[CEH] Le baron de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France, par Odile Bordaz
Le baron Michel-Ange de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France
Par Odile Bordaz
Michel-Ange de Vuoerden, magistrat, diplomate, capitaine, homme de guerre et hommes de lettres, latiniste érudit, est un Flamand originaire des Pays-Bas espagnols. Il est né en février 1629 à Chièvres, petite cité fortifiée du Hainaut, dont son père, Martin de Vuoerden, venu de la province d’Utrecht, était bailli et gouverneur.
La personnalité, la vie et la carrière du Michel-Ange de Vuoerden sont connues grâce à ses nombreux écrits, à ses Mémoires, à son Journal historique, à sa correspondance[1].
L’enfance et l’adolescence de Michel-Ange de Vuoerden ont été marquées par les guerres incessantes qui ont opposé sur ces territoires Espagnols et Français. C’est à Courtai, lieu d’un enjeu récurrent entre les deux nations, que le jeune garçon a commencé ses études, chez les Jésuites ; il les a poursuivies à Louvain, puis à Lille, où résidait l’un de ses oncles maternels, le chanoine Van der Camere, avant d’aller préparer sa licence de droit à Douai.
L’intensification de la guerre franco-espagnole, le pillage des territoires espagnols incitèrent le jeune homme à abandonner une carrière de juriste et à troquer la plume pour l’épée. Sitôt engagé, le voici en ce mois de janvier 1651, à Bruxelles, hébergé chez la duchesse d’Havré, proche de sa famille et mère du marquis de Renty. Tout juste remis d’une blessure, il partit en compagnie de celui-ci pour l’Artois avec l’idée d’aller en France, n’hésitant pas à user de ses relations et à solliciter des sauf-conduits tant du côté français qu’espagnol, au gré des circonstances et des rencontres. Le comte de Fuensaldagne, général des armées espagnoles aux Pays-Bas, qui aura un rôle important dans l’évolution de sa carrière, lui procura laissez-passer et bourse de mille écus, qui lui permirent de prendre à la route à l’automne, avec son compagnon de voyage. Parvenu à Paris en pleine Fronde, Vuoerden y séjourna une quinzaine de jours. Voici ce qu’il en dit :
« Nous arrivâmes à Paris à la mi-octobre (1651), dans un temps rempli de craintes à cause de la retraite de Monsieur le Prince à Saint-Maur, que l’on ne doutait point devoir être suivie, comme elle le fut, d’une guerre civile. Le roi venait d’être déclaré majeur, le cardinal Mazarin avait été obligé de sortir du royaume, le duc d’Orléans, lieutenant-général de la couronne, paraissait mécontent, le comte d’Alet était, en quelque sorte, en état de rébellion en Provence ; Bordeaux et la Guyenne s’étaient déclarés pour Monsieur le Prince qui y faisait lever des troupes ; le Parlement de Paris avait proscrit le cardinal Mazarin ; il n’y avait point de gouverneur de place frontière importante qui ne menaçât de la livrer aux Espagnols, si on ne lui envoyait pas le bâton de maréchal de France, enfin, c’était un temps plein de défiance, de vols publics et particuliers, de brigandages, et la France ne s’est guère vue dans un plus grand désordre et un plus grand danger. [2] »
C’est fort d’une escorte d’une vingtaine de cavaliers que Vuoerden, toujours accompagné par le marquis de Renty, quitta Paris pour se rendre en Espagne, obligé de traverser la France en proie à la Fronde. Ils s’arrêtèrent notamment à Bordeaux et à Bayonne, où ils furent fort bien reçus par le gouverneur de la ville, le maréchal de Gramont. De là, ils passèrent en Espagne et par Irun, Tolosa, Vittoria, Burgos, arrivèrent à Madrid à la fin du mois de novembre.
