[CEH] Naples et Rome, obstacles à l’unité politique de l’Italie (Pr. Yves-Marie Bercé)
Le genre des histoires nationales développé aux XIXe et XXe siècles, plus que tout autre forme de récit du passé, sacralisé et frappé d’interdits. Il n’est pas convenable de remettre en cause les orientations schématisées de ces épopées étatiques qui semblent appartenir à un inéluctable sens de l’histoire, c’est-à-dire à une sorte de providence athée. Il est certes autorisé, au niveau de l’enseignement supérieur et dans ceux des médias qui se piquent de culture, de découvrir des contradictions de ces récits, de travailler à d’obscures recherches d’érudition et de critique, de retracer les conflits du passé même des plus violents, mais la conclusion, l’aboutissement politique actuel est toujours inévitable et nécessaire. Cet usage de l’histoire, passé en vulgate, ressemble à une longue commémoration, qui sert à justifier le présent ; il construit une prétendue mémoire collective qui dessine, calorise, moralise certaines personnes et tendances et en rejette d’autres non seulement dans une condamnation irrévocable mais plus sûrement dans l’oubli total. Elles n’ont tout simplement jamais existé. C’est ainsi que les Guerres de Vendée n’ont pendant longtemps eu droit qu’à une rapide évocation cachée au milieu d’une récitation minutieuse des journées et des mois des quelques dix années de la Révolution française. Aujourd’hui elles ont disparu des enseignements primaire et secondaire, évanouies en même temps que presque toute la discipline historique qui a sombré corps et biens ; l’essentiel des heures des classes terminales se ramène à une présentation politique des événements contemporains de la Ve République.
Le cas français de l’éradication des révoltes vendéennes n’est pas isolé. La suppression du souvenir des soulèvements paysans contre-révolutionnaires est un phénomène généralisé. La convention négationniste que l’on voit à l’œuvre aujourd’hui dans les médias français les plus connus ne s’embarrasse pas de dispute savante, elle rejette (de bonne foi ?) des exemples qui effectivement ont été effacés de l’écriture officielle de l’histoire. Ces contre-révolutions paysannes correspondant pourtant à une logique socio-économique fréquente. Elle permet de comprendre comment la venue au pouvoir par la force de minorités bourgeoises avides des confiscations des terres villageoises et des biens et domaines de l’Église ait en beaucoup de pays catholiques et ruraux entrainé ce type d’insurrections des campagnards agressés dans leurs coutumes économiques et dans leurs pratiques religieuses. Il s’agit de phénomènes répétitifs, dont les répressions féroces ont parfois paru justifier le mot imprudent de génocide. Les Canudos du Brésil en 1887, les paysans de Tambov résistant à la soviétisation en 1922, les Cristeros du Mexique en 1927 on été dans l’instant méthodiquement massacrés par les troupes régulières de gouvernements citadins antireligieux et dans la suite des années soigneusement interdits de souvenir. Les annales de la péninsule italienne offre des exemples analogues.
L’historiographie de la nation italienne dont l’Unité est un avatar récent a été soumise à des traitements qu’on peut dire négationnistes. L’ensemble des entités souveraines antérieures à l’Unité, qui avaient été emportées par des coups d’État et les guerres du Risorgimento, ont été d’abord diabolisées ou ridiculisées et puis tout simplement effacée. Pendant les siècles modernes, du XVe au XVIIe siècle, deux États dominaient les provinces du Midi et du Centre de l’Italie, le Royaume de Naples couvrant tout le Sud, et l’État ecclésiastique, étendu du Latium à l’Ouest jusqu’au Marches et à l’Émilie-Romagne sur l’Adriatique. Leurs souverainetés furent mises en cause dès 1797 par l’invasion des armées françaises révolutionnaires.
