Histoire

Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 16 : Philippe Auguste, roi juste et conquérant

TEXTE DE BOSSUET

Philippe II (an 1181)

Philippe, appelé Auguste le Conquérant, ou Dieudonné, âgé d’environ quinze ans, et couronné à Reims en 1179, du vivant de son père, fut sous la tutelle du comte de Flandres, et commença son règne par des actions de justice et de piété : il ordonna des peines contre les blasphémateurs ; ce qui depuis a été suivi par ses successeurs à leur avènement à la couronne. Il chassa les comédiens qui corrompaient les mœurs par des représentations déshonnêtes, et ce qui se donnait auparavant aux comédiens , commença à se distribuer aux pauvres.

En ce temps, il se fit une sainte ligue, qu’on appela la trêve ou paix de Dieu, où les seigneurs jurèrent que ceux qui se feraient la guerre les uns aux autres, ou qui se battraient en duel, seraient punis très rigoureusement. Pour cela, on établit des commissaires dans les provinces, afin de terminer toutes les querelles: ceux qui ne voulaient point se soumettre étaient poursuivis jusque dans les églises, qui servaient d’asile aux autres. Il s’est fait quelque chose de semblable durant le règne de Louis XIV, qui non-seulement imite, mais même surpasse les belles actions des rois ses prédécesseurs.

Philippe entreprit ses premières guerres à l’exemple des rois ses ancêtres, en protégeant les ecclésiastiques et les autres sujets opprimés contre leurs seigneurs qui les accablaient ; mais il eut, outre cela, deux grandes guerres, dont il est bon de rendre compte en particulier, l’une dans la Terre-Sainte, et l’autre contre l’Angleterre. Il reçut solennellement une ambassade envoyée de Jérusalem pour lui apporter les clefs de cette ville et lui demander sa protection. Il résolut d’aller en personne pour la défendre avec une nombreuse armée ; mais différentes affaires l’ayant empêché d’exécuter ce dessein, cette ville fut prise par Saladin, roi de Syrie et d’Égypte. Ainsi périt le royaume de Jérusalem, après avoir duré quatre-vingt huit ans. Le roi fut fort affligé de cette perte, et dans une entrevue qu’il eut avec le roi de Castille, ils résolurent l’un et l’autre de se joindre ensemble pour sauver les restes de ce royaume abattu et reconquérir Jérusalem.

Philippe fit aussi la paix avec Richard Ier, roi d’Angleterre, pour l’engager à cette guerre. Ces deux rois arrivèrent en Sicile, où les dissensions qui s’élevèrent entre eux furent cause que Philippe relâcha beaucoup de ses droits, afin de n’apporter aucun retardement à leur pieuse entreprise. Richard, néanmoins , ne songeait pas à partir, et Philippe étant monté en mer, aborda auprès d’Acre , deux mois avant lui. Ace ou Acre, nommé Acon par ceux de Palestine, et par les Grecs Ptolémaïde, ville située sur la mer entre la Phénicie et la Terre-Sainte, était assiégée, il y avait près de deux ans, par les Chrétiens. Frédéric, fils de l’empereur Frédéric Barberousse Ier, était venu au camp avec sa flotte; mais l’espérance qu’il donna aux Chrétiens fut de peu de durée : ce jeune prince mourut peu de temps après son arrivée.

Les Allemands qui étaient venus avec lui, se voyant sans chef, s’en retournèrent. On désespérait de prendre la place, à cause de la vigoureuse résistance des assiégés, quand on vit paraître Philippe. Les belles troupes qu’il amenait, et les nouvelles machines qu’il avait pour renverser les murailles, rendirent l’espérance aux assiégeants. On commença aussitôt à faire de nouveaux travaux et à les pousser jusqu’aux murailles ; on fit des efforts dans le camp pour en défendre l’entrée ; on éleva des tours, on les avança ; on dressa des batteries pour y poser des machines qui jetaient une si grande quantité de pierres, que, ni dessus les murailles, ni dans les rues, on n’était pas en sûreté ; enfin, par le moyen des béliers, on ébranla si violemment les murailles, qu’on y fit une grande brèche , par où on pouvait prendre la ville d’assaut ; mais Philippe ayant su que Richard abordait avec son armée , voulut lui faire le plaisir de l’attendre, pour partager avec lui la gloire de l’entreprise.

Ce prince, étant parti de Sicile, fut jeté par la tempête dans l’île de Chypre, où commandait un Grec, nommé Isaac, qui au lieu de le soulager et de lui envoyer des provisions, fit tout ce qu’il put pour le faire périr. Richard, irrité, s’empara de l’île, emmena avec lui le Grec et sa femme enchaînés de chaînes d’or. Aussitôt qu’il eut mis son armée à terre, il s’éleva de nouvelles dissensions entre les deux rois, parce que Richard répondit mal aux honnêtetés de Philippe, et qu’il refusa même de partager le butin, comme on en était convenu. Cela retarda longtemps la prise de la ville; mais les habitants, qui ne savaient pas ce qui se passait dans le camp, demandèrent à capituler. Les conditions furent qu’ils rendraient avec leur ville la vraie croix et tous les prisonniers chrétiens.