À la cour d’Espagne, les deux Flamands trouvèrent un excellent accueil. Le marquis de Renty, dont le roi connaissait bien le père, fit part au souverain de son désir de le servir à la cour ou à l’armée. Quant au baron de Vuoerden il fit excellente impression. Il avait la parole facile, un physique agréable ; de beaux traits — bien qu’ayant dans son enfance perdu l’usage d’un œil suite à une petite vérole — des cheveux blonds, une taille élevée, beaucoup de grâce dans sa personne, un esprit vif et gai, propre à l’étude et au plaisir[3]. Conscient de ses origines et de ses dons, il avait une confiance inébranlable en lui-même. Ses relations, son allure et ses manières de grand seigneur, ses indéniables qualités de diplomatie, non dénuées d’opportunisme, sa maîtrise de plusieurs langues, lui ouvrirent facilement les portes. Il s’acquit très vite la protection de Don Luis de Haro, le Premier ministre, auquel il fournit des informations sur la situation en France et tous les événements dont il avait pu être le témoin. De plus, il mit son talent d’interprète au service du ministre, qui l’employa comme traducteur d’un certain nombre de dépêches.
À Madrid, Michel-Ange de Vuoerden eut l’occasion de participer à de nombreuses fêtes et cérémonies. Il assista à des carrousels, à des mascarades, ainsi qu’à des courses de taureaux organisées sur la Plaza Mayor. Pendant que le marquis de Renty faisait la cour à une jeune dame d’honneur de la reine, lui-même profita de son séjour pour découvrir la ville qu’il trouva beaucoup plus animée que Paris. En revanche, la sobriété des costumes portés par les Espagnols suscita son étonnement. Il note :
« Tous, (hommes riches comme artisans) avaient le petit chapeau doublé de taffetas, la golilla, dont les plus propres ne valaient pas cinq sous, le vêtement d’une étoffe de soie noire avec les manches pendantes, les chausses tirées de même, les bas de soie si déliés que le bas blanc de dessous paraissait à travers, le soulier gênant le pied, la espada de marca, épée démesurée, le poignard semblable et le manteau de bure.[4] »
Certaines habitudes des hauts dignitaires provoquèrent sa réprobation ; ainsi, celle, parfaitement admise à la cour, de fréquenter ouvertement des courtisanes. Il cite le cas du duc de Medina de las Torres qui n’avait pas moins de soixante d’entre elles « à ses gages » ! Il déplore aussi le peu de considération que les Espagnols avaient l’air de porter aux militaires, qualifiés de gens « de pocos ».
Pendant ce temps, les affaires de cœur du marquis de Renty prenant une tournure trop sérieuse, il s’employa à tenter de séparer les jeunes amoureux, ce qui lui fut facilité par l’attribution faite par le roi au marquis, d’une charge de capitaine d’un régiment basé en Allemagne. Dès lors, le départ de Madrid de nos deux Flamands dut se décider, au désespoir du marquis et de sa demoiselle.
Au mois de mars 1653, les voici sur le chemin du retour. Après une halte à Saint-Sébastien, ils s’arrêtèrent une nouvelle fois à Bayonne, chez le maréchal de Gramont, qui accepta de leur fournir des passeports pour circuler dans un pays encore vivement troublé par la Fronde. À Bordeaux, où ils arrivèrent après avoir traversé les grandes landes, les partisans du Prince de Condé, de son frère, le prince de Conti et de leur sœur, la duchesse de Longueville tenaient encore le pouvoir. Les deux Flamands, sujets du roi d’Espagne, arrivant de la cour de Madrid, furent accueillis bien malgré eux en triomphe par les Frondeurs, qui attendaient impatiemment des renforts de leurs alliés. Vuoerden, avec sa faconde habituelle, fut obligé de faire quelque déclaration en ce sens, alors même que les troupes du maréchal de La Meilleraye se trouvaient aux portes de la ville, prêtes à s’emparer de la place au nom du roi de France. Les deux voyageurs réussirent à se tirer de cette fâcheuse situation en s’enfuyant dès qu’ils le purent par la route de Paris, traversant au plus vite Poitiers, Châtellerault, Amboise, Blois, Orléans. À Paris, ils se seraient retrouvés à la Bastille sans l’intervention d’un de leurs compatriotes, un banquier du nom de Puymers, qui les prévînt aussitôt de l’ordre d’arrestation lancé contre eux. Au lieu du repos espéré à l’hôtellerie de La Croix de fer, rue Saint-Denis, il leur fallut reprendre en toute hâte la route en carrosse de louage pour filer sans s’arrêter jusqu’à Cambrai.
Le 22 avril 1653, ils étaient enfin de retour à Bruxelles, sains et saufs. Vuoerden y retrouva l’ambassadeur d’Espagne, le comte de Fuensaldagne. Il entra à son service comme attaché, pour ne le plus quitter jusqu’à la mort du diplomate.
C’était, dit-il, un « homme d’extrême probité, froid, peu communicatif, mais dont l’amitié, une fois donnée ne se démentait pas. Le jugement solide et plein d’un esprit merveilleux. De taille médiocre mais de corps robuste, ramassé… le tour du visage rond, les yeux noirs, vifs et pleins de feu, de port grave. Laconique dans ses discours lorsqu’il parlait en public, plus gai et plus spirituel dans ses entretiens familiers, magnifique sans faste, intelligent sans présomption, généreux sans ostentation[5]. »
Aux côtés de Fuensaldagne, Michel-Ange de Vuoerden, qui était aussi capitaine dans un régiment au service du roi d’Espagne, a été témoin des sièges victorieux menés en 1653 et 1654 par les armées françaises que la présence fréquente de leur jeune roi Louis XIV galvanisait : Rethel, Sainte-Menehould, Stenay, Landrecies, Arras…
Une mission diplomatique qui le conduisit pendant deux ans à travers une partie de l’Europe fut l’occasion pour Vuoerden d’une récit détaillé intitulé : Voyage de Flandre et d’Italie par l’Allemagne, sortant de Bruxelles, le 20 juin 1656… La suite de l’ambassadeur était impressionnante : elle ne comptait pas moins de 200 personnes, des officiers, des femmes, un apothicaire, 150 chevaux, 6 attelages, 5 mulets, 2 buffles, 3 chiens et de nombreux chariots de bagages…
Sa relation de voyage décrit bien sûr les événements importants, l’historique et la géographie des lieux, la présentation des personnages célèbres, mais elle s’attache aussi à des anecdotes du quotidien ; elle fourmille de descriptions pittoresques. Vuoerden n’est pas un témoin froid et impartial, il s’implique personnellement dans son récit, n’hésite pas à donner sa version des faits, des choses, ses impressions sur les gens. Jeune et plein d’allant, il n’est pas insensible au charme des belles dames comme cette Mlle de Deghenfeld, dans le duché de Bade, mais il n’en oublie pas pour autant sa passion pour les livres et s’avoue ébloui par la bibliothèque de l’Université d’Heidelberg. À Milan, il rédige une Méthode pour la conversation qui est une tradition à (sa) façon dans cette ville 1657. Le plus souvent possible, il faisait usage du latin, « la langue universelle », comme il aime le souligner.
La signature officielle de la paix des Pyrénées entre la France et l’Espagne et le mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, allaient être pour Vuoerden l’occasion d’une nouvelle mission au cours des années 1660-1661 ; ce sera le voyage vers Saint-Jean-de-Luz, Fontarabie, l’Île des Faisans. En tant que membre de la délégation conduite par le comte de Fuensaldagne, Vuoerdern accompagnait partout son maître. À Bayonne, le duc de Gramont, une vieille connaissance pour Vuoerden, accueillit somptueusement ses hôtes. À Saint-Jean-de-Luz, ils furent reçus par le cardinal Mazarin, la reine Anne d’Autriche, le duc d’Anjou, frère du roi, et par les plus grands seigneurs du royaume de France. Vuoerden, qui a toujours apprécié la compagnie des grands de ce monde, ne tarit pas d’éloges, mais c’est bien sûr pour le roi qu’il montre la plus grande admiration, voire déjà une sorte de vénération. Le luxe déployé par la noblesse française lors des cérémonies du mariage royal l’a ébloui, comme il a ébloui toute la cour de Philippe IV, habituée à plus de sobriété.
C’est sans doute dans ces circonstances exceptionnelles que Michel-Ange de Vuoerden fit la connaissance de Charles de Batz de Castelmore, comte d’Artagnan, qui avait vraiment belle allure à la tête des mousquetaires à cheval de la garde du roi. Vuoerden remarque que la compagnie des mousquetaires est composée « de ce qui est mieux fait et plus fier en France. Ils sont deux cent cinquante presque tous gentilshommes et les autres gens de grands services, mais tous de bonne mine, de grand cœur et d’une adresse incroyable [6] ».
