Histoire

[CEH] Les Suisses au service de l’Espagne, par Thierry Jordan

Les Suisses au service de l’Espagne

Par Thierry Jordan

Au Moyen-Âge et dans les premiers siècles de l’époque moderne, alors qu’il y avait du « laisser-aller » dans la discipline de la plupart des pays, on peut admirer la discipline sans failles des troupes suisses. Il est remarquable de voir que le recrutement militaire se faisait avec grand soin, avec une vigilance sévère. Lorsqu’un canton suisse se trouvait dans l’obligation de lever des troupes, au lieu d’accepter sans enquête préalable tous les volontaires qui se présentaient au bureau de recrutement, il sélectionnait les futures recrues avec soin, n’admettant pas de candidats qui se seraient révélés inaptes, tant sur le plan physique que sur le plan moral. Pour donner une idée des préoccupations des Assemblées Cantonales, précisions qu’en 1522 le Cantons édictèrent : « Au moment de l’établissement des listes d’enrôlés, il faut avoir une particulière attention quant à la qualité morale des individus, il ne faudra admettre que ceux qui sont pourvus de courage et de vertu. Les officiers qui seront choisis auront l’obligation de donner l’exemple à leurs soldats et leur inculqueront les préceptes suivants : crainte de Dieu, respect et affection pour leurs supérieurs ; leur obéir et s’abstenir de toute injustice ou cruauté. »

La formulation du serment était : « Nous servirons notre patrie helvétique et seront loyaux envers nos supérieurs. Nous n’insulterons jamais les moines, les religieux, les prêtres, les anciens, les femmes et les enfants. Enfin nous aurons toujours présent à l’esprit la crainte de Dieu. »

Ces troupes furent très sollicitées par les monarchies européennes ? Durant l’année 1748, servaient en Espagne six régiments (effectifs : 13 000 hommes), en France dix régiments (22 000 hommes), en Hollande neuf régiments (20 000 hommes) et à Naples quatre régiments (9 000 hommes).

Dans toutes les garnisons du pays d’accueil, l’Espagne, on devait procurer au régiment une maison capable de tenir lieu d’infirmerie, et dans le cas où un tel pavillon ferait défaut les Suisses malades seraient admis dans les hôpitaux de Sa Majesté le roi d’Espagne. Les normes en vigueur prévoyaient qu’aucune recrue ne pouvait être âgée de moins de 18 ans ni de plus de 45 ans. Pour être admis comme recrue dans un régiment suisse au service de l’Espagne, il est indispensable d’être catholique. Pour arbitrer un différend entre un colonel suisse et ses capitaines, l’affaire doit être soumise à l’appréciation de la Magistrature Suprême du Canton suisse d’où vient ce régiment. Le chef d’un régiment suisse a juridiction pour juger les soldats de son régiment. Pour cela il réunit une Cour Martiale à l’échelon du régiment, Cour dont les décisions se fondent sur les lois en vigueur dans le Canton suisse d’où provient ce régiment. Cela aussi bien pour les délits de droit commun (vols d’un poulet ou d’un objet). Ils jouissent d’une sorte d’extra-territorialité en Espagne.

Les invalides ont le choix de jouir d’un repos en Espagne ou dans un Canton de la Suisse. En résumé, les troupes suisses vinrent en Espagne pour servir deux dynasties successives.

Les Rois Catholiques comptèrent parmi les alliés les plus anciens des Cantons suisses. « Vinrent servir le Roi une population qu’on appelait les Suisses. Ce sont des hommes combattifs, et ils mettent un point d’honneur à ne jamais montrer leur dos à l’ennemi. Pour cette raison, leurs armures se réduisent à une partie protectrice antérieure, sans protection postérieure. Cela les rend plus légers et plus mobiles dans les combats. »

Ainsi peut se traduire le document ancien espagnol : « Vinieron a servir al Rey unas gentes a las que llamaban los suizos. Son hombres bellicosos, y tienen a honra no volver jamas la espalda al enemigo. Po resta cause, sus armadoras se reducen a une pieza defensiva en la delantera sin proteccion posterior. Asi son mas ligeros y tienen mayor movilidad en los combates. »

Époque de Charles Quint : il y a peu de documents à consulter relativement aux effectifs suisses au service des Habsbourg d’Espagne. En mars 1521, Charles Quint a envoyé une importante ambassade en Confédération Helvétique, il suffit de voir le rang de ceux qui la composaient.

Les objectifs étaient : éviter, ou au moins rendre difficile une alliance des Cantons suisses avec la France de François 1er qui, de son côté, était en pourparlers — voués au succès semble-t-il — par l’intermédiaire de l’ambassadeur français Monsieur de Lameth. Objectif simultané de Charles Quint de recruter 10 000 soldats suisses pour l’accompagner en Italie.

L’empereur Charles Quint envoya dans les Cantons suisses une nouvelle ambassade présidée par le Cardinal de Sion. Le 6 avril 1521 il se présenta avec les autres membres de l’ambassade devant l’Assemblée de Zurich, sollicitant une levée de 10 000 soldats suisses et grisons qui seraient à la solde et au service de l’Espagne.

Le 10 février 1532, une nouvelle ambassade — encore — demanda le recrutement de 15 000 Suisses pour servir de renfort aux troupes impériales en Hongrie pour s’opposer au sultan turc Soliman le Magnifique.

Philippe II : en 1754 sur la demande du Roi d’Espagne, les Cantons d’Uri, Unterwald et Zug accordèrent par un traité diplomatique bilatéral le recrutement d’un régiment de 4 000 hommes à mettre au service de l’Espagne de Philippe II. Ce régiment fût affecté à la garnison flamande, et se distingua dans différents combats, jusqu’à ce que des stratégies opposées entre le colonel suisse et don Luis de Requesens, du Haut Commandement de Castille et Gouverneur Général des Pays Bas espagnols, n’aboutissent à la dénonciation du traité bilatéral. Le régiment fût dissous et ses effectifs regagnèrent leurs cantons d’origine.

La Maison de Bourbon régna sur l’Espagne à ne partir de Philippe V. Selon le règlement en vigueur en 1705 seuls les Wallons et les Irlandais pouvaient servir aux côtés de l’armée espagnole.

La réalité fut toute autre. Du moins en ce qui concerne les troupes suisses.

En 1721, le roi Philippe V demanda le 21 janvier l’exclusion des Suisses de religion protestante. Les colonels suisses Salis et Mayor tentèrent d’obtenir de la Cour un adoucissement à un ordre si sévère, mais n’y parvinrent pas. Les effectifs de cette religion furent licenciés avec trois mois de paye en guise de viatique pour retourner dans leurs cantons suisses.

En 1733, le colonel suisse Pierre d’Arregger (du canton de Soleur) leva un régiment de 1 600 hommes. Cette unité embarqua à Gênes à destination de Barcelone. Ensuite, ils se déplacèrent jusqu’à Cadix pour être transférés à Oran, sur le littoral nord-africain, où le régiment combattit avec brio quoique dans un contexte malchanceux. En 1738, il fut capturé par l’ennemi et resta en captivité de nombreuses années.

Il est temps de voir le destin des Suisses au service de l’Espagne pendant la présence au pouvoir en France de l’usurpateur du trône des Bourbons de France.

Les régiments suisses-espagnols (1808 à 1811) pendant la guerre d’Espagne.

En 1807 les unités suisses au Service de France comptaient 16 000 hommes. LE bruit courait qu’ils allaient être dirigés vers l’Espagne et ils en déduisaient qu’ils allaient se trouver en face de Suisses au service de l’Espagne. Même si les traités bilatéraux France-Suisse d’une part, et d’Espagne-Suisse d’autre part, excluaient les affrontements entre compatriotes suisses sur les champs de bataille où les deux nations s’affronteraient. En octobre 1807, ils reçoivent l’ordre de franchir la frontière espagnole.

Le peuple et l’armée espagnols refusèrent le souverain que Napoléon lui imposait. Lorsque le souverain légitime d’Espagne, Charles IV et son fils Ferdinand, attirés à Bayonne par Napoléon, furent obligés d’abdiquer, le peuple et l’armée se dressèrent contre la puissance de l’usurpateur.

L’armée espagnole comptait 6 régiments suisses : 1 de Soleure, 3 de Schwiz (Charles de Reding, Nazare de Reding et Betschardt), 1 de Unterwald, 1 du Valais (de Preux). Cela en 1807. Mais la présence de bataillons suisses dans l’armée espagnole remonte à 1754 lorsqu’un régiment d’Uri s’était mis au service du roi d’Espagne Philippe II. Cinquante ans plus tard les troupes suisses d’Espagne combattirent avec l’armée de Navarre contre les troupes de la République française.

En 1807, au soulèvement de l’Espagne et de son armée, les Suisses qui en faisaient partie étaient dispersés dans leurs garnisons : Tarragone, Madrid, Carthagène, Baléares et Grenade. Au total : 12 000 Suisses, appelés « Suizos azzuros » en raison de leur uniforme bleu, et les autres Suisses étaient appelés « Suizos incarnados » en raison de leurs tenues rouges fournies par l’armée française qui les comptaient dans ses rangs.

Napoléon espérait enrôler les Suizos azurros dans son armée. Mais ils refusèrent. À Madrid, les « azurros » des régiments de Charles de Reding et de Preux furent encerclés par l’armée française et incorporés de force à la 1ère division du corps de troupes de Dupont, mais les insurgés étaient chaque jour rejoints par des déserteurs de ces deux régiments azurros.

Les quatre autres régiments azurros décidèrent d’emblée de continuer à marcher avec les Espagnols. De nombreux officiers en 1798 étaient rentrés en Suisse pour combattre l’invasion de la Suisse par les Français. En raison des horreurs dont ils furent témoins ils gardaient une haine de la France révolutionnaire, dont Napoléon n’était qu’un avatar.

À Malaga, le Suisse Théodore de Reding (maréchal de camp), fut acclamé comme « caudillo » et il se mit à la tête des insurgés andalous. Il est considéré comme un héros de l’indépendance espagnole.

À Bayonne, prit son départ le corps d’armée de Dupont, mais les marches forcées de Bayonne à Tolède épuisèrent ses soldats. Sauf les trois bataillons suisses, au service de la France depuis cinq ans. Le général Dupont reçoit l’ordre de Napoléon d’observer Gibraltar, en passant par Cadix. Cette mission est lourde (130 lieues de Tolède à Cadix).

La 1ère division de son corps d’armée se met en marche « renforcée » par deux régiments « suizos » qui marchaient à reculons avec ces Français qui les avaient incorporés de force dans les rangs français.

À Andujar, au moment de passer le fleuve Guadalquivir, Dupont apprend que toute l’Andalousie est en armes. Les trois régiments suisses espagnols de Betschardt, Traschler et Reding le vieux, soutiennent l’insurrection. Dupont perd un mois à Andujar. En face de lui un bataillon suisse commandé par Charles d’Affry qui étaient sous-lieutenant en août 1792 ; il avait échappé aux massacres car il faisait partie du détachement envoyé en Normandie pour escorter et protéger un convoi de blé.

Le 17 juillet le général suisse de Reding avait atteint Jaen avec l’armée de Grenade, puis s’était placé à Baylen, coupant ainsi la retraite des Français. Dans la nuit du 18 juillet, à 3 heures du matin, le bataillon suisse commandé par Christen arrive au pont du Rumblar. Mais, en face d’eux , ce ne sont pas des Français mais des Suisses espagnols de Reding. Au lever du jour, les Suisses rouges gravissent les berges et commencent à tirer. Halte crient des voix familières dans des dialectes type schwysertütch. De chaque côté commande un colonel du nom de Christen. L’un à la tête des « incarnados », l’autre à la tête des « azurros ». Cent ans auparavant, à Malpaquet, deux régiments s’étaient trouvés en vis-à-vis, commandés chacun par un colonel nommé de May. À Baylen les deux régiments suisses se mêlent, fraternisent. Mais cette accalmie ne dure pas. On déplace les bleus et les rouges pour qu’ils aient comme adversaires directs autre chose que des compatriotes.

Le 23 juillet les troupes françaises prisonnières défilèrent, tête basse, devant les généraux Reding (suisse espagnol) et Castanos. Ce dernier voyant passer les Suisses au service de France, au pas de parade, les saluant en criant « vivent les braves Suisses ».

Les « suizos azurros » qui accompagnent les « suizos incarnados » vers la captivité à Cadix, prennent des risques pour défendre leurs compatriotes confiés à leur garde. Dans le port de Cadix se balançaient huit navires sans mâts ni cordages, épaves de l’escadrille de Rosily. On enferma les Suisses dans ces pontons flottants. Ils y passèrent six années atroces.

Une partie des prisonniers de Baylen furent transportés aux Baléares. En mai 1809 on les parqua dans l’îlot de Cabrera, au sud de Majorque. Ils restèrent cinq ans sur ce rocher de 20 km2, arde et inhabité. Plus de 7 000 hommes y débarquèrent au fil des mois. Il y eut parmi ces 7 000 hommes quelques centaines de Suisses. Napoléon ne voulut jamais rien savoir de ceux qui mourraient sur les pontons ou sur l’île de Cabrera, car ils étaient liés au souvenir de sa défaite de Baylen.

En novembre 1814, groupés sur le rivage, les prisonniers survivants virent grossir la voilure de deux bâtiments qui cinglaient vers leur îlot. On reconnut bientôt deux frégates portant le pavillon blanc fleurdelysé. Elles prirent à bord tous ces survivants et les ramenèrent en France. Le Roi de France Louis XVIII corrigeait l’inhumanité de Napoléon.

Les derniers Suisses « incarnados » qui repassèrent les Pyrénées furent ceux du bataillon de Goeldlin, que leur chef ramena à Nancy en avril 1812. Napoléon avait lancé aveuglément 400 000 hommes en Espagne. Parmi eux 30 000 Suisses dont la moitié y laissèrent leur vie.

Sous le drapeau tricolore de l’usurpateur, comme sous les bannières à fleur de lys, c’était toujours pour leur patrie suisse qu’ils mourraient.

Après la fin de la guerre d’Espagne, les « Suizos azurros » végétèrent une dizaine d’années sans recevoir de nouvelles recrues. Un décret des Cortes en 1820 édicta la dissolution des régiments suisses d’Espagne. Elle n’eut lieu qu’en 1835. Il ne restait que 300 hommes âgés et invalides. Pour les pensions, des négociations durèrent jusqu’au XXe siècle. Le dernier négociateur fut le colonel Repond, commandant de la Garde suisse pontificale, qui obtint le règlement des arriérés de solde.

Thierry Jordan
Fondateur du Centre d’Études Historiques,
Président de l’association des descendants des Gardes Suisses au service de la France


Publication originale : Thierry Jordan, « Les Suisses au service de l’Espagne », dans Collectif, Actes de la XIXe session du Centre d’Études Historiques (12 au 15 juillet 2012) : Royautés de France et d’Espagne, CEH, Neuves-Maisons, 2013, p. 271-279.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5).

Avant-propos. Le vingtième anniversaire du Centre d’Études Historiques, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

De la Visitation au Centre de l’Étoile : quatre siècles de présence religieuse au Mans, par Gilles Cabaret (p. 37-41).

Le baron de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France, par Odile Bordaz (p. 43-55).

► La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles, par Laurent Chéron (p. 73-92) :

► Les mariages franco-espagnols de 1615 et de 1660 ou le deuil éclatant du bonheur, par Joëlle Chevé (p. 93-114) :

L’Espagne vue par l’Émigration française à Hambourg, par Florence de Baudus.

► L’Affaire de Parme ou la mise en œuvre du pacte de famille face à la papauté (1768-1774), par Ségolène de Dainville-Barbiche (p. 135-150).

« Carlistes espagnols et légitimistes français », par Daniel de Montplaisir (p. 151-177).

« Blanche de Castille et les sacres de Reims », par Patrick Demouy (p. 179-192).

► « Les Français de Philippe V : un modèle nouveau pour gouverner l’Espagne, 1700-1724 », par Catherine Désos (p. 193-231) :

« Le duc de Lavauguyon, ambassadeur à Madrid de 1784 à 1791 », par Jacques Dubois de Lavauguyon (p. 233-239).

► « La lettre de Louis XVI à Charles IV d’Espagne », par le R.-P. Augustin Pic

« Les instructions de Louis XIV au duc d’Anjou », par Ran Halévi

« Les Suisses au service de l’Espagne », par Thierry Jordan (p. 271-279).

Consulter les articles des sessions précédemment publiées :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

Articles de la XXe session (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle

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