Pendant qu’on capitulait, les Allemands, qui étaient venus avec leur duc d’Autriche, entrèrent par la brèche, et plantèrent leur étendard sur la muraille; mais les Français et les Anglais étant accourus, l’ôtèrent bientôt, ne voulant pas que les Allemands s’attribuassent la gloire d’avoir emporté la ville. Les assiégés mirent aussitôt les armes bas, et se rendirent à discrétion : les prisonniers et le butin furent partagés entre les deux rois, Philippe (1191) distribua ce qui lui appartenait du butin avec une magnificence royale. Richard fit mourir sans exception cette partie des habitants qui lui était échue en partage : il se conduisit ainsi, parce qu’il était irrité de n’avoir pas pu trouver la vraie croix.

La ville étant prise, Philippe songea à s’en retourner, et quoiqu’il prît pour prétexte sa maladie et celle de l’armée, il fut blâmé de tout le monde d’avoir abandonné l’entreprise sans avoir profité de la glorieuse conquête qu’il venait de faire. Richard s’opposa, autant qu’il put, à ce départ, craignant que Philippe ne se prévalût de son absence pour conquérir les terres qu’il avait en France ; mais il le rassura, en lui promettant de ne rien entreprendre contre lui que quarante jours après que Richard serait retourné en son royaume. Il laissa à ce prince dix mille hommes de pied avec six cents chevaliers, sous la conduite de Hugues, duc de Bourgogne.

Philippe passa par l’Italie, et ayant salué le Pape à Rome, il prit la route de France. Cependant Richard, ayant fait l’échange du royaume de Chypre avec celui de Jérusalem, que Guy de Lusignan lui céda, poussa si loin ses conquêtes, qu’il réduisit presque toute la Palestine sous sa puissance.

La terreur de son nom avait saisi tous les esprits, et on remarque que les mères qui voulaient faire peur à leurs enfants les menaçaient du roi Richard. Mais, au milieu de ces bons succès, la crainte continuelle où il était que Philippe ne lui manquât de parole et ne s’emparât de ses terres, l’obligea à tout quitter. Connue il repassait par l’Autriche, le duc, qu’il avait offensé au siège d’Acre, le fit arrêter, et le remit entre les mains de l’empereur Henri VI. Tel fut le succès de cette croisade.

Pour entendre la suite des guerres que Philippe déclara à l’Angleterre, il faut reprendre les choses de plus haut. Philippe, avant la croisade, avait fait la guerre à Henri et à Richard, rois d’Angleterre, sur lesquels il avait eu des avantages considérables; mais par les traités de paix qui furent faits, il rendit la plupart des villes qu’il avait prises, et surtout il se relâcha beaucoup dans le dernier traité, parce qu’il souhaitait avec ardeur de voir bientôt commencer la guerre de la Terre-Sainte.

Richard ayant été arrêté en Allemagne, ainsi qu’il a été dit, Philippe fit durer sa prison autant qu’il put, et entra cependant à main armée dans ses terres, comme si, par la détention de ce prince, il avait été délivré de la parole qu’il lui avait donnée en se séparant d’avec lui à Acre. Richard avait un frère qu’on appelait Jean sans terre, parce que son père ne lui avait point fait de partage. Philippe l’excita à faire la guerre à Richard et à s’emparer de l’Angleterre, pendant que Jean travaillait à se rendre maître de ce royaume, Philippe entra dans la Normandie, prit Évreux, qu’il donna à Jean, et assiégea Rouen, qu’il ne put prendre. Cependant Richard sortit de prison fort en colère contre Philippe, et résolut de se venger à la première occasion; mais comme ses finances étaient épuisées par la rançon qu’il avait été contraint de payer, il sévit dans l’impossibilité de fournir aux frais de la guerre. Ainsi on fit bientôt la paix, par laquelle on rendit ce qui avait été pris, à la réserve du Vexin, qui demeura à Philippe.

Il s’éleva encore entre ces deux rois une guerre cruelle, mais sans avantage considérable de part ni d’autre. Ils firent une trêve de cinq ans par l’entreprise du Pape , pendant laquelle Richard attaqua un château du Limousin, qu’on appelait Chalus, où il y avait des trésors que le seigneur du lieu avait trouvés, et qu’il y avait renfermés. En reconnaissant la place, il fut tué d’un coup d’arbalète, qui était un instrument qu’il avait inventé lui-même. Comme il mourut sans enfants, la succession appartenait à Arlus, fils de Geoffroi, son second frère, qui était comte de Bretagne : mais Jean, s’étant saisi de l’argent, gagna les soldats et se rendit maître du royaume d’Angleterre.

Cependant Artus s’empara du Maine, de la Touraine et de l’Anjou, dont il rendit hommage à Philippe. Jean étant accouru en diligence avec une armée nombreuse, reconnaît bientôt ces provinces. Philippe protégeait Atlus, et la guerre allait se rallumer fort violemment, lorsqu’elle fut heureusement terminée par l’entrevue des rois, qui se fit sur les confins des deux États. Par l’accord qui lui fut fait alors, Blanche, fille d’Alphonse roi de Castille et d’Aliénor, sœur de Jean, fut donnée en mariage à Louis, fils de Philippe.