Le roi Ferdinand IV fut obligé le 21 décembre 1798 de quitter Naples pour chercher refuge à Palerme, chassé par une république fantoche portée par les troupes du général Championnet. Au cours du printemps 1799, des insurrections paysannes surgirent en Calabre, dans les Pouilles et les Abruzzes contre les Français et les notables qui les avaient ralliés. Le cardinal Fabrizio Ruffo, chef génial et charismatique, constitua une armée paysanne, dite Esercito della Santa Fede (d’où vient le nom générique de sanfedista donné aux Blancs napolitains par leurs adversaires). Conduite par Ruffo, l’Armée de la Sainte Foi accomplit une longue marche combattante et victorieuse depuis son débarquement en Calabre jusqu’à la Campanie où le roi fit son retour en triomphe le 9 juillet 1799.
En 1806, de nouveau, le roi dut fuir devant l’agression napoléonienne. Les résistances paysannes éclatant un peu partout durèrent trois ans, se heurtant au quadrillage militaire, massif et impitoyable, mis en place par les généraux Reynier, Masséna et Manhès. Les deux épisodes de résistance populaire aux invasions françaises ont été maudits par les auteurs libéraux qui n’y voyaient qu’un aveuglement de brutes campagnardes opposées au progrès et à leurs propres conceptions politiques. Ils accréditaient désormais l’image incontestable d’une adhésion italienne à l’utopie « libérale », il fallait que les idées et les institutions issues de la Révolution française aient été reçues par le peuple avec enthousiasme unanime. Pour ces historiens, il était impossible d’admettre que les foules populaires avaient, tout au contraire, constamment et héroïquement résisté et que les nouveaux régimes n’avaient entrainé que les vivats des jeunes bourgeois. Les historiens du XIXe siècle reprenaient donc les arguments des répressions françaises, qui assimilaient au brigandage structurel méditerranée les soulèvements des campagnards ; ils leur refusaient par conséquent le statu des soldats et les soumettaient à des exécutions massives immédiates. En fait, défendant leur patrie villageoise et la dynastie légitime des Bourbons, il y avait bel et bien chez ces paysans une conscience politique et sociale qui les dressait contre des envahisseurs étrangers, des ennemis de la religion et des possédants rentiers du sol. Les notables des billes et des villages qui en majorité adhéraient aux idéaux portés par les Français étaient, sans contradiction de conscience, propriétaires ou régisseurs des grands domaines où les exploitants, laboureurs et bergers, n’étaient que des domestiques ou au mieux des détenteurs précaires soumis à redevances. Le climat d guerre civile qui pesait sur la société méridionale résultait donc de contrastes profonds, d’oppositions de systèmes politiques certes et aussi de clivages religieux et d’antagonismes sociaux. Les historiens d’aujourd’hui ont reconnu ces tensions, mais leurs interprétations demeurent diverses ; une version officielle admet l’importance de ces soulèvements, mais sauve l’honneur des libéraux et des unitaires en insistant sur la dispersion des éclats spontanés, bien éloignés des convictions des théoriciens contre-révolutionnaires ; une minorité d’historiens indépendants, plus attentifs à la défense de la foi ou à l’intensité de drames locaux, s’attache au contraire à débusquer les parti pris et les préjugés de la version conformiste, celle que la Présidence de la République a commémoré en 2011.
Le gouvernement de Murat qui n’avait duré que sept ans avait réussi à former une génération de militaires et fonctionnaires, détachés de la dynastie bourbonienne, nostalgiques des législations étatistes à la française. On voit par la suite ces personnages revenir dans les conspirations de la capitale et dans les incursions de révolutionnaires nordistes, par exemple en juin 1848 et juin 1857, qui échouaient chaque fois du fait de la relative efficacité de l’armée royale et de la fidélité populaire.
Le roi Ferdinand II (selon le titre des Deux-Siciles), au pouvoir depuis novembre 1830, avait fait résolument face à tous les troubles, il vint à mourir le 22 mars 1859. Le trône revint à François II, âgé de vingt-quatre ans. Ce jeune prince allait être aussitôt confronté au plus terrible épisode du Risorgimento.