« Si Dieu venait sur terre il ne voudrait pas d’autre garde que celle-là ! » se serait écrié Don luis de Haro, premier ministre du roi d’Espagne en voyant les mousquetaires de Louis XIV.
Le cortège du mariage du roi et de l’infante à Saint-Jean-de-Luz le 9 juin 1660, puis celui de leur entrée dans Paris le 26 août suivant ont fait l’objet de descriptions dithyrambiques de la part de Michel-Ange de Vuoerden.
L’ambassadeur d’Espagne et sa suite s’installèrent dans une maison de la place Royale que Vuoerden avait trouvée pour un loyer de 4500 livres par an. Ils assistèrent à toutes les festivités organisées à Paris en l’honneur du couple royal, qui durèrent plusieurs mois. Vuoerden en est un témoin fidèle et admiratif ; il insiste sur son émerveillement en voyant le roi danser. Le soir du 19 février 1661, au Louvre, ce fut l’apothéose, quand le roi fit seul l’ouverture d’un ballet de Lully « avec une grâce et une majesté que pas un de ses sujets ne puisse imiter. Il dansa dans quatre entrées et fut reconnu malgré la mascarade, par sa taille, la plus haute de toute la Cour. »
Faut-il voir dans ces propos une habileté de courtisan ou le témoignage d’une réelle et fervente admiration pour ce roi qui avait choisi le soleil pour emblème ?
Si la mort du cardinal de Mazarin le 9 mars 1661 au château de Vincennes mit un terme à ces festivités, un incident diplomatique survenu le 20 octobre de cette année-là entraîna la fin du brillant séjour parisien du baron de Vuoerden. Une rixe entre les gens de l’ambassade d’Espagne et ceux de l’ambassade de France lors de l’entrée de l’ambassadeur de Suède à Londres, provoqua la colère de Louis XIV et entraîna le départ du comte de Fuensaldagne, malgré les excuses que ce dernier avait présentées au roi. Déjà fort affaibli par la maladie, le comte ne put supporter cette humiliation. Il mourut en chemin, à Cambrai, le 21 novembre 1661.
Ce décès bouleversa Michel-Ange de Vuoerden, qui avait pour son maître estime et amitié. Il marqua aussi la fin de sa carrière d’attaché d’ambassade et un tournant dans son existence. En effet, en juin 1662 il se retira à Tournai. À peine le nouvel ambassadeur d’Espagne à Paris, le marquis de Las Fuentes, avait-il présenté ses lettres de créance à Louis XIV, que Michel-Ange de Vuoerden partit pour Tournai, où il se retira et où le comte d’Egmont le nomma grand bailli des États.
Deux ans plus tard, Michel-Ange encore célibataire se maria avec Jacquelines Desnassières de Sarteau. Désormais, il n’aspira plus qu’à vivre paisiblement aux côtés de sa « jolie petite femme », dans sa maison de Tournai ou dans ses seigneuries de Campagne et de Blarenghem qu’il venait d’acheter.
Cette existence parmi les siens, ponctuée de réceptions chez le comte d’Egmont, prit fin en 1667 avec la guerre de Dévolution déclarée à l’Espagne par Louis XIV après la mort de Philippe IV. Au nom de son épouse Marie-Thérèse, le roi de France faisait valoir son droit de dévolution — traditionnellement réservé aux biens privés — sur les territoires que l’Espagne possédait au nord du royaume, à une si faible distance de Paris que cela représentait un danger pour la capitale. Du 5 juin au 28 août, les Français s’emparèrent de Charleroi, Tournai, Douai, Courtai, Audenarde et enfin Lille, la plus grande ville des Flandres.
Lors de l’entrée triomphale de Louis XIV et Marie-Thérèse à Tournai, le 24 juillet 1667, Michel-Ange de Vuoerden se trouvait parmi les notables présents pour accueillir les souverains et c’est lui qui prononça devant eux, au nom des États, la harangue de bienvenue. La reine le reconnut et l’assura de sa protection. Il en avait bien besoin, car la découverte de ses manuscrits lors de la fouille de sa maison par les Français avait soulevé perplexité et méfiance à son égard. Ces écrits, véritables chroniques des événements récents, fourmillant d’informations précises sur les personnalités au pouvoir, ses jugements sur chacun d’eux risquaient fort d’indisposer les nouveaux maîtres. Il n’en fut rien, puisque quelques mois plus tard, les Français le choisirent comme « agent de liaison » entre ses compatriotes et les nouvelles autorités installées sur place depuis la conquête. Nommé bailli des États de Lille, c’est en cette qualité qu’il alla à Paris remercier le roi. Il arriva à la cour le 2 août 1668. Cette mission le comblait d’aise et d’honneurs et lui permit de retrouver à la cour de France nombre de relations, dont la femme de chambre de la reine Marie-Thérèse, la Molina, qu’il interrogea longuement dans les coulisses du pouvoir.
Six mois plus tard, de retour à Paris du 6 février au 24 avril 1669, il obtint une entrevue personnelle avec la reine toute heureuse de pouvoir s’entretenir dans sa langue maternelle avec celui qu’elle traitait comme un ami.
Deux ans après, du 21 juillet à la mi-octobre 1671, il était de nouveau à la cour de France, cette fois en compagnie de trois autres députés chargés de présenter à Colbert les doléances des États de Lille.
Au printemps de l’année 1672, alors que débutait la guerre de Hollande, Vuoerden fut très satisfait de voir arriver à Lille le capitaine-lieutenant de la première compagnie de mousquetaire du roi, le comte d’Artagnan. Pour l’heure, d’Artagnan venait d’être nommé par Louis XIV gouverneur intérimaire de Lille en remplacement du maréchal d’Humières tombé en disgrâce. Cet épisode lillois de la carrière de d’Artagnan renforça d’incontestables liens d’amitié entre lui et Vuoerden. Les soirées chez l’intendant des Flandres, Michel Lepelletier de Souzy, furent l’occasion de dîners mémorables dans une ambiance chaleureuse. Les trois hommes étaient de fins gourmets, amateurs de gibiers et de bons vins.
Vuoerden ne tarit pas d’éloges sur « Monsieur le comte d’Artagnan, un de mes plus puissants patrons et de mes meilleurs amis ». Malgré sa propension à louer les grands de ce monde et à rechercher leur fréquentation, son amitié pour d’Artagnan ne fait aucun doute. À témoin, la lettre intime et émue qu’il adressa de Lille à son « savant ami », Paul-Antoine Huberland, à Tournai, pour lui annoncer la nouvelle de la mort d’Artagnan, tué au siège de Maastricht le 25 juin 1673[7].
Michel-Ange de Vuoerden composa pour d’Artagnan une épitaphe, comme il le fit pour le prince de Ligne, le prince d’Epinoy et d’autres grands personnages de son entourage ; elles ont été publiées dans son Journal Historique.
Les missions confiées par les Français à Vuoerden ne se limitaient pas à des députations honorifiques à la cour de France ; elles s’accompagnaient pour l’intéressé d’un travail effectif sur le terrain, dans des territoires dont la majorité des populations étaient loin d’être acquises à la cause française, pas plus qu’elles ne l’avaient été à celle de l’Espagne. Il s’agissait pour le Flamand, d’agir avec diplomatie, ce qui lui était aisé. De plus, il était capable, au cours d’une discussion difficile, de noyer l’adversaire sous des flots de paroles. Dans ses fonctions, il devait veiller tout à la fois au départ des troupes d’occupation dans les villes rétrocédées à l’Espagne et au maintien de l’ordre dans celles nouvellement conquises. La délicate question de la délimitation des frontières se posait, d’où la création d’une commission chargée de la mettre en œuvre et dont Vuoerden fut désigné pour la diriger. En décembre 1679, le voici donc avec le titre de « commissaire pour le règlement des limites entre la mer et la Meuse ».
Pour les services rendus à la France mais aussi en récompense des panégyriques qu’il ne cessait de composer en l’honneur du roi, de ses ministres, de ses généraux — œuvres de circonstances pour les victoires des troupes royales, la signature des traités de paix, des événements tels que la naissance des enfants royaux, les voyages du roi… — Louis XIV accorda à Michel-Ange de Vuoerden le titre de baron, auquel il ajouta un peu plus tard celui de vicomte de Langle.
Dans sa vie privée Michel-Ange de Vuoerden avait connu bien des changements. Sa femme, dont il était fort amoureux, était morte le 26 mars 1675. Terrassé par le chagrin mais incapable de supporter la solitude, il s’était remarié dès le 5 juin de la même année avec Marie-Catherine de la Croix, dont il aura sept enfants.
Le baron de Vuoerden et sa famille devinrent des familiers de la cour, à Saint-Germain, puis à Versailles. En 1687, ils profitèrent d’un de leurs voyages pour aller visiter les tombeaux des rois à Saint-Denis. À la cour, lui-même retrouvait de vieux amis, comme le duc de Navailles, un de ses anciens compagnons d’armes, et Louvois, parrain de son fils aîné, qui le comblait de faveurs. La mort subite de ministre en 1691 fut pour lui grand bouleversement.
Monsieur Du Fresnoy, premier commis de Louvois possédait une demeure à Glatigny, près de Pontoise, où il avait décidé d’installer une galerie historique représentant les principales conquêtes de Louis XIV. La galerie compatit vingt-deux tableaux disposant chacun d’une double inscription explicative composée en vers latins par Michel-Ange de Vuoerden et traduite en français par La Fontaine. Malheureusement, comme nous l’apprend la correspondance échangée entre Du Fresnoy et Vuoerden, le célèbre fabuliste et conteur mourut en 1695, avant d’avoir pu terminer son travail. Il restait encore six inscriptions à composer et à traduire. Le château et la galerie ont disparu, mais le texte des inscriptions subsiste grâce à la publication faite par le baron de Vuoerden.
Alors que ses dernières années étaient endeuillées par la mort à 17 ans de son fils aîné, le filleul de Louvois, Michel-Ange de Vuoerden se consacra à l’achèvement de ses mémoires et au classement de son immense correspondance. Il mourut le 3 août 1699, après avoir reçu les derniers sacrements avec une grande piété, assisté par sa femme, ayant vécu en honnête homme et en chrétien plein de foi.
Les témoignages de ses contemporains le reconnaissent comme « un honnête homme, cherchant le bien général, estimé de tous[8]. »
« Homme de paix et de bonne compagnie, d’un abord facile, d’une humeur charmante, généreux, il était souvent entouré d’amis qui trouvaient chez lui une table bien servie et un accueil plein de bonté », nous dit sa fille Marie-Louise, et elle ajoute, « À sa femme qui l’engageait à se défier de certains emprunteurs peu scrupuleux, il répondait en souriant : « Cœur, j’aime mieux être le dupe que le fripon[9] ».
Ce portrait serait-il trop flatteur ?
À la lecture de ses mémoires et de ses lettres apparaissent ses qualités humaines, son sens de l’honneur, sa noblesse de sentiments qui sont certainement pour beaucoup dans l’estime et l’amitié que lui ont accordé les plus grands personnages de son temps, d’abord en Espagne, puis en France, au service de celui qu’il considérait comme le plus grand monarque du monde.
Odile Bordaz
Conservateur du Patrimoine
[1] Michel-Ange de Vuoerden, Journal historique 2 vol. Lille, 1684-1686.
[2] Biographie et Fragments, extraits des manuscrits du Baron Michel-Ange de Vuoerden, Mémoires de la Société d’Emulation de Cambrai, 1868, t. XXX, Aère partie, p.148-149.
[3] Id, p. 144.
[4] Id., p. 150.
[5] Id., 2ème partie, p. 438.
[6] Id., p. 518.
[7] Odile Bordaz, D’Artagnan, Capitaine-Lieutenant des Grands Mousquetaires du Roy, Balzac éditeur, 2001, p. 343.
[8] Biographie et Fragments, extraits des manuscrits du Baron Michel-Ange de Vuoerden, Mémoires de la Société d’Emulation de Cambrai, 1868, t. XXX, 2nde partie, p. 642-643.
[9] Id., p. 643.