[CEH] Philippe V d’Espagne : un cas singulier d’hybridation monarchique, par Suzanne Varga
Philippe V d’Espagne :
Un cas singulier d’« hybridation monarchique »
Par Suzanne Varga
Philippe V, premier Bourbon d’Espagne, petit-fils de Louis XIV, relève conjointement des deux « Royautés de France et d’Espagne ». Né duc d’Anjou, prince du sang de la royauté française, il en vint à appartenir pleinement à la royauté d’Espagne dès l’instant où, à l’âge d’à peine dix-sept ans, et contre toute attente, il fut désigné par Charles II, à lui succéder sur le trône de l’empire des Espagnes.
En sa personne, Philippe V incarne ce double apparentement, dans la singularité de ce que l’on pourrait appeler une « hybridation monarchique » ; situation assez inédite, peu commune pour un roi alors que, dans la politique matrimoniale de l’ancien régime, c’était un cas habituel pour les reines. Ce prince puîné, non destiné à régner, reçut certes une éducation riche et soignée, mais pas celle du métier de roi ; et soit dit en passant, son précepteur, Fénelon, avait exclu jusqu’à l’initiation à l’espagnol, langue comme l’italien de « la perdition sentimentale », selon ses propres termes. Or, du jour au lendemain, le duc d’Anjou, fut contrait à endosser une nouvelle nature, celle de sa nouvelle fonction, celle de sa nouvelle nation, avec en prime la charge de relever un pays affaibli et de mener à bien un formidable changement dynastique.
Singularité circonstancielle qui va déterminer un des aspects fondamentaux de sa personne royale, perspective choisie aujourd’hui pour ce texte dont l’objectif se limite à la présentation de ma biographie à lui consacrée[1]. Perspective non dénuée d’intérêt pour l’historien qui, cherchant à cerner son personnage, peut trouver, dans le processus et les effets de cette « hybridation », un de ses ressorts. Concept sous-jacent dans mon ouvrage et que j’extériorise aujourd’hui.
D’autant qu’on peut déjà y voir la cause de la pénurie des études le concernant, chacun des deux pays semblant laisser à l’autre l’initiative de la priorité. Paradoxalement, cette double appartenance, au lieu de lui octroyer un large espace d’appréciation, a sans doute nuit à sa notoriété de monarque et peut expliquer pourquoi Philippe V se trouve être le plus célèbre des rois méconnus. Mal connu ou pas connu, en sa personne et en ses actes, lesquels, dénaturés pour le peu qui en fut dit, donnèrent lieu à une véritable légende noire, reconduite au gré des quelques biographies parues jusqu’à ce jour.
En effet la vie et le règne de ce roi, déjà enténébrés par les barrières du temps, ont été noircies par l’historiographie officielle dont on est en droit de s’interroger sur les motivations.
Pourquoi laisser dormir d’incontestables sources susceptibles d’éclairer efficacement la vie de ce roi ? Pourquoi occulter ses actes dont la force et la nouveauté parlaient pourtant d’elles-mêmes ?
L’historien censé, avant tout, s’attacher aux sources, aux documents, les lire pour écouter une voix encore vivante, ne peut certes pas être celui qui y met un bâillon pour étouffer la voix cherchant à se faire entendre.
Or la voix de Philippe V parle clairement à qui veut bien y prêter attention dans une copieuse documentation consultable.
Éclairante, révélatrice st l’étude de son abondante correspondance de presqu’un millier de lettres, s’étalant sur quinze années avec Louis XIV, accessible et consultable aux Archives du Quai d’Orsay. Féconde lecture que celle de la précieuse correspondance de son frère aîné, le duc de Bourgogne : plus de cinq cents lettres où se révèlent nnon seulement leur immense culture respective et la puissance de leur attachement, mais des informations politiques primordiales, savamment codées, où l’on découvre, par exemple, la stratégie adoptée pour telle ou telle phase de la guerre de Succession d’Espagne[2]. Correspondance conservée aux archives du Palais Royal de Madrid et qui a été publiée. Pourquoi ne pas étayer l’épineuse question de son abdication, en faveur de son fils Louis Ier, par la consultation approfondie des billets, il est vrai longtemps gardés secrets, échangés quotidiennement avec son confesseur ?