La réunion des espaces italiens entreprise par la Maison de Savoie était tenue en échec par l’emprise autrichienne, la subversion des États méridionaux de la péninsule semblait donc offrir une victoire plus accessible Elle avait préparé de longtemps. Le ministre Cavour, faute de trouver un casus belli, avait choisit de forger un scenario révolutionnaire, non plus le débarquement de quelques militants exaltés, mais l’agression délibérée, secrète et soudaine, conduite méthodiquement par des troupes bien équipées et bien commandées. Il confiait l’entreprise à Giuseppe Garibaldi, aventurier romantique, violent ennemi de l’Église, qu’on peut sans anachronisme qualifier de révolutionnaire professionnel. Le récit classique de son expédition est tout à fait hagiographique et mensonger. En fait, l’arrivée en Sicile de ses prétendus « mille » volontaires étaient protégée par deux vaisseaux de guerre anglais, financée par des fonds piémontais considérables, relayée bientôt par des dizaines de milliers d’hommes des troupes piémontaises régulières qui occupèrent l’île en trois mois.
Selon un adage politique napolitain, le Royaume était garanti par l’eau salée et l’eau bénite, c’est-à-dire par la flotte anglaise au large et au nord par la frontière de l’État de l’Église. Ces deux remparts venaient à manquer. L’Angleterre qui avait protégé la dynastie pendant les guerres napoléoniennes avait changé de camp. Les officiers anglais avaient toujours méprisé cet allié d’occasion, descendant de Louis XIV, papiste, misérable et mendiant. Surtout, l’irrédentisme sicilien et les complots des « carbonari » avaient eu des échos dans l’opinion anglaise ; une offensive de presse hostile, menée personnellement par Gladstone en 1851, s’était appliquée à discréditer la famille royale napolitaine. En 1860, la puissance anglaise s’engageait clairement contre les Bourbons, fournissant des moyens navals, un total appui diplomatique et par ses campagnes de ses journaux entraînant l’opinion internationale contre la malheureuse souveraineté méditerranéenne.
Le 19 août, l’invasion passa en Calabre. Les défenses napolitaines cédèrent devant le nombre. François II quitta sa capitale le 6 septembre pour s’enfermer dans la place de Gaëte. Bombardée droit devant par les canons de la marine, la cité forteresse où s’entassaient plusieurs centaines ou milliers de cadavres dut capituler le 16 février 1861. La place de Citadella del Tronto dans les Abruzzes résista jusqu’au 8 août 1861.
L’annexion d’un État légitime, conquis par les armes, en pleine paix, sans déclaration de guerre, fut condamnée par l’Espagne et l’Autriche, acclamée à Londres, approuvée à Paris.
François II, recueilli par un navire français, trouvé refuge à Rome, tout comme en 1848 le pape Pie IX avait trouvé refuge à Gaëte. Un gouvernement bourbonien en exil fut établi au palais Farnese. Il restait en liaison avec les résistants populaires qui continuaient de se battre contre les nouvelles autorités nordistes. Bientôt, en quelques mois, toutes les provinces furent secouées de prises d’armes et traversées de bandes d’anciens soldats et de paysans passés au maquis, capables de tenir des villages, recevoir l’appui de volontaires étrangers, tendre des embuscades aux carabiniers, terroriser les nouveaux fonctionnaires, menacer des villes comme Matera. Le général Enrico Cialdini, lui-même ancien carbonaro, qui avait repoussé les Pontificaux à Castelfidardo et obtenu la reddition de Gaëte, fut investi de tous les pouvoirs militaires avec la charge de lieutenant général et le titre nobiliaire de duc Gaëte. Il mit immédiatement en œuvre une politique de terreur systématique ; ainsi, le 14 août 1861, en représailles d’une embuscade, il fit brûler deux bourgades de Campanie, livrant tous les habitants au massacres (Casalduni et Pontelandolfo, province de Bénévent). Cialdini se flattait dans ses rapports officiels des incendies et rasements de villages, des déportations de milliers de villageois sans abri, de milliers de fusillés abattus en masse sans jugement (plus de cinq mille, dont quelques quatre-vingt religieux) et de la mise à mort immédiate des volontaires étrangers. La résistance tint bon jusqu’en 1863, puis survit encore pendant plusieurs années. En 1863, étaient déployés dans le territoire napolitain cent cinquante mille hommes, un tiers de l’armée italienne. Parmi les dizaines de milliers de prisonniers, nombre furent envoyés dans les bagnes où ils restèrent sans rémission jusqu’à leur mort. Des chercheurs contemporains ont tenté d’évaluer le nombre des morts, certainement plusieurs dizaines de milliers, peut être entre vingt et cinquante mille. En tout cas, les morts de cette guerre civile ont été plus nombreux que ceux des guerres contre les Autrichiens (il n’y a pas lieu de s’en étonner ; nul doute que les armées françaises de 1793 aient tué plus de Vendéens que d’Impériaux.)
