Histoire

[CEH] L’Affaire de Parme, par Ségolène de Dainville-Barbiche. Parties 2 et 3 : Acteurs et déroulement

L’Affaire de Parme ou la mise en œuvre du pacte de famille face à la papauté (1768-1774)

 Par Ségolène de Dainville-Barbiche

Partie 2. Les acteurs

Nous avons déjà évoqué les principaux acteurs : Louis XV (1710-1774), Charles III (1716-1788), Dutillot (1711-1774). Il nous reste à évoquer les protagonistes romains. Le pape Clément XIII, Carlo Rezzonico, avait accédé à la tiare le 6 juillet 1758 à l’âge de 65 ans (il était né en 1693). C’était un rigoriste intransigeant, favorable aux jésuites et « un ultime défenseur du corps de doctrine politique de la papauté médiévale » selon le mot de Philippe Boutry[1]. Il avait pris pour secrétaire d’État un homme dans ses idées, le cardinal Torrigiani. Après avoir déclenché l’affaire de Parme – lui ou son entourage, dont Torrigiani ? – Clément XIII mourrut subitement le 2 février 1769. Son successeur fut le cardinal Ganganelli, Clément XIV (1705-22 septembre 1774) pour se faire élire ? On n’en a pas la preuve, même s’il paraît improbable qu’il ait pu être élu sans leur avoir donné des assurances. Il choisit comme secrétaire d’Etat le cardinal Opizio Pallavicini, qui avait été nonce à Madrid. Clément XIV est resté dans l’histoire comme le pape qui a supprimé les jésuites (la Compagnie de Jésus) par le bref du 21 juillet 1773 Dominus ac Redemptor, sous la pression des Bourbons et du Portugal. Le bref fut appliqué dans l’ensemble de l’Europe, sauf dans la partie de la Pologne annexée par la Russie où la tsarine Catherine II les a maintenues en refusant de recevoir le bref du pape.

Partie 3. Le déroulement de l’affaire.

Disposant désormais de tous les pouvoirs à Parme, Dutillot entreprit de rétablir les finances délabrées des duchés en prenant l’argent là où il se trouvait, c’est-à-dire du côté de l’Église. Celle-ci possédait, en effet, des biens considérables dans les États de Parme. Dès 1760, Dutillot essaya d’engager des négociations avec la cour de Rome pour réduire les privilèges et les immunités ecclésiastiques (l’Église ne payait pas d’impôts). Mais il se heurtait à l’inflexibilité de Clément XIII et du cardinal Torrigiani, qui se tranchaient derrière l’ancienne suzeraineté du pape sur Parme. Dès 1760, Dutillot essaya d’engager des négociations avec la cour de Rome pour réduire les privilèges et les immunités ecclésiastiques (l’Église ne payait pas d’impôts). Mais il se heurtait à l’inflexibilité de Clément XIII et du cardinal Torrigiani, qui se retranchaient derrière l’ancienne suzeraineté du pape sur Parme. Alors le Gouvernement de Parme prit toute une série de mesures, de sa propre initiative : un édit du 25 octobre 1764 interdit aux églises et communautés ecclésiastiques d’acquérir des biens immeubles (par héritage, achat ou autrement) ; un autre édit du 13 janvier 1765, complété par un décret du 20 février 1765, soumit à l’impôt tous les biens devenus ecclésiastiques dans les États de Parme depuis le XVIe siècle. Des négociations s’engagèrent entre les cours de Prame et de Rome : elles traînèrent en longueur sans aboutir. Chacune des deux parties campait sur ses positions : Rome voulait obtenir la révocation pure et simple des mesures incriminées qui violaient selon elle les immunités ecclésiastiques ; Parme voulait les maintenir pour assainir ses finances.

Sur ces entrefaites, le duc Philippe mourut brusquement le 18 juillet 1765 de la variole. Son fils, Ferdinand lui succéda. Il n’avait que quatorze ans. Plus que jamais, Louis XV et Charles III comptaient sur Dutillot pour assurer le gouvernement de Parme. Est-ce pour tenter d’amadouer le pape ? Dutillot fit signer au jeune duc un nouvel édit du 12 janvier 1767 qui atténuait un peu les rigueurs de l’édit d’octobre 1764 en autorisant les églises et les communautés ecclésiastiques à acquérir des biens immeubles, mais à la condition d’en supporter les charges fiscales. Cependant, une décision du 26 mars 1767 nommait un surintendant laïc, assisté de conservateurs, pour superviser l’administration des biens ecclésiastiques.

Précisons que Parme ne faisait qu’imiter un mouvement lancé par les grandes monarchies catholiques tendant à limiter l’extension de la propriété ecclésiastique et à la soumettre à l’impôt. Ainsi, dans le royaume de France, la tentative du ministre Machault d’Arnouville pour soumettre les biens du clergé à l’impôt du 20e. Elle échoua, mais le ministre fut plus heureux dans son entreprise de limitation de la propriété ecclésiastique : l’édit d’août 1749 soumit à un contrôle très strict les acquisitions de biens immeubles (par achat, donation entre vifs) effectuées par les églises et les communautés religieuses ; il les interdit par testament. Cet édit fut appliqué ; il sera repros dans les articles organiques en 1802. Dans les États des Habsbourg, les ministres de Marie-Thérèse prirent à partir de 1749 des mesures pour soumettre les biens d’Église aux impositions, notamment en Lombardie[2].

Quoique très mécontente, la cour de Rome ne réagissait pas aux édits du duc de Parme. Ce fut une banale affaire matrimoniale qui déclencha ses représailles.

Pour des raisons et dans des circonstances qui restent à éclaircir, un certain d’Escalonne, Français au service du duc de Parme, fit un recours à Rome pour se plaindre qu’on lui avait enlevé son épouse. Son recours fut reçu en l’occurrence par la congrégation du concile (et non par le tribunal de la Rote). Le gouvernement de Parme protesta en exhibant alors un indult du pape Paul III qui donnait pouvoir à l’évêque de Parme de juger en dernier ressort sans appel à Rome toutes les causes ecclésiastiques de son diocèse (celles qui étaient relatives au mariage étaient jugées alors par les tribunaux ecclésiastiques). Mais la cour de Rome refusa de se dessaisir, arguant que l’indult de Paul III ne s’étendait pas aux appels faits directement à Rome par l’une des parties. En réponse, un édit du duc de Parme du 16 janvier 1768 affirma l’indépendance du pouvoir séculier de Parme vis-à-vis du Saint-Siège par une série de mesures, notamment l’interdiction aux sujets du duc de poursuivre des procès auprès d’un tribunal étranger, y compris romain, sans autorisation de leur souverain.

Face à cette volonté d’indépendance de son ancien fief, le pape réagit. Tout au moins, une congrégation de cardinaux réunie autour du cardinal Torrigiani fit signer à Clément XIII le bref du 30 janvier 1768, déclenchant des représailles spirituelles. Le pape y condamnait les édits de Parme et défendait de les exécuter ; il rappelait que les auteurs des édits incriminés et ceux qui les exécutaient avaient encouru l’excommunication comme violateurs des immunités ecclésiastiques, excommunication dont ils ne pourraient être absous que par le pape lui-même et à condition de révoquer les édits en question.

Le courrier de Parme porteur du bref du pape arriva à Paris le 17 février 1768. Choiseul en rendit compte dès le lendemain en un conseil tenu avec le roi. C’est vraisemblablement à ce moment-là que furent arrêtées les premières mesures contre Rome. Le bref blessait, en effet, profondément Louis XV. Orphelin lui-même très jeune, il se sentait investi à son tour d’un rôle de protecteur à l’égard de son petit-fils. Il était indigné de cette attaque contre la plus faible des dynasties régnantes de la Maison de Bourbon. On peut s’étonner d’une telle réaction dans l’Europe des Lumières face à l’épouvantail médiéval de l’excommunication. En fait, Louis XV était exaspéré par ce qu’il considérait comme une atteinte intolérable au pouvoir temporel du duc de Parme par le pouvoir spirituel du pape. La diplomatie française, en effet, estimait que l’indépendance des États de Parle vis-à-vis du Saint-Siège avait été reconnue par les traités du début du XVIIIe siècle.

Dans l’immédiat, une condamnation par le parlement de Paris fut choisie comme première riposte. Pourtant, le Gouvernement royal était alors aux prises avec une opposition parlementaire de plus en plus violente, née de la crise religieuse suscitée par le jansénisme, alimentée par la résistance aux projets de réformes fiscales et dopée depuis 1764 par les antagonismes irréductibles entre le duc d’Aiguillon, commandant pour le roi en Bretagne, et La Chalotais, procureur général au Parlement de Rennes. Mais hostile au duc d’Aiguillon, en qui il voyait un rival possible, et disposant de relais dans le milieu parlementaire, Choiseul jouait un rôle ambigu. Quoi qu’il en soit, c’est lui-même qui, entre le 19 et le 23 février 1768, communiqua au procureur général au Parlement de Paris, Joly de Fleury, le bref du 30 janvier. Par arrêt du 26 février, le Parlement de Paris ordonna que le bref du 30 janvier soit supprimé et il étendit son contrôle, sous forme d’un visa, sur tous