Histoire

[CEH] Les mariages franco-espagnols de 1615 et 1660, par Joëlle Chevé. Partie 2 : L’orgueil de la naissance a bien des tyrannies

Les mariages franco-espagnols de 1615 et 1660
ou le deuil éclatant du bonheur

Par Joëlle Chevé

► Partie 1 : Le trône met une âme au-dessus des tendresses

Partie 2. L’orgueil de la naissance a bien des tyrannies

Si l’on regarde ces mariages à la lumière des mentalités de notre temps, la réponse est oui ! Pas d’amour ou pour le moins d’attraction réciproque, pas d’expérience de vie commune et de goûts partagés, pas de projets élaborés ensemble. Rien, puisque ces êtres ne se sont jamais rencontrés et ne savent les uns des autres que ce que les ambassadeurs ou les voyageurs ont pu glaner comme informations, ici ou là, dans les autres cours européennes, si l’on se souvient que, pendant de longues périodes, les relations diplomatiques entre les deux pays sont rompues. Lorsque le duc de Gramont, par exemple, arrive à Madrid à l’automne 1659 pour demander à Philippe IV la main de sa famille, la curiosité est à son comble car la cour espagnole n’a pas reçu officiellement de Français depuis plus de vingt ans ! Et elle n’est pas moindre du côté de ces derniers, qui découvrent avec stupéfaction la grandeur et la gravité des grands d’Espagne et la splendeur solennelle de leur souverain…

Si les jeunes époux ne se sont pas rencontrés, encore ont-ils une vague idée de l’apparence physique de celui ou de celle qui leur est destiné, grâce aux portraits traditionnellement échangés entre les deux familles. Mais comment se fier à ces représentations, qui ne sont pas toutes du pinceau du Pourbus, d’un Van Dyck ou d’un Velasquez, moins suspectes que d’autres de flatter leurs modèles ? De l’avis général, la plupart de ces portraits sont peu ressemblants et les déceptions parfois terribles. À cette loterie, les trois couples qui nous intéressent n’ont pas été les plus mal servis. Sans entrer dans un débat difficile à trancher, tant nos critères de beauté diffèrent de ceux du XVIIe siècle, chacun s’est trouvé satisfait de sa chacun quant aux avantages physiques. Par ailleurs, et à cet égard le hasard a bien fait les choses, ils ont le même âge : Philippe IV est né en 1605 et Isabelle en 1602 ; Louis XIII et Anne en 1601 ; Louis XIV et Marie-Thérèse en 1638. Une appartenance à la même génération qui peut favoriser l’entente conjugale et une étonnante similitude du mois de naissance, de lui de septembre, dans laquelle les contemporains n’ont pas manqué de voir une conjonction favorable des astres et un signe que les deux dynasties sont électivement destinées à s’unir.

Mais au-delà de ces hasards qui ne déterminent rien mais créent seulement des conditions plus favorables à la réussite de ces mariages, d’autres éléments sont décisifs : la naissance de ces mariages, d’autres éléments sont décisifs : la naissance et l’appartenance à une dynastie souveraine et de même importance et, critère qui aujourd’hui apparaîtrait scandaleux, la proximité du sang. Les quatre époux de 1615 sont beaux-frères et belles-sœurs, et leurs enfants, Louis XIV et Marie-Thérèse, en une seule génération, resserrent très fortement l’implexe ancestral de leur lignée puisqu’ils sont doublement cousins germains et ont, de ce fait, les mêmes grands-parents : Henri IV et Marie de Médicis et Philippe III et Marguerite d’Autriche. Les limites de l’idéal de la pureté du sang sont repoussées à l’extrême, en un temps où l’on ignore les conséquences désastreuses de la consanguinité. L’on croit fermement que l’endogamie familiale garantit la transmission des qualités physiques et psychiques des fondateurs de grandes lignées et que, redoublée de génération en génération, elle en concentre les effets. Nous avons vu Philippe IV épouser sa nièce. Il n’y a plus d’autre tabou à franchir qu’un mariage entre frère et sœur ou entre père et fille. Autant de liens étroits qui expliquent aussi l’absence de répugnance à entrer dans ces mariages de jeunes gens qui, s’ils ne sont jamais vus, ont la même histoire familiale ou tout au moins, pour les deux couples de 1615, une image du pays de l’autre directement transmise par leurs mères.