La grande presse internationale, à dominante libérale, ne parla guère du sujet ; les massacres de paysans réactionnaires relevaient selon ces auteurs d’une rigueur nécessaire pour l’avancement des idées de progrès ou, plus simplement, leur semblaient inintéressants ou même obscènes ou encore inconcevables, ne correspondant pas à leur imaginaire politique.
Après l’écrasement féroce des derniers partisans bourboniens, l’implantation des institutions et des pratiques de l’État unitaire avec ses percepteurs et ses carabiniers piémontais enracinaient des habitudes locales de rejet ou d’instrumentalisation des rouages politiques. On ne peut pas non plus ne pas remarquer que l’immense vague de départ des jeunes et de déracinement vers le nouveau monde vint répondre à l’implantation irréversible des autorités unitaires. Plus tard, l’idéal monarchique resté vivant et caché au fond des sentiments d’appartenance méridionale s’était reporté sur la Maison de Savoie ; en 1946, lors du referendum sur le régime, les Napolitains en très grande majorité réclamèrent le maintien de la royauté. S’il est dans l’Italie d’aujourd’hui la permanence d’une identité de nation, antérieure à l’Unité, c’est dans le Midi napolitain qu’elle a le plus de racines mémorielles.
L’autre obstacle empêchant l’achèvement de l’uniformisation politique de la péninsule sous l’égide de la Maison de Savoie était la souveraineté millénaire du Pape sur un espace territorial qui assurait à l’Église universelle une base de fonctionnement matériel et lui garantissait son indépendance dans le jeu des puissances. La plupart des sujets de l’État ecclésiastique, catholiques fervents, libres de toute conscription, chargés de très peu d’impôts, relativement bien approvisionnés, maintenus tant bien que mal en dehors des guerres européennes, étaient attachés à ce régime. Après chacune des vicissitudes politiques imposées par l’annexion napoléoniennes puis par le coup d’État républicain de l’automne 1848, les retours triomphaux de Pie VII en 1814 et de Pie IX en 1849 avaient montré le prestige intemporel du Saint Père et aussi plus immédiatement la fidélité du peuple au gouvernement pontifical.
La stratégie de l’agression des Piémontais à l’été 1860 contre le Royaume de Naples comprenait deux expéditions militaires simultanées : au Sud le pseudo raid révolutionnaire de Garibaldi sur la Sicile et au-delà, au Nord le passage d’une armée de soixante mille hommes occupant l’Émilie, la Romagne, le pays d’Urbino et les Marches sous le prétexte sans vergogne de contrôler les bandes garibaldiennes du Midi.
