empoisonnées, et on crut facilement ce qui se disait contre une nation odieuse, quoiqu’il fût avancé sans preuve. Ils avaient été chassés du temps de Philippe le Bel, et rappelés pendant le règne de Louis le Hutin. Sous Philippe le Long on les fit mourir par toute sorte de supplices et ils en furent si effrayés que plusieurs d’entre eux, qui étaient en prison, se résolurent à se tuer les uns les autres. Celui qui resta le dernier, ayant rompu un barreau, attacha un cordeau à la fenêtre, où ayant passé sa tête, il se laissait aller pour s’étrangler ; le cordeau ayant manqué, il tomba dans le fossé encore vivant, de sorte qu’étant repris, il fut pendu. Le règne de Philippe fut court, il mourut sans enfants mâles, en 1321 ; et quoiqu’il laissât plusieurs filles, le royaume ne fut pas disputé à Charles le Bel, son frère, qui prit aussi le titre de roi de Navarre.

Charles IV, dit le Bel. (An 1322.)

Au commencement de son règne il répudia Blanche, sa première femme, convaincue d’adultère, ainsi qu’il a été dit, et épousa Marie de Luxembourg, qui ne vécut pas longtemps. Il déclara la guerre à Édouard II, roi d’Angleterre, parce qu’il voulut protéger son sénéchal, qui faisait fortifier un château sur les frontières de Guienne, malgré les défenses du roi, souverain seigneur de ce pays (1323). Il envoya Charles de Valois en Guienne, qui la prit toute excepté Bordeaux, et contraignit le gouverneur d’abandonner presque toute la province. Isabelle, reine d’Angleterre et sœur de Charles, vint en France pour accommoder l’affaire, et la traita si adroitement, qu’elle obtint du roi, son frère, l’investiture de duché d’Aquitaine pour son fils ; ainsi elle s’en retourna avec beaucoup de satisfaction. Charles de Valois mourut, après avoir fait justifier Enguerrand de Marigny, et avoir obtenu son corps, qu’il fit enterrer honorablement.

(1326) Cependant les affaires se brouillaient étrangement en Angleterre ; Hugues Spenser le Jeune, favori du roi Édouard, gouvernait absolument ce prince ; et son père, du même nom que lui, avait toute l’autorité. Il persuada au roi que les seigneurs voulaient entreprendre contre sa personne, de sorte que dans un seul parlement, il fit prendre vingt-deux barons, et les fit tous décapiter sans connaissance de cause. Les mêmes Spenser semèrent aussi de la division entre le roi et la reine ; ce qui obligea Isabelle de se réfugier auprès de Charles, son frère. Au commencement il lui promit tout ce qu’elle pourrait désirer : mais Spenser répandit tant d’argent, qu’il gagna tous ceux qui avaient le plus de pouvoir à la cour, et fit si bien, que le roi défendit à tout le monde de secourir sa sœur. Chassée de France, elle passa en Hainaut, où Jean, frère de Guy, comte de Hainaut, s’offrit de l’accompagner en Angleterre avec beaucoup de noblesse. Avec ce secours elle repassa la mer, et les seigneurs se joignirent à elle.

Le roi était à Bristol, ville très considérable par ses fortifications, par sa citadelle et par son port. Spenser le père était dans la ville avec le comte d’Arondel. Le roi et Spenser le fils s’étaient renfermés dans le château. La reine assiégea la ville, et comme les habitants demandèrent à capituler, elle ne les voulut recevoir qu’à condition qu’ils lui livreraient Spenser. Elle lui fit faire son procès, et ce vieillard décrépit, âgé de quatre-vingt-dix ans, fut décapité à la porte du château, en présence de son fils et du roi même. Comme ce prince voulut se sauver dans un esquif avec son favori Spenser, ils furent pris tous deux et mis entre les mains de la reine. On arracha le cœur à Spenser, ce qui est en Angleterre le supplice ordinaire des traîtres : son corps fut mis en quatre quartiers, le parlement fut assemblé, et le roi ayant été accusé de plusieurs crimes, fut déclaré indigne de régner. On l’enferma dans un château, où il était servi honorablement, mais sans avoir aucune autorité. On mit à sa place Édouard III, son fils, qui a tourmenté la France par tant de guerres.

Charles cependant continuait à gouverner le royaume avec beaucoup de prudence et de vertu. De son temps, les lois et les lettres fleurirent dans le royaume. Il fit exercer la justice avec beaucoup d’exactitude et de sévérité, et c’est ce qui l’obligea à faire punir un allié de Jean XXII, nommé Jourdain, seigneur de l’Isle en Aquitaine, parce que lui ayant pardonné beaucoup de fois, à la recommandation du Pape, il retombait toujours dans les mêmes crimes ; mais parmi tant de bonnes actions il fut blâmé de ne prendre pas assez de soin de soulager ses sujets, qui étaient chargés d’impôts, et de ce qu’ayant empêché une imposition que le Pape voulait faire sur le clergé de France, il y consentit enfin, à condition qu’il en aurait sa part.

(1328) Ce prince mourut trop tôt, et laissa sa troisième femme, Jeanne d’Évreux, grosse de quatre ou cinq mois. C’est ainsi que finit la postérité de Philippe le Bel, qui passa comme une ombre ; ses trois fils, qui promettaient une nombreuse famille, se succédèrent l’un à l’autre en moins de quatorze ans, et moururent tous sans laisser d’enfants mâles. En attendant les couches de la reine, Philippe de Valois, cousin-germain du roi défunt, eut la régence du consentement de tous les pairs et barons du royaume, qui n’eurent aucun égard à la demande qu’en fit Édouard III, roi d’Angleterre. La reine étant accouchée d’une fille, le 1er avril 1328, Édouard prétendit encore que le royaume lui appartenait du côté de sa mère Isabelle, parce qu’il était mâle et le plus proche parent du défunt. Les pairs et les seigneurs jugèrent que le royaume de France était d’une si grande noblesse, que les femmes n’y pouvant avoir de droit, ne pouvaient aussi en transmettre aucun à leurs descendants. Édouard acquiesça au jugement, et Philippe fut reconnu

Commentaire de la rédaction :

Nous voici à la fin du miracle capétien, avec quatre rois qui se succèdent en moins de dix ans, jusqu’à éteindre la ligne directe : ce qui va entamer la fameuse et longue guerre de cent ans.

Ce passage de notre histoire fut jadis popularisé par les « rois maudits », bien trop romancés à notre goût, mais il semble effectivement que la chrétienté, après un XIIe siècle flamboyant, devait subir de grandes épreuves, tant son royaume le plus fidèle, la France, que l’Église universelle, avec l’installation des papes à Avignon en 1309, et le grand schisme qui commence en 1378. Parler de malédiction est une faute, car Dieu aime donner des épreuves à ses fils qu’il aime, et il châtie quand ils dévient des promesses de leur baptême, mais pour leur bien : Dieu ne maudit pas ceux qu’il aime, il ne maudit que les damnés qui se détournent de lui définitivement, et cela après leur mort.

Louis X, d’ailleurs, comprend sa maladie comme cela, et se repent du l’injustice qu’il a pu commettre envers Enguerrand, non pas certainement que celui-ci était innocent, mais en ayant préféré la vengeance à la justice : un roi ne doit jamais se venger, mais laisser la vengeance à Dieu ; il ne doit faire que justice, et toujours, dans le doute, être miséricordieux. Sans mollesse certes.

Bossuet évoque aussi la loi salique, qui est alors vue comme une évidence et que l’on fait naturellement remonter à Mérovée – ce qui est vrai si l’on prend la terre salicus, mais dévie d’un point de vue de pure loi successorale. Dans tous les cas, la loi salique, telle qu’elle fut nommée justement au début de la guerre de Cent Ans pour justifier la loi successorale française contre les prétentions anglaises, est la meilleure du point de vue de Dieu : la succession se trouve complètement dans les mains de Dieu, et naturellement, Adam étant le chef de toute l’humanité, le chef doit être un homme par lignée paternelle, comme ce fut le cas parmi tous les patriarches, de ce que l’on sache, et comme Jésus en témoigne, lui-même étant issu de la souche de David. Évidemment, sous l’Ancien Testament, Dieu peut intervenir lui-même pour les besoins de l’avènement du Messie, mais dans le Nouveau Testament, Dieu n’aime plus intervenir directement : il a envoyé son Fils qui habite sur nos autels et dans nos âmes, et il laisse agir la grâce. En ce sens, la loi salique est la plus « providentielle » : à la différence de presque toutes les monarchies païennes, qui décident plus ou moins du successeur parmi les héritiers mâles du sang, parfois en lignée maternelle, parfois en paternelle (sans compter la dégénérescence des sociétés « barbares » matriarcales), et qui ouvrent la porte à la légitimation des pires violences, en France, ni le roi ni personne, si ce n’est Dieu à travers l’hérédité et les naissances, ne peuvent décider de l’héritier légitime, issu d’un mariage politique, fils du roi, ou parent mâle en lignée paternelle le plus proche du roi.

Notons que pour un Bossuet il était ainsi évident, dans l’esprit traditionnel, que les rois de France descendent évidemment des Mérovingiens, et que cette loi de succession, si encore elle n’était pas bien affermie avant les capétiens, existait au moins à l’état latent, comme en témoigne cette loi salique (qui, selon les spécialistes aujourd’hui, n’était en fait qu’une loi de portée limitée sur la terre salique, terres données aux Francs par les Romains contre les services militaires rendus, et qui devaient donc rester dans la lignée paternelle, puisque les familles des femmes ne devaient pas profiter de ces biens militaires).

Et on sent encore que les vieilles habitudes matriarcales, que décrit un Michel Rouche pour les royaumes barbares, et les restes de ces institutions jusque dans l’apanage et la guerre de Cent Ans, restent vivaces au point de pouvoir justifier les prétentions usurpatrices d’un roi d’Angleterre, ou encore, comme le glisse Bossuet, de la Jeanne reine de Navarre. En droit privé à l’époque, de nombreuses successions pouvaient se faire par les femmes, et tomber en « quenouille » : mais non pour le royaume, non pour la couronne. Le droit public était déjà né, pour transcrire en droit une réalité de la cité politique qui dépasse l’intérêt privé familial pour protéger le bien commun du royaume : le roi n’a pas le choix de sa succession, et la garantie agnatique permet d’éviter les revendications et le désordre de successions dynastiques qui peuvent virer en guerres de clans, oubliant la mission royale du service de la cité politique selon les volontés divines.

Le règne de Philippe V, court, marque l’arrivée de la peste, encore un malheur du temps : il fallait que la chrétienté subisse des épreuves, pour son édification… La réaction fut injuste et excessive, avec un lynchage populaire des Juifs qui, souvent dans les mauvais coups, attirèrent une haine bien peu chrétienne.

Et la guerre de Cent Ans, qui ne commence pas encore, part d’une crise de tyrannie en Angleterre, avec un roi prenant un mauvais favori, contrôlant tout, et qui fait tomber les têtes… Les mêmes causes entraînent les mêmes effets : un mauvais conseil et un favori tyrannique, dans l’oubli complet des préceptes chrétiens, mais aussi des préceptes élémentaires de prudence politique naturelle, conduisent aux plus grands désordres… Ce phénomène de favori est en fait une « privatisation » du pouvoir au profit d’un clan, d’une oligarchie : le coup classique du Malin, et le châtiment ne se fait pas attendre… Le crime appelle le crime : le roi, certes coupable, ne devait pas être jugé, mais on se permit de le juger là où seul Dieu peut le faire. À sa place on mit Édouard III qui commença la guerre de Cent Ans. Nous avons l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire : au lieu de réagir chrétiennement, en évitant la vengeance, en restant sobre et juste et en respectant la légitimité, on a réagi en païen, décidé de juger et de déposer le roi, et de préférer le jugement des hommes au jugement de Dieu, ou d’une justice humaine très chrétienne… La France, sorte de victime sacrificielle pour l’Angleterre aussi, en subit les conséquences.

La pente fatale anglaise qui amènera plus tard à une rupture totale avec Rome semble déjà en marche…

Sachons en tout cas reconnaître la solidité de la France qui malgré une succession de morts royaux, continue alors, avec l’unanimité de tous les grands seigneurs féodaux.

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