L’éducation de ces princes et princesses destinés à montrer sur des trônes est entièrement dominée dès leur enfance par l’idée du mariage. Louis XIII, comme en témoigne le journal de son médecin Héroard, est très tôt informé des projets de son unions avec la fille aînée des rois d’Espagne et il se montre très sensible à la grandeur d’une alliance qui le met très au-dessus de ses frères bâtards, avec lesquels il est élevé au château de Saint-Germain, et dont il ne supporte pas le moindre manquement à ce qui lui est dû en tant que dauphin.

Louis XIV n’a pas de telles susceptibilités dans son jeune âge et tombe facilement amoureux des jolies femmes de l’entourage de sa mère, notamment Marie de Hautefort, qui a été le plus amour platonique de son père, et qu’il se verrait bien épouser à cinq ans ! Le mariage, il ne pense qu’à ça et tout son entourage lui rappelle en permanence qu’il ne peut y déroger, que son devoir le commande et que sa gloire y est intéressée. Sa cousine, la Grande Mademoiselle, qu’Anne d’Autriche vante à son fils la beauté et les vertus de l’infante Marie-Thérèse. En 1658, la duchesse de Navailles résume ainsi, dans une lettre au président Hénault, l’enthousiasme juvénile du roi pour l’état du mariage :

« Il faut se presser de marier convenablement cet homme-là, sans quoi il épousera peut-être la première blanchisseuse qui lui plaira »

Un enthousiasme qui ne se démentira pas si l’on songe à la réflexion de Mme de Montespan, commentant le veuvage de Louis XIV et 1683 :

« Il faut songer à la remarier au plus tôt, sans cela, tel que je le connais, il fera un mauvais mariage. »[1]

Il ne pouvait en faire une pire, pour la marquise, que d’épouser l’ancienne gouvernante de ses enfants, Mme de Maintenon, mais ceci est une autre histoire ! Pour en revenir à la conclusion de son mariage, la détermination et l’entêtement d’Anne d’Autriche ont été essentiels. Mais l’argument décisif, celui qui a emporté sa conviction, lui a été dicté par son orgueil dynastique. À trop s’attendrir sur sa romance avec Marie Mancini et sur leur amour sacrifié à la raison d’État, on oublie qu’il avait auparavant accepté, au grand dam de Marie, de rencontrer à Lyon la princesse de Savoie et de l’épouser si elle lui plaisait. Et c’est à Lyon précisément qu’il apprend que Philippe IV lui accorde sa fille. Mme de Motteville assure alors que dès que « le Roi apprit qu’il était destiné à une plus illustre alliance et qu’il en comprit les avantages », il se montra plus indifférent envers Marie Mancini. La Grande Mademoiselle le décrit pendant le voyage vers Lyon discutant avec sa mère de la grandeur comparée des Habsbourgs et des Bourbons et concluant, au grand agacement d’Anne d’Autriche :

« Qui nous étions à disputer, le roi d’Espagne et moi, je le ferais bien céder. Que je serais aise s’il se voulait battre contre moi pour terminer la guerre tête à tête ! Il n’aurait garde de le faire : de cette race, ils ne se battent jamais. Charles V ne le voulut pas contre François Ier qui l’en pressa instamment. »[2]

Suit alors une période tourmentée, entre le chagrin de se séparer de Marie sur ordre de Mazarin, la colère de n’être pas, lui le roi, le seul maître du choix de son épouse, et la rancœur à l’égard de Philippe IV de ne pas l’avoir considéré comme le « gendre idéal » pendant près de vingt ans. « L’excessive grandeur de l’infante (…) fille et petite-fille de tant d’empereurs »[3] balaya finalement ses réticences.

Après Louis XIII et Louis XIV, tournons-nous du côté des princesses. On dira que leur éducation a étouffé en elles tout désir personnel, qu’elles sont conditionnées, programmées, déterminées, etc., on dira tout ce que l’on voudra, le fait est qu’elles sont partie prenante de ces stratégies matrimoniales et qu’elles font entendre leur voix et leur choix. Force est de constater aussi que leur surmoi dynastique est encore plus puissant que celui de leurs homologues masculins. Sans doute en raison d’une éducation plus stricte et d’une programmation plus sévère de leur avenir, qui leur fait tenir comme imprescriptible le seul atout dont elles peuvent se prévaloir en tant que femme, celui de la naissance. Anne d’Autriche est exemplaire à cet égard. Imbue de sa position de fille aînée, elle refuse d’épouser un autre roi que celui de France et elle menace même d’entrer au couvent si une de ses sœurs lui est préférée. Elle est, depuis la mort, en 1611, de sa mère Marguerite d’Autriche, la femme la plus en vue à la cour de Madrid où elle occupe le troisième rang après son père et son frère, le prince des Asturies. Dès les fiançailles en 1612, Anne d’Autriche veut être reconnue comme reine de France et prend de très haut l’ambassadeur Vaucelas venu à Madrid lui rendre hommage. Elle porte des boucles d’oreille en forme de fleur de lys et demande à apprendre le français. En France, Élisabeth est également traitée en reine d’Espagne et elle s’habille déjà à l’espagnole, heureuse de montrer, alors que sa mère Marie de Médicis est au fait de sa régence, la très haute position qui l’attend également dans son futur royaume.

Le cas de Marie-Thérèse d’Autriche est encore plus explicite quoique plus complexe, car, contrairement à sa tante Anne, elle a été pendant plus de dix ans l’héritière du trône. Dès son enfance, elle est promise à Louis XIV et entretenue, notamment par sa mère, dans la perspective de cette union. La mort de Carlos-Balthazar change la donne. Il suffit de relire Mme de Motteville pour s’en convaincre, écrivant qu’en effet Marie-Thérèse avait aimé jusqu’aux portraits de Louis XIV dans son enfance, qu’elle avait souhaité être reine de France et qu’elle n’aspirait pas à cette époque, « comme elle a pu le faire depuis », c’est-à-dire après la mort de son frère, d’être héritière révèlent que la vanité française à considérer que seul ce mariage pouvait le satisfaire, qu’elle lui aurait incontestablement préféré le trône d’Espagne ! Reste que ce mariage devenu inéluctable, elle le revendique comme seul digne d’elle, un sentiment admirablement résumé par Bossuet :

« Elle ne voyait rien qui ne fut au-dessous d’elle. »[4]

Mme de Caylus, nièce de Mme de Maintenon, rapporte une anecdote significative quant à la « hauteur des sentiments » de l’infante, qui se confiant à une carmélite de la rue du Bouloy avoue en toute innocence que seul un roi pouvait lui convenir :

« Cette religieuse lui demanda si, en Espagne, dans sa jeunesse, avant d’être mariée, elle n’avait point eu envie de plaire à quelques-uns des jeunes gens de la cour du roi son père.
Oh ! non ma mère, dit-elle, il n’y avait point du roi à la cour du roi mon père… »[5]

Seul un souverain du rang de l’empereur, côté autrichien, ou du roi de France peut combler ses vœux et sa préférence va du côté de la France. Et si Louis XIV n’avait pas survécu à la malade qui a fait craindre sa disparition à Calais, en juillet en 1658, nul doute qu’elle aurait épousé son frère, Philippe d’Orléans, avec la même détermination.

Pour autant, toutes attendent du mariage plus que la satisfaction de leurs ambitions dynastiques et l’accomplissement de leurs devoirs.


[1] Duc de Luynes, Mémoires, Firmin-Didot frères, 1860-1865.

[2] Mlle de Montpensier, Mémoires, Michaud et Poujoulat, Paris, 1838, 3e série, t. IV, p. 304.

[3] Mme de Motteville, op. cit., p. 470.

[4] Bossuet, Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche reine de France (1683).

[5] Souvenirs de la marquise de Caylus, A. Lemerre, Paris, 1873, p. 39-40.


Publication originale : Joëlle Chevé, « Les mariages franco-espagnols de 1615 et de 1660 ou le deuil éclatant du bonheur », dans Collectif, Actes de la XIXe session du Centre d’Études Historiques (12 au 15 juillet 2012) : Royautés de France et d’Espagne, CEH, Neuves-Maisons, 2013, p. 93-114.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5).

Avant-propos. Le vingtième anniversaire du Centre d’Études Historiques, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

De la Visitation au Centre de l’Étoile : quatre siècles de présence religieuse au Mans, par Gilles Cabaret (p. 37-41).

Le baron de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France, par Odile Bordaz (p. 43-55).

► La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles, par Laurent Chéron (p. 73-92) :

► Les mariages franco-espagnols de 1615 et de 1660 ou le deuil éclatant du bonheur, par Joëlle Chevé (p. 93-114) :

Consulter les articles des sessions précédemment publiées :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

Articles de la XXe session (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.