En fait, l’apparence d’un simple passage pacifique à travers les territoires pontificaux qui avait permis à Napoléon III, volontairement aveugle, de donner son accord à Cavour, était le paravent d’une annexion pure et simple des quatre ou cinq provinces principales de l’État ecclésiastique. Des comités révolutionnaires discrets, liés sans aucun doute à la franc-maçonnerie, avaient été &établis dans presque toutes les villes et s’apprêtaient à trahir la cause pontificale. La petite armée romaine ne comptait que quinze mille hommes. Elle comprenait des unités de recrutement local, gendarmes et dragons, et un flot constant d’engagés accourus de toute la catholicité à la défense de l’Église universelle. R2organisée par le général français La Moricière, forte de plusieurs milliers de volontaires venus notamment de France, Belgique, Pays Bas, Irlande et Suisse, elle était tout à fait capable de repousser des raids de bandes de militants mais non pas de tenir tête à une grande armée moderne. Malgré la conscience de l’énorme infériorité numérique, Rome chargea La Moricière d’aller renforcer la citadelle d’Ancône, clef de la route adriatique. Sur son chemin, il révoqua des gouverneurs prêts à trahir la cause pontificale et arriva sur l’Adriatique à temps avec son petit contingent de cinq à six mille hommes pour tenter de faire barrière aux trente mille hommes de la colonne du général Cialdini.
Il faut souligner combien la ligne diplomatique de la Curie était ambiguë, les partisans d’une courageuse politique de défense y étaient entravés par le cardinal Antonelli, secrétaire d’Etat, et les nombreux prélats qui par pacifisme, opportunité ou ralliement à l’opinion unitaire préparaient leur changement de camp ; leur pieuse complaisance ne laissait aux soldats pontificaux que le choix de batailles inégales, symboliques et suicidaires. C’est ce qu’il advint à Castelfidardo le 18 septembre 1860 où un millier de pontificaux trouvèrent une mort sacrificielle. La Moricière, ayant réussi à entrer dans Ancône, trouva la place exposée aux bombardements des navires de guerre, cédant aux supplications des habitants il dut capituler le 29 septembre. A la fin de 1860, après l’annexion du Royaume de Naples et de cinq provinces pontificales, le territoire laissé au Saint-Siège se limitait désormais au seul Latium, c’est-à-dire les campagnes environnant la Ville sainte formant un enclos de plaines basses et de collines pentues étendu de la sabine à la Ciociaria. Ce réduit pontifical demeurait l’ultime cible des entreprises des Unitaires, rassemblés encore et toujours par le prestige historique de Rome capitale et aussi pour beaucoup, il faut le dire, par la haine de l’Église.
Napoléon III, obligé de tenir compte de l’opinion des catholiques français, s’étaient en septembre 1864 porté garant de l’inviolabilité du réduit romain et avait envoyé sur place un contingent de sauvegarde. De son côté, Pie IX, pour ne pas offrir de prétexte à des représailles, avait renoncé à soutenir la résistance napolitaine et provoqué l’exil du roi François II, contraint de se retirer dans l’Empire d’Autriche (François II mourut en 1894 à Bagni d’Arco dans le Trentin). En même temps, l’armée pontificale était reconstituée grâce au général Hermann Kanzler, d’origine badoise, et au ministre des armes, le prélat belge, Xavier de Mérode ; ils avaient développé les corps de gendarmerie indigène et formé de nouveaux bataillons de volontaires étrangers, appelés zouaves pontificaux.