Les guerres dont nous avons parlé jusqu’ici n’étaient encore que peu de chose : il va s’en élever de plus importantes, qui sembleront devoir décider de la fortune des deux royaumes. Voici en peu de paroles quelle en fut l’origine. Jean, roi d’Angleterre, ayant répudié sa femme, enleva Isabeau, fille d’Aimar, comte d’Angoulême, qui avait été promise à Hugues, comte de la Marche. Les deux comtes lui firent la guerre, et il saisit aussitôt les terres qu’il avait de sa mouvance. Ils s’en plaignirent à Philippe, comme à leur souverain seigneur. Philippe fit ajourner le roi d’Angleterre à la cour des pairs ; et comme il ne comparut pas, il fut condamné par contumace, et Philippe entra alors à main armée dans ses terres.

Pendant le cours de celle guerre, Jean apprit que sa mère avait été assiégée dans un château par Artus, son neveu, comte d’Anjou et de Bretagne, qui était du parti de Philippe. Il vint à son secours avec tant de diligence, qu’il surprit Artus dans son lit et le mit dans une prison, d’où il ne sortit jamais. Son oncle le fit mourir en cachette, et fit jeter le corps dans la rivière. Aussitôt Constance, sa mère, remplit de ses plaintes toute la cour de Philippe, et vint lui demander justice. Philippe (1203) ordonna que Jean fût appelé de nouveau à la cour des pairs, où il ne comparut non plus que la première fois; de sorte qu’il lut condamné à mort par contumace, et les biens qu’il avait en France furent confisqués au profit du roi.

Philippe, en exécution de cet arrêt, entra dans la haute Normandie, et l’envahit presque toute. L’année suivante, il prit Rouen et toute la basse Normandie; ainsi le duché de Normandie, qui avait eu douze ducs depuis Rollon, et qui avait demeuré environ trois cents ans sous des princes particuliers, fut réuni à la couronne de France. En même temps, un nommé Guillaume des Roches, qui avait quitté le parti de Jean pour se donner à Philippe, prit l’Anjou, le Maine et la Touraine. Henri Clément, maréchal de France, se rendit maître du Poitou, à la réserve de Thonars et de la Rochelle, et le roi lui-même prit Loches, avec d’autres places de la Touraine; les deux ou trois années suivantes n’eurent rien de mémorable. Il se fit ensuite en 1206 une trêve de deux ans, par l’entremise du Pape Innocent III, qui menaça d’excommunier celui qui refuserait de s’y soumettre.

Cependant une guerre plus considérable s’éleva du côté d’Allemagne : l’empereur Othon IV, duc de Saxe, qui avait été longtemps soutenu par le Pape, s’étant enfin brouillé avec lui, se joignit au roi d’Angleterre, et espérait venir ravager la France après avoir subjugué l’Italie. Le Pape l’ayant excommunié et privé de l’empire, Philippe, de concert avec lui, fit élire un autre empereur, qui fut Frédéric II, âgé de dix-sept ans. Ensuite il envoya son fils Louis au-devant de Frédéric, et les deux princes se virent dans le village de Vaucouleurs, sur la frontière de Champagne. Cependant Jean était fort embarrassé dans son royaume, parce que le Pape, irrité de ce qu’il avait pris le parti d’Othon, l’avait excommunié, et que d’ailleurs ses sujets, qu’il avait fort tourmentés pour soutenir cette guerre, s’étaient révoltés contre lui; mais ce qui le pressait davantage, c’est que Philippe avait équipé une grande flotte, qui était à l’embouchure de la Seine, toute prête à passer en Augleterre.

Dans ces circonstances, Jean promit de satisfaire le Pape, et offrit de rendre son royaume tributaire du Saint-Siège. Le Pape, apaisé, voulut par son légat empêcher Philippe de continuer son entreprise ; mais il persista dans sa résolution : toutefois, avant de passer la mer, il voulait terminer tout ce qui pouvait exciter du trouble dans son royaume. Il fallait, pour cela, mettre à la raison Ferdinand, comte de Flandre, fils du roi de Portugal, qui ne voulait point suivre Philippe en Angleterre, jusqu’à ce qu’il lui eût rendu Aire et Saint-Omer, qu’il soutenait être à lui, quoiqu’il les eût cédées auparavant, par un traité, à Louis, fils aîné de Philippe.

Le roi avait déjà pris quelques villes sur ce comte, et il était au siège de Gand, lorsqu’on lui vint rapporter que la flotte du roi d’Angleterre avait surpris la sienne. Il partit en diligence pour aller au secours; il rencontra sur sa route une partie des soldats de la flotte d’Angleterre, qui, avant fait une descente, ravageaient la côte. Il les attaqua et les défit; mais voyant qu’il aurait peine à sauver sa flotte, il y mit le feu, après en avoir retiré tous les équipages.

Ensuite il retourna en Flandre , où il prit quelques places qu’il démantela, et entre autres Lille. Pendant ce temps-là, Jean s’étant réconcilié avec les seigneurs du Poitou, entra dans cette province par intelligence, et s’avança même jusqu’en Anjou avec une grande armée. Philippe envoya le prince Louis pour s’y opposer; ce prince poussa si vigoureusement le roi d’Angleterre, qu’ayant pris l’épouvante, il lui abandonna toutes ses machines de guerre avec une partie de ses troupes. Philippe était demeuré en Flandre, pour faire tête à Othon, qui marchait contre lui avec une armée de cent cinquante mille hommes , accompagnée de Ferdinand, comte de Flandre , et de Renaud, comte de Boulogne. Les deux armées se rencontrèrent à Bouvines , village situé entre Lille et Tournai.