Mon intention initiale ne fut pas celle d’une réhabilitation, ni la réparation d’une injustice, mais la nécessité d’explorer les vicissitudes qui ont été celles d’un prince puîné, non destiné à régner et dont on s’était appliqué à raboter les ambitions pour le placer ensuite brutalement sur le trône le plus convoité de son temps, le trône de l’empire espagnol des Habsbourg.
Philippe V commença par être, en sa personne et en son existence, un exilé, certes un exilé royal, mais un exilé tout de même. Il fut arraché à sa patrie de naissance, la France, à Versailles son lieu de vie et, surtout à la triade, ce cocon familial qu’il constituait avec ses frères. Et si l’on doit s’arrêter sur des chroniques qui disent bien ce que cette désignation représenta pour sa personne et qui parlent pour lui, ce sont celles qui relatent, le 22 janvier 1701 à 11 heures, la séparation, le déchirement d’avec ses frères et que j’ai ainsi rapportées :
« Une heure plus tard, ils atteignirent le bord de la Bidassoa dont les deux rives étaient noires de monde ; cette rivière sur une distance de douze kilomètres, sépare en effet la France de l’Espagne et porte en son milieu la fameuse île des Faisans où Mazarin et don Luis de Haro avaient signé en 1659 la paix des Pyrénées et où, un an plus tard, l’on avait réalisé le mariage de Louis XIV avec la fille de Philippe IV, une des principales clauses du traité. Aujourd’hui, les princes la regardaient depuis le rivage, n’ayant nul besoin de s’y rendre puisqu’il s’agissait non pas d’une cérémonie de rencontre, mais d’un simple rituel de passage. Et c’est Béhobie, se trouvant à égale distance d’Hendaye et de Fontarabie, qui fut le point nodal désigné par les deux parties. Là, le carrosse du roi, dans lequel venaient aussi ses frères, les ducs d’Harcourt et de Beauvilliers et le maréchal de Noailles, pénétra entre trois rangs de gardes du corps et de la haie des cent-suisses avec leur hallebardes[3]. De retentissantes acclamations de vive le roi d’Espagne ! se firent entendre de toutes parts, elles ne finissaient pas et redoublaient à tous moments, précisa Saint-Simon[4]. Lorsque l’on vit descendre gravement du carrosse trois princes jeunes, sveltes à la fière allure, la simplicité du spectacle qu’ils offrirent ne fit qu’ajouter à son extrême majesté. Ils se rapprochèrent pour une ultime accolade et, alors, ce fut une des plus émouvantes embrassades, un des plus beaux serrements de corps fraternels que l’Histoire ait connus. Les bras autour de leurs cous, ils se tinrent enlacés en une étreinte si étroite que bientôt ils ne firent plus qu’une seule gerbe. Ils étaient à ce point attachés et collés par leurs larmes que personne n’osa les séparer. Enfin, il fallut le faire et Beauvilliers en prit l’initiative ; lorsqu’il fut près d’eux jusqu’à pouvoir les toucher, il leur susurra des mots qu’eux seuls purent entendre. Berry se détacha le premier avec peine et accablement, mais les deux aînés ne s’en attachèrent que davantage. La scène prit alors les accents de la tragédie : il fallut arracher les deux princes qui étaient comme enchaînés en un seul médaillon antique ; on prit leurs bras qu’on dénoua de leur étreinte, qu’on écarta, qu’on écartela même ; d’un côté, c’était le duc de Beauvilliers qui tirait le roi vers lui, et, de l’autre, c’était le duc d’Harcourt qui tirait le duc de Bourgogne. Personne ne resta insensible devant ce bouleversant tableau ; les larmes gagnèrent tous les visages. La fusion entre les princes était vraie, l’arrachement authentiquement douloureux voire insupportable pour le jeune roi que tout renvoyait maintenant à la solitude ; pas seulement celle de l’exil géographique et familial que ses frères, il est vrai, ne connurent pas, mais la solitude que donne le pouvoir et surtout la sacralisation du pouvoir absolu. De ce choc traumatique qu’il ressentait maintenant dans une sorte d’exacerbation, il ne se remit jamais. Le tableau était donc à l’image de la réalité à laquelle des années d’isolement et d’éducation commune avaient pu aboutir. Cette triade que jamais rien n’avait physiquement déparée, avait été comme tissée ensemble par des liens que, ni leurs discordes, ni leurs différences tempéramentales, intellectuelles ou spirituelles, auxquelles s’ajoutait la radicale dissemblance de leur destin social au sein de leur dynastie, n’avaient pu dénouer.
Le maréchal de Noailles, assistant de si près à la scène, finit par remettre sa Majesté entre les mains de M. d’Harcourt qui l’aida à entrer dans l’embarcation que les Espagnols avaient préparée pour son transfert[5]. »
Philippe V exilé, certes, mais aussi destiné à devenir le lieu d’un inconfortable « entre deux » qu’il illustra également, dans une suprême exemplarité et une incontestable réussite.
C’était, en effet, un cas socialement récurrent et particulièrement sensible dans l’Espagne du XVIIe siècle, que celui du bisono. Cas très problématique des primogénitures déplacées sur un cadet non préparé, lors de la disparition brutale de l’aîné, créant des situations sociales critiques et parfois abracadabrantesques. Le grand théâtre espagnol du siècle d’Or s’était emparé de ce sujet brûlant, notamment dans la Verdad sospechosa, de Juan Ruiz de Alarcon, une fameuse pièce du répertoire longtemps attribué à Lope de Vega, par Corneille lui-même qui l’a imitée dans Le Menteur. S’y exprimaient les péripéties et les vicissitudes spectaculaires d’un cadet, brusquement rappelé de Salamanque où il suivait des études juridiques et où il menait une fort agréable vie, pour assurer dramatiquement à Madrid, le gouvernement du patrimoine de son père. L’auditoire de l’époque suivait avec passion les épreuves infligées au protagoniste, par son inadaptation à sa nouvelle situation.
Le jeune Philippe V, au niveau le plus élevé, celui d’un monarque, fut, en effet, une authentique bisono ; non préparé au métier de roi, pas même initié à la langue de son royaume, il fut transplanté dans une terre inconnue, sur le trône d’une dynastie rivale, celui d’un ennemi ancestral du royaume de France. Il fut confronté d’emblée à une Cour ténébreusement attachée à ses prérogatives, à l’inoxydable orgueil des grands[6] ; confrontation à la fois atténuée et compliquée par la présence d’une maison française habilement négociée et providentiellement obtenue par son grand-père[7]. Cette maison française, soumise comme lui, aux vicissitudes du déplacement, de l’ambiguïté de l’« entre-deux » et de « l’hybridation », s’affrontait quotidiennement à la maison d’Espagne ; « les frictions d’une cohabitation programmée[8] », « La Maison française du roi, une ambiguïté de nature[9] », étant respectivement les titres des chapitres de ma biographie qui traitent directement de la question.
Bref, le choc d’une transplantation faisait se frotter entre elles, deux civilisations, deux nations, deux langues. Le roi s’adapta en s’ancrant dans ce double apparentement : tout en restant profondément attaché à sa patrie de naissance, Philippe V est devenu un roi espagnol, plus Espagnol que les Espagnols eux-mêmes. Autrement dit, clivé il le fut et le resta toute sa vie. Jusqu’à sa mort il fut fidèle à une communication privée et politique avec la France, tentant de rester de Louis XV, son cher neveu, mais sans jamais restreindre en rien ce qu’il percevait comme l’essence et le bien de son nouveau royaume. Si par le corps et par l’esprit il resta attaché à la France, il montra une surprenante adhésion à la nature de sa patrie de roi, sa patrie existentielle devenue essentielle ; tous ses efforts les plus résolus convergèrent vers l’installation durable des Bourbons sur le trône d’Espagne. Tâche accomplie.
Aux deux extrêmes de cette ligne de constance dans « l’entre deux », fidèle à l’enseignement fénelonien pour son gouvernement, il cultiva une religiosité intrinsèque à la fonction monarchique telle qu’elle était pratiquée en Espagne, indétachable de sa dimension politique il était, avec ses sujets, dans une sorte de constante communication mystique ; attitude qui allait de pair avec sa pénétration exacerbée de la vanité de l’être et des choses de ce monde ; la vision téléologique d’une inscription de la foi dans la chair de l’homme dans ses meurtrissures et dans son inévitable décomposition. Il en fit pleinement l’expérience ardente au cours de son séjour sévillan, l’épisode du lustro real où la capitalité fut transportée en Andalousie ; il y vécut, en mai 1729, dans l’immense cathédrale de Séville, la translation du corps de Ferdinand III, saint roi de Castille enseveli depuis presque cinq siècles ; on lui offrit le saisissant spectacle d’une macabre figure, d’un corps momifié avec sa vêture aux couleurs encore visibles mais qui n’était plus qu’un assemblage fragile sur le point de s’évanouir en poussière au moindre souffle d’air. Ce fut assurément le terrain de la seule manifestation spectaculaire de sa mélancolie sur laquelle s’est entrée, semble-t-il, un aspect de sa légende noire. Ce qu’on n’a pas compris qu’à ce stade ce « pic » pathétique, très circonscrit dans le temps, sa mélancolie apparaissait comme le prolongement de la nature de son royaume, l’humeur noire chauffée à blanc étant, en Espagne, un tempérament national, qu’il a poussé jusqu’à mimer l’anticipation de sa propre décomposition, et qui fut pour lui une hispanisation logique et opportune[10].
Ainsi, grâce ) d’exceptionnelles qualités personnelles, au prix d’un permanent effort d’adaptation, et en proie à d’incommensurables difficultés, il régna pendant quarante-six ans de la manière la plus honorable. Il fit entrer l’Espagne dans l’ère de la modernité, lui donnant une puissance militaire et maritime, réformant son administration agonisante, redynamisant une culture exsangue par la création de la Bibliothèque Royale, celle des Royales Académies, notamment l’Académie Royale de la langue[11]. Il créa une brillante musique de Cour dont il fit un « instrumentum regni », une Chapelle royale, un opéra, une musique de chambre, une musique intime[12].
Dans une adaptation magistrale de sa double nature on trouve aussi la réalisation d’une Résidence royale idéale, en un palais et des jardins faits à son goût, par des architectes italiens et français et espagnols : la Granja de San Ildefonso ; syncrétisme total entre le Versailles de la fin du règne de Louis XIV et le cadre absolu de l’essence de l’Espagne qu’est cette région aride aux confins de la Vieille Castille, aux abords de Ségovie, un site impressionnant de grandeur austère[13].
En outre, en sa sphère privée, Philippe V fut la démonstration totale, qu’il est possible de ne pas être vaincu par une cataracte d’épreuves historiques, de tragédies familiales, de maladie personnelle, en l’occurrence, ce tempérament mélancolique qu’il a transcendé, malgré quelques crises violentes, moins longues et infiniment plus réduites que l’on a bien voulu le faire entendre, tant il est vrai qu’une faiblesse, en la circonstance ce tempérament ténébreux, ne demeura pas pour Philippe V un handicap ; ce ne fut pas pour lui un destin, mais une faille dont il fit une existence, celle d’un roi, brave sur les champs de bataille et présent sans solution de continuité dans son gouvernement, bref un guerrier et un chef d’État qui ont su reconquérir le royaume qu’on avait tenté de lui arracher après qu’on l’y eût installé. Il a su mobiliser des stimulants vitaux indéniables : les principaux étant, l’activité guerrière, l’amour conjugal – il fut avec cinquante ans d’avance l’exemple du « mari sentimental » – et la passion pour la musique ; il prit à son service la plus prestigieuse voix de son temps, le Castrat Farnielli[14].
Le plus important pour lui fut de montrer que la vérité de la vie se faisait dans le sens absolu du devoir et que vaincre une souffrance donnait son sens à la réussite de sa mission de roi.
Suzanne Varga
Professeur émérite des Universités,
Agrégée d’Histoire,
Docteur d’État.
[1] Suzanne Varga, Philippe V, Roi d’Espagne, Petit-fils de Louis XIV, Paris Pygmalion, 2012, 583 pages. Prix Hugues Capet 2012.
[2] Suzanne Varga, op. cit., p. 104 et 105.
[3] Un cent-suisse était un soldat appartenant à la compagnie de cent-suisses, affectée à la garde des rois de France de 1481 à 1792.
[4] Saint-Simon, Mémoires, tome I, p.833.
[5] Suzanne Varga, op. cit., p. 151-153.
[6] Suzanne Varga, op. cit., L’irrésistible résistance des Grands, Chez les Grands tout est dans le chapeau, pp. 191-192.
[7] Ibidem, p. 51.
[8] Ibidem, p. 191.
[9] Ibidem, p. 201 à 216.
[10] Suzanne Varga, op. cit., Vivre la mort au cœur de la vie, un roi devenu vanité, pp. 465 à 470.
[11] Ibidem, pp. 356-357.
[12] Ibidem, pp. 360 à 367.
[13] Suzanne Varga, op. cit., pp. 370 à 378.
[14] Ibidem, Ve Partie, chap. IX, Épilogue essentiel ou Ière de Carlo Brosch Farinelli, pp. 492 à 510.