Cependant, les menaces contre Rome avaient recommencé avec le retrait de la garnison française en novembre 1866, puis l’arrivée au pouvoir en Italie en mars 1867 d’une majorité résolument anticléricale. Les agitateurs unitaires avec le consentement du gouvernement royal établi à Florence avaient fixé au mois d’octobre 1867 une nouvelle offensive, qu’ils supposaient décisive ; elle comprenait l’infiltration de partisans et d’armes et en cille l’organisation d’attentats et d’un coup d’éclat insurrectionnel, qui recevrait aussitôt le renfort d’une troupe garibaldienne, forte d’environ dix mille hommes massés sur la frontière. Au jour dit, le 22 octobre 1867, une explosion détruisit la caserne Serristori tuant une vingtaine de zouaves appartenant à la fanfare, mais toutes les tentatives de prises d’armes dans plusieurs petites cités du Latium et dans divers quartiers de Rome échouèrent grâce aux renseignements de la police romaine, aux promptes interventions des zouaves et à la fidélité des habitants. Le 3 novembre la tentative d’invasion garibaldienne fut arrêtée à Mentana et Monte Rotondo par les pontificaux commandés par Kanzler et par le colonel Athanase de Charrette à la tête des zouaves ; Garibaldi repassa la frontière sans gloire derrière lui des centaines de prisonniers. Cette saison meurtrière avait donc fait paraître de façon éclatante le patriotisme papal du peuple romain et l’efficacité de son armée ; le total échec des unitaires justifiait l’attachement de Pie IX à la légitime souveraineté de l’État ecclésiastique.
De novembre 1867 à juillet 1870, la protection française avait été affirmé par l’entretien d’une garnison à Civitavecchia. Dès le jour de son retrait, le gouvernement italien publia son projet d’invasion armée ; le 26juillet, était décidée la concentration d’un corps d’armée en Toscane sous les ordres du général Cadorna. Le 11 septembre, Cadorna publiait une proclamation aux « Italiens des provinces romaines », annonçant son entrée dans le territoire romain dès le lendemain. L’armée pontificale s’étant sur ordre repliée dans Rome, la ville fut encerclée dès le 19. L’armée pontificale était prête à une résistance à outrance, mais, comme dix ans plus tôt, Pie IX faisait le choix d’une résistance symbolique « à la face du monde ». Le bombardement d’artillerie commencé à cinq heures le matin du 20 septembre aboutit un peu avant dix heures à l’effondrement d’un pan de mur vers la Porta Pia, mais sur la brèche et sur tous les ponts des murailles le tir intensif des pontificaux arrêtait l’assaut des bersagliers. Sur injonction répétée du pape, le cessez-le-feu fut alors ordonné, obligeant les pontificaux, désespérés, à déposer les armes et à essayer de se replier en gagner de mort vers la place Saint-Pierre. Ces scènes se passaient sous les regards et témoignages indignés du corps diplomatique. Les pertes ont été estimées à 19 morts chez les Pontificaux et 32 chez les Italiens.
Le pouvoir pontifical succombait à la force. Jusqu’au dernier jour, les comités révolutionnaires, ni par conviction, ni par corruption, n’avaient été capables des moindres gestes qui auraient justifié l’intervention armée italienne. Du 20 septembre au 1er février, le territoire fut soumis à l’autorité militaire. Des mesures de police, surveillance, emprisonnement, envoi au bagne de Ponza, frappèrent des milliers de suspects pris au piège dans Rome, fonctionnaires et soldats pontificaux, bourboniens napolitains, déserteurs italiens, etc. Un referendum d’acceptation de l’union au royaume d’Italie, organisé par l’armée dès le 2 octobre, recueillit 33 681 oui (98.8%) ; les limites de l’adhésion se devinent dans l’organisation du vote qui refusait l’inscription de 35% des votants possibles, comme agents et partisans supposés de l’ancien gouvernement. L’enthousiasme ne dura pas, les élections politiques le 20 novembre ne rassemblèrent plus que 12 725 votants. Par l’encyclique Respicientes publiée le 20 octobre le pape avait condamné l’occupation de son État, le texte avait été lu en chaire, imprimé et distribué clandestinement partout.
Dans les années suivantes, l’établissement à Rome d’un roi d’Italie et du gouvernement allait modifier le paysage urbain, avec d’énormes investissements immobiliers et un considérable renouvellement de population lié aux fonctions de capitale d’un grand pays de quelque trente millions d’habitants.