Il y avait déjà quelque temps (1214) que le roi tâchait en vain d’attirer Othon à une bataille; mais lui, se tenant toujours dans des lieux de difficile accès, ne se mit jamais en état de pouvoir être combattu. Ainsi Philippe ne pensait plus au combat , et songeait seulement à se rendre maître de Tournai , qu’il prit en effet comme en passant, sans que personne lui résistât. Alors l’empereur, faisant semblant de marcher du côté de Lille, fit passer à gué , à ses troupes, une rivière qui coule au milieu de la plaine. Philippe , croyant qu’il avait dessein de lui couper le chemin de Lille, ordonna aux siens de passer le pont pour le prévenir. Othon qui avait fait cette fausse marche pour séparer l’armée de Philippe, voyant qu’une grande partie des troupes françaises étaient en deçà, et l’autre au delà de la rivière, voulut prendre son avantage, et donna le signal pour faire promptement avancer les siens au combat.

Cependant Philippe dormait tranquillement au pied d’un arbre où il s’était mis au frais, environ vers le midi ; on l’éveilla aussitôt, et dès qu’on l’eut informé de la situation des affaires, il se leva et entra dans une chapelle de Saint-Pierre, où, ayant fait sa prière, il sortit plein de confiance : « Courage, dit- il, la victoire est à nous ; que ceux qui ont passé la rivière la repassent promptement, et qu’ils prennent les ennemis par derrière, pendant que nous les attaquerons de front. » Othon, qui se vit enveloppé et pris par ses propres finesses, se retira sur une hauteur qui était proche, où Philippe l’ayant suivi, fit tourner son armée, de sorte qu’il mit le soleil aux yeux de son ennemi.

Ce fut là que commença la bataille : on voyait d’un côté une multitude innombrable de soldats, et de l’autre moins de troupes, à la vérité, mais la fleur de la noblesse de France, conduite par son roi, et par un roi autant habile que vaillant. Othon avait donné l’aile droite à Ferdinand, comte de Flandre ; Renauld, comte de Boulogne, conduisait la gauche, et l’empereur en personne menait le corps de bataille. L’aile droite de Philippe était commandée par Eudes, duc de Bourgogne; la gauche, par Gauthier, comte de Saint-Paul; et Philippe avec la bataille marchait contre Othon. L’ordre était, dans l’armée d’Othon, de laisser à part tous les autres pour s’attacher à Philippe, parce qu’en l’abattant lui seul, toute l’armée serait défaite ; ainsi tout l’effort de l’ennemi tourna contre lui. On enfonça son escadron, qui était remarquable par la bannière royale, semée de fleurs de lis. On dissipa ses gardes, enfin on le porta par terre : pendant qu’un de ses chefs soutenait l’effort du combat, un autre, nommé Tristan, le remit sur son cheval.

Les Français, à leur tour, donnèrent contre Othon, et l’environnèrent de toutes parts : il aurait été percé de coups sans sa cuirasse ; enfin, son cheval, quoique blessé, le débarrassa, et l’emporta si loin, qu’on ne le vit plus durant tout le reste du combat. Les Allemands prirent la fuite, et furent vivement poursuivis par les Français. Cette déroute fut très-meurtrière, et l’on ne voyait partout que des monceaux de morts. Ferdinand, cependant, faisait le devoir de soldat et de capitaine; partout où il voyait les siens pressés, il y accourait : il rallia plusieurs fois les fuyards ; et même son cheval ayant été tué sous lui , il combattit longtemps à pied avec toute la bravoure possible : mais accablé par la multitude, il fut contraint de se rendre. Il eût été aisé à Renauld de se sauver en fuyant; mais il aima mieux être pris que de recevoir un tel déshonneur. Ainsi les principaux chefs furent pris, et Philippe remporta une pleine victoire. C’est ainsi que se passa cette célèbre bataille de Bouvines, qui se donna dans la plus grande chaleur de l’été, le 27 juillet 1214, depuis midi jusqu’à la nuit.

Le roi entra ensuite triomphant dans Paris, traînant après lui le comte de Flandre lié, et faisant porter devant lui les étendards, et principalement celui d’Othon, où il y avait un aigle qui tenait un dragon avec ses serres. Cette bataille assura les affaires de la France. Othon comptait tellement sur la victoire, qu’il avait déjà partagé ce royaume entre lui et ses alliés ; mais Dieu en disposa autrement, et en reconnaissance d’un si grand bienfait, Louis, fils de Philippe, fit bâtir près de Senlis un monastère, qu’on appela Notre-Dame de la Victoire, pour être un monument éternel de la victoire de Bouvines.

Philippe, après la victoire, entra dans le Poitou, où tout se soumit à lui ; et même il eût pris Jean s’il n’eût été obligé par le légat du Pape de consentir à une trêve. Quelque temps après il arriva de nouveaux troubles en Angleterre ; tout le monde s’y souleva contre le roi : ce prince s’était rendu odieux non-seulement aux ecclésiastiques et à la noblesse, mais même à tout le reste du peuple, par le mauvais traitement qu’il leur faisait. Pour comble de maux, il fut excommunié et privé de son royaume par le Pape, parce qu’il avait dépossédé par force l’archevêque de Cantorbéry. Alors (1216) les seigneurs d’Angleterre offrirent la couronne à Louis, fils de Philippe, qui se rendit aussitôt à Londres, où il fut couronné.

Jean, accablé de tant de maux, fut contraint de se soumettre au Pape et de rendre effectivement son royaume tributaire du Saint-Siège comme il l’avait offert auparavant. Le Pape apaisé, leva l’excommunication prononcée contre Jean, et excommunia Louis. Cependant, Jean étant mort, les Anglais, qui n’avaient pas contre les enfants la même haine qu’ils avaient eue contre le père, reconnurent Henri, son aîné, pour le roi, et quittèrent le parti de Louis. Ce prince repassa en France, pour prendre conseil et demander du secours au roi, son père, qui, par respect peur le Pape, ne voulut pas le voir, parce qu’il était excommunié.

Étant donc retourné en Angleterre, il perdit une grande bataille auprès de Lincoln, et fut ensuite assiégé à Londres, d’où il ne sortit qu’à condition qu’il ferait rendre aux Anglais, par le roi son père, ce qu’il avait pris en France, ou qu’il rendrait lui-même à son avènement à la couronne ; mais Philippe, ne se mettant point en peine des promesses de son fils, refusa de rendre ces pays conquis, qui lui avaient été adjugés par un jugement de la cour des pairs ; et les Anglais, fatigués de tant de guerres, ne se mirent point en devoir de les redemander par les armes. Ainsi la trêve étant continuée, les deux royaumes furent en repos tout le reste du règne de Philippe.

Pendant ces divisions entre la France et l’Angleterre, la guerre s’alluma dans le pays de Toulouse, au sujet de l’hérésie des Albigeois, que Raimond, comte de Toulouse, protégeait. Le Pape l’excommunia (1210), et ayant exempté ses sujets du serment de fidélité, il fit prêcher une croisade contre lui. Un grand nombre de seigneurs français se croisèrent, et on mit à leur tête Simon, comte de Montfort. Il prit d’abord quantité de villes importantes, et s’étant rendu maître de l’Albigeois, il alla assiéger Toulouse.

Raimond, assisté de ses alliés, vint au secours de celte ville avec cinquante mille hommes. La longueur du siège et la disette des vivres fit que presque toute l’armée de Montfort se débanda, et qu’il fut contraint lui-même de se retirer dans un château avec trois cents hommes : il s’y défendit si vigoureusement, qu’il ne put être forcé, et contraignit Raimond à lever le siège : ensuite ayant rallié ses troupes , il se rendit maître de Toulouse, où il fut bientôt assiégé par Raimond, à qui Pierre, roi d’Aragon, avait amené cent mille hommes.

Simon ne perdit pas courage, quoiqu’il n’y eût que douze cents hommes dans la place. Pendant que Pierre dînait , on le vint avertir que Simon faisait une sortie ; il ne daigna pas se lever de table, méprisant un ennemi qu’il croyait si faible ; mais Simon ayant exhorté les siens à combattre vigoureusement contre ces hérétiques, excommuniés par le Saint-Siège, entra à l’improviste dans le camp , où l’épouvante se mit de telle sorte, que les soldats se renversèrent les uns sur les autres et prirent la fuite. Pierre vint trop tard au secours des siens, et ayant été renversé par terre, il fut égorgé par un soldat. Ainsi cette grande armée fut dissipée sans que Simon perdit plus de huit des siens.

Les évêques s’étant ensuite assemblés en concile, lui donnèrent premièrement la garde, et après, la souveraineté du comté de Toulouse, dont il fut investi par Philippe, à qui il en fit hommage en 1219; mais Simon ayant ordonné aux habitants des villes d’abattre leurs murailles, et ayant fait de grandes levées sur ses sujets, le pays se révolta, et Raimond rentra dans Toulouse, où Simon l’assiégea : mais il fut tué à ce siège d’un coup de pierre jetée du haut des murailles.

Amaulri, son fils, lui succéda, et ne s’étant pas trouvé en état de soutenir les conquêtes de son père, il les voulut remettre au roi, qui les refusa; il prévoyait sagement qu’elles l’engageraient dans une guerre dont il ne verrait point la fin, et dont Louis, son fils, ne pourrait soutenir le poids à cause de la délicatesse de sa complexion. C’est ce qui fit que dans une assemblée tenue à Melun en 1219, on rejeta la proposition du comte Amaulri. Quatre ans après, en ayant convoqué une autre à Mantes, où il se rendit, il y mourut en 1223, après un règne de quarante-deux ans.

C’était un prince religieux, mais non jusqu’à avoir envie de se faire moine, comme l’ont dit quelques auteurs, grand en paix et en guerre, sévère vengeur des crimes, juste et bienfaisant, et qui était toujours prêt à écouter les plaintes de ses sujets; ce qui fit que Paris commença de son temps à se peupler extraordinairement, et qu’il fut obligé d’agrandir celte ville, comme il avait eu soin de l’embellir ; au lieu que ses prédécesseurs ne faisaient la guerre qu’en appelant leurs vassaux, et des milices qu’on licenciait à la fin de la campagne, il fut le premier à avoir des troupes réglées et entretenues.

Cela fut cause qu’il fit des levées extraordinaires sur son peuple, et même sur les ecclésiastiques;mais on avait du moins la consolation qu’on savait que les finances étaient bien employées et ménagées avec une sage économie. De son temps, le connétable et les maréchaux de France commencèrent à avoir le principal commandement sur les gens de guerre.

La première charge du royaume était celle de sénéchal, dont l’autorité était si grande, que Philippe songea à la supprimer après la mort de Thibault, comte de Blois, mort au siège d’Acre en 1191. C’est ainsi qu’il fortifiait l’autorité royale ; mais en même temps il la faisait servir d’asile et de protection aux faibles contre la violence des grands. Voilà ce que nous avions à dire de l’histoire de Philippe Auguste.

Quoique ce prince n’ait point eu de part à la translation de l’empire de Constantinople entre les mains des Français, il ne faut pas oublier une action de cette importance, qui se passa de son temps, et qui fut exécutée par les siens. Il y avait un bon prêtre, nommé Foulque, curé de Neuilly-sur-Marne, homme recommandable par sa piété, à qui le Pape Innocent III adressa ses ordres pour prêcher la croisade : il le fit avec tant de zèle et si utilement, qu’il persuada à plusieurs seigneurs français de se croiser, entre autres à Baudouin, comte de Flandre, et à Louis, comte de Blois.

Tous ces seigneurs s’étant assemblés envoyèrent des ambassadeurs aux Vénitiens, pour obtenir du secours et s’assurer des vaisseaux pour un certain prix. Le chef de cette ambassade fut Geoffroi de Villchardonin, homme de grande prudence et de grand courage, homme fort éloquent pour ce siècle-là, et qui a même très-bien écrit cette histoire.

Les Français ayant obtenu des Vénitiens ce qu’ils désiraient, ils se rendirent à Venise, où le bon duc Henri Dandole, quoique fort âgé et aveugle, promit de se croiser avec eux. Les Français n’ayant pas pu donner au jour convenu l’argent qu’ils avaient promis, les Vénitiens prolongèrent le terme du payement à condition qu’on les aiderait à reprendre Zara, place forte que le roi de Hongrie leur avait enlevée dans la Dalmatie. Ils le promirent volontiers, et donnèrent aux Vénitiens la satisfaction qu’ils avaient espérée.

A leur retour ils apprirent un étrange événement, qui avait troublé l’empire de Constantinople : c’est qu’Alexis, frère de l’empereur Isaac, voulant envahir l’empire, fit crever les yeux à ce vieillard, et fit mettre Alexis, fils de ce prince, en prison, d’où s’étant sauvé, il vint se réfugier chez Philippe son beau-frère, roi d’Allemagne. Philippe envoya des ambassadeurs aux seigneurs qui s’étaient croisés, pour les engager à prendre les intérêts d’Isaac et de son fils Alexis. Ils y consentirent, à condition que ces princes, étant remis sur le trône, soumettraient l’Église grecque au Saint-Siège, et les aideraient à la conquête de la Terre-Sainte.

Ce traité ayant été conclu, ils partirent du port de Venise, sous la conduite de Boniface, marquis de Montserrat, qu’ils avaient choisi pour général de toute l’armée. Les Vénitiens étaient conduits par leur duc Henri Dandole, que la perte de sa vue ni son grand âge ne purent empêcher de marcher en personne, ils arrivèrent tous ensemble par une heureuse navigation à Constantinople, dont ils admirèrent la grandeur extraordinaire , aussi bien que sa situation avantageuse : elle commande à deux mers ; et à voir sa position entre l’Asie et l’Europe, elle semble être faite pour les tenir toutes deux dans sa dépendance.

Aussitôt qu’ils eurent abordé , l’empereur Alexis leur envoya une ambassade, pour leur dire que l’empereur était fort étonné qu’ils voulussent entrer dans ses terres sans son ordre ; il leur fit demander pourquoi ils faisaient la guerre à des Chrétiens, puisqu’ils ne s’étaient croisés que contre les infidèles ; et il ajouta que s’ils voulaient continuer leur voyage en Syrie, il leur promettait du secours ; mais que, s’ils avaient un autre dessein, ils devaient craindre sa puissance et la force de ses armes.

Conon de Béthune répondit aux ambassadeurs, au nom de tous les seigneurs, qu’ils ne reconnaissaient point pour empereur celui qui les avait envoyés, qu’ils avaient leur véritable empereur dans leur armée ; qu’ils devaient le reconnaître d’eux-mêmes, sinon qu’ils étaient résolus de les y contraindre par la force. Les confédérés, après cette réponse, se préparèrent à agir et à faire leur descente. Aussitôt, Alexis envoya de la cavalerie pour les empêcher de prendre terre; cependant la descente se fit toujours, et avec une telle impétuosité, que les Grecs, effrayés, lâchèrent pied d’abord. Les Français aussitôt attaquèrent la lourde Galata, qu’ils emportèrent, et s’étant par ce moyen rendus maître du port ils commencèrent à battre les murailles de la ville avec leurs béliers; mais comme ils avançaient peu, ils prirent le parti d’en venir à l’escalade : cela fut exécuté comme on l’avait résolu dans le conseil de guerre, où l’on avait réglé que les Vénitiens attaqueraient par mer, pendant que les Français feraient leur attaque du côté de la plaine.

Les premiers ayant appuyé leurs échelles dessus leurs vaisseaux, montèrent sur les murailles et prirent vingt-cinq tours, où s’étant enfin logés, ils se jetèrent dans la ville, Alexis épouvanté, au lieu de songer à repousser ses ennemis avec la multitude innombrable de peuple et de soldats qu’il avait, se sauva la nuit et abandonna la ville. Isaac, ravi de recouvrer tout ensemble la liberté, l’empire et son fils, par un secours si inespéré, confirma le traité qui avait été fait avec les Français.

Le jeune Alexis, associé à l’empire par son père, voyant que ses affaires n’étaient pas encore rétablies, les pria de remettre leur voyage à l’année suivante. Enfin, quand il eut tout à fait reconquis l’empire, et qu’il crut pouvoir se passer de leur secours, il ne s’appliqua plus qu’à chercher des prétextes pour s’en délivrer. Les Français, mécontents de son procédé, lui envoyèrent reprocher son ingratitude et lui firent déclarer la guerre jusque dans le palais des Blaquernes, qui était la demeure ordinaire des empereurs.

Cependant ceux des Grecs qui étaient mécontents du jeune Alexis, voyant qu’il avait rompu avec les Français, et qu’il avait perdu un si grand secours, songèrent à se révolter contre lui. Alexis Murtzufle, parent du prince et son principal favori, se mit à leur tête. Ce perfide ayant trompé les sentinelles et les gardes pendant la nuit, surprit Alexis dans son et et se saisit de sa personne. Quand Isaac eut appris cette malheureuse nouvelle , il tomba malade et mourut de regret. Murtzufle se revêtit de la pourpre royale, et se fit proclamer empereur. En même temps il fit empoisonner le jeune Alexis ; mais le poison n’ayant rien fait, il donna ordre qu’il fût étranglé.

Les Français, indignés d’une si noire perfidie, entreprirent avec tant d’ardeur la prise de Constantinople, qu’ils l’emportèrent d’assaut, ils croyaient que Murtzufle se retrancherait dans quelque partie de la ville; mais ils apprirent qu’il s’était sauvé à la faveur de la nuit. Ainsi, étant maîtres de Constantinople et de tout le pays, ils résolurent de faire un empereur, et élurent Baudoin, comte de Flandre. Il ne vécut pas longtemps après : car, ayant assiégé Andrinople, que les Bulgares avaient prise, il fut attaqué dans son camp, repoussa d’abord vigoureusement l’ennemi; mais comme il le poursuivait avec trop d’ardeur, il s’engagea dans des lieux étroits, où les fuyards, s’étant ralliés, vinrent fondre sur lui de toutes parts. Là, voyant le comte de Blois blessé à mort, et ne voulant pas l’abandonner, il fut pris lui-même ; cette prison lui devint funeste, et il n’en fut délivré que par la mort. Je n’ai pas besoin de parler des empereurs qui lui succédèrent pendant que l’empire de Constantinople demeura entre les mains des Français. Mais il ne faut pas oublier la mort du perfide Murtzufle, qui, après s’être enfui de Constantinople, poussé de tous côtés par les Français, fut contraint de se réfugier à Messinople, ville de Thrace, où le vieux Alexis s’était retiré, il y avait déjà longtemps. Arrivé près de cette ville, il fit dire à l’empereur Alexis qu’il lui donnerait des troupes et qu’il lui serait éternellement soumis, s’il voulait le recevoir en ses bonnes grâces. Alexis fit semblant de se fier à ses promesses ; mais, l’ayant attiré dans la ville, où il entra sur la parole de ce prince, il lui fit crever les yeux.

Murtzufle trouva moyen, quelque temps après, de se sauver des mains d’Alexis; mais la justice divine le poursuivant toujours, il tomba entre les mains des Français, qui l’ayant mené à Constantinople, le condamnèrent à mort, et le jetèrent du haut d’une colonne, où même on dit qu’on voyait gravé un homme habillé en empereur, à qui on faisait souffrir un pareil supplice. Mais il est temps de reprendre le fil de notre histoire.

COMMENTAIRE DE LA RÉDACTION

Philippe Auguste porte bien son nom, et nous continuons ici dans une succession de rois dont chaque successeur semble surpasser son prédécesseur en sainteté et en justice. Philippe Auguste ouvre l’âge d’or de notre histoire sous de nombreux aspects : le lumineux treizième siècle.

Ce siècle d’or, comme nous le voyons déjà, et comme nous le verrons encore par la suite, n’est pas le fruit du hasard, mais du travail acharné de saints hommes pieux, qui, confiant toutes leurs œuvres à Dieu et les réalisant pour Dieu, les accomplissent avec toute la rigueur nécessaire, loin de toute paresse et de toute naïveté — que, hélas, les conciliaires affectionnent tant…

Philippe Auguste est le monarque qui a imposé pour toujours la réalité selon laquelle le roi de France est empereur en son royaume, ce que Dieu a ratifié lors de sa victoire de Bouvines. Cette bataille est exceptionnelle sous plusieurs rapports : la bonne justice, séculaire, de nos rois a naturellement poussé les bonnes villes à fournir des hommes à Philippe Auguste contre l’empereur germanique et le roi d’Angleterre. Le Roi Très chrétien confie en outre ses armes à Dieu et part confiant, mais sans présumer de rien — à la différence d’Othon — et lorsque il sort grand vainqueur de la bataille, il traite ses ennemis avec justice. Ainsi, sa victoire rayonne et on se soumet à lui.

La bataille de Bouvines est un parangon de guerre féodale, qui fait peu de morts et se fait dans les règles de l’art. Selon l’historien Patrick Demouy, il n’y aurait eu que 7 chevaliers français morts au combat (le chiffre de Bossuet comprend tous les soldats, et les piétons en particulier) ; et encore l’un d’entre eux aurait été tué en tombant de cheval, hors des combats… L’Église bienfaisante n’est pas pour rien dans le caractère peu sanglant de cette bataille : on voit comment les rois respectent les « trêves de Dieu » (même à contrecœur) et les demandes de l’Église ; on voit aussi comment les menaces d’excommunication peuvent aider tel ou tel prince à revenir à la raison (au moins temporairement), — comme le comte de Toulouse.

Notons encore que c’est la grande époque des croisades, d’abord extérieures. Les chrétiens d’Occident n’ont rejoint l’Empire romain d’Orient, — qu’ils connaissaient fort mal —, qu’à la demande de l’héritier putatif du trône impérial, affaibli par des guerres de succession. On comprend alors que le « sac de Constantinople » en 1204 — tel que l’ont surnommé au XIXe siècle les historiens officiels de la République, relayés jusqu’à aujourd’hui par les fonctionnaires de l’Éducation nationale —, n’en fut pas un. Il faut dire que des trahisons ultérieures, ainsi que le jeu ambigu des Vénitiens compliquent le tableau, ce a rendu facile la falsification de l’histoire. La réalité est pourtant simple : les Francs sont partis en Orient à la rescousse d’un Prince légitime dont le trône avait été usurpé ! L’événement en soi est finalement peu marquant : ce qui est notable en revanche, c’est la façon dont les Orientaux ont si facilement accepté qu’un chrétien d’Occident devienne leur empereur, — les « méchants croisés » n’étaient-ils donc pas si détestés de la population locale ? Mieux : les Francs, après avoir remis l’empereur légitime sur le trône, sauvent encore l’Empire contre Murfuzle, un autre usurpateur, et sont donc contraints par les événements de choisir en définitive un empereur franc…

Finissons enfin par la croisade intérieure, celle des Albigeois : la Chrétienté occidentale manque à cette époque de succomber à une hérésie profonde détruisant tout le corps social. C’est l’hérésie dite des « cathares ». Ceux-ci ne sont pas unis, encore moins assemblés en une seule contre-Église, mais représentent une pluralité de sectes ayant un fond d’erreur commun : le dualisme (souvent comparé par les théologiens de l’époque au manichéisme tant combattu par saint Augustin en son temps.) Le succès de cette hérésie tient à la dénonciation de certains excès de fastes ecclésiastiques et à la pratique d’une pseudo-pauvreté évangélique, radicale mais plus stoïcienne que chrétienne (impressionnant toutefois les masse dans un siècle en recherche d’austérité, qui sera finalement comblé par de vrais spiritualités chrétiennes suscitées par le bon Dieu dans les personnes des saints François d’Assises et Dominique) pour développer une théorie des « purs » (katharós) (c’est ainsi que se nommaient eux-mêmes ces humbles croyants ; ils se nommaient aussi « bons chrétiens » ou « bons hommes », rien que ça !) à travers laquelle ils opposent le corps et l’âme.

Les conséquences sont terribles : négation de tous les sacrements (remplacés par un pseudo sacrement unique : le consolamentum) et de l’institution ecclésiale, mais aussi de la société politique elle-même, puisque le mariage devient un pêché, se sustenter même rend impur… Au XIe siècle, l’hérésie est répandu un peu partout dans l’Europe chrétienne, mais elle est très rapidement réduite au XIIe siècle dans la plupart des régions grâce à la réaction énergique des évêques, des clercs et des seigneurs locaux : après une dénonciation doctrinale lors de nombreux conciles successifs, les mesures sont prises. Le pays d’Oc, lui, malgré quelques réactions énergiques dans les années 1170, avait laissé pourrir la situation : les comtes de Toulouse successifs, par soucis du « pas de vague » et de l’harmonie dans leurs terres ne voulaient pas réagir. Idem pour les évêques, car la plupart des hérétiques notoires y étaient des nobles, et donc étaient de la famille ou de la sociabilité des évêques et des seigneurs très catholiques par ailleurs.

Heureusement, les temps médiévaux étaient bons : on dénonçait l’erreur par l’anathème, et après de longues demandes de conversion, on prenait les mesures qui s’imposaient pour protéger l’ordre politique et religieux : il s’agissait de protéger le bien commun de la Foi, et le bien commun politique en protégeant les institutions.

Les deux combats, celui de la Foi et du bien politique, sont certes distincts, mais forcément reliés : la saine et claire doctrine contient forcément toutes les implications naturelles du bien commun ; protéger la Foi ne peut que conduire à protéger le bien commun. Inversement, on ne peut pas protéger le bien commun contre la Foi. Celui qui dirait le contraire serait un menteur et un tyran rêvant d’un état totalitaire…

Notre temps devrait se rappeler de cette fière époque, et notre combat devrait s’en inspirer : laïc, clerc, seigneur ou vassal, nous avons certes chacun un rôle différent, toujours ordonné au bien commun ; mais notre devoir, en temps que membre tant du Royaume de France que de l’Église, est de combattre pour la Foi et le bien commun. Pour Dieu et pour le Roi !

Paul de Lacvivier

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