L’idée d’une liberté de l’État ecclésiastique ne disparut pas avec Pie IX. Léon XIII, qu’à tort l’on oppose souvent à la ligne politique de son prédécesseur, s’inquiétait de la fragilité des services de l’Église et des bâtiments du Vatican soumis d’une part à la puissance politique italienne et d’autre parts exposés à des attentats terroristes. Son expérience de jeune nonce en Belgique puis son long séjour à l’archevêché de Pérouse de 1846à 1877 lui avaient fait prendre une claire conscience des dangers de la violence anticatholique de la franc-maçonnerie et de l’anarchisme qu’il désigna expressément dans plusieurs encycliques. Il se souvenait comment quand il était évêque de Pérouse en 1848 il avait été protégé des révolutionnaires par les tirs des gardes suisses. Dès les années 1880, il fit étudier et conserva l’hypothèse d’un départ en exil pour Monaco ou Malte. On sait que la reconstitution d’une souveraineté temporelle fut enfin réalisée par Pie XI en 1929.
L’historiographie présente aujourd’hui la défaite du 20 septembre comme inéluctable et bienvenue. Quinze décennies ont passé, la péninsule italique a traversé deux guerres mondiales et plusieurs tragiques bouleversements politiques, sans que le catholicisme y ait perdu sa ferveur, plus vive qu’en tout autre pays du monde. Il s’agit donc pour ces historiens catholiques, dans une démarche se voulant apaisante, de concilier les changements de la situation temporelle de l’Église et la légende dorée de la nation italienne, de fondre les deux récits en changeant l’image trop scandaleuse du passé. Cette écriture bien pensante tient le fait accompli pour nécessaire. On peut portant observer qu’en 1870 l’État ecclésiastique connaissait trois ans de paix et de prospérité, participait aux expositions internationales, recevait des ambassadeurs du monde entier, accueillait un concile universel, et que seul l’accident des victoire prussiennes de l’été vint soudain par la force interrompre ce cycle. L’État romain était en cours d’intégration paisible dans l’ensemble italien, l’unité monétaire était acquise, le réseau ferroviaire était continu, les courants de commerce en pleine croissance. Très libéralement, le gouvernement pontifical laissait circuler les personnes et s’exprimer les opinions. L’État pontifical était viable et accessible à une italianisation progressive. Selon les vœux de Pie IX et du cardinal Antonelli, l’autorité dans la ville aurait pu être partagée et l’indépendance romaine subsister comme une enclave de l’Église universelle au cœur du royaume d’Italie.
Hélas, la force des conventions politiques dans l’écriture de l’histoire semble souvent invincible. Les annales de l’Italie centrale et méridionale en offrent deux exemples éclatants.
Yves-Marie Bercé
Professeur émérite à la Sorbonne,
Directeur honoraire de l’École des Chartes
Se reporter à :
- Yves-Marie Bercé, dir., Les Contre-révolutions paysannes. La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2013.
- Jean Guenel, La dernière guerre du Pape. Les zouaves pontificaux au secours du Saint-Siège, 1860-1870, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998, Préface de Y.-M. Bercé.
- Henri Méhier de Mathuisieux, Face à la révolution italienne. L’épopée des zouaves pontificaux. Haute Goulaine, Ed. Sainte-Philomène, 2011 (réimpression d’un texte de 1913).
- Gilles Pécout, Naissance de l’Italie contemporaine (1770-1922), Paris, Nathan, 1997.
- Simon Sarlin, Le légitimisme en armes. Histoire d’une mobilisation internationale contre l’Unité italienne. Rome, École française de Rome, 2013.
Publication originale : Yves-Marie Bercé, « Naples et Rome, obstacles à l’unité politique de l’Italie », dans Collectif, Actes de la XXe session du Centre d’Études Historiques (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle, CEH, Neuves-Maisons, 2014, p. 13-26.
Consulter les autres articles de l’ouvrage :
► Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).
► Avant-propos, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).
► « Naples et Rome, obstacles à l’unité politique de l’Italie », par Yves-Marie Bercé (p. 13-26).
Consulter les articles de la session précédente :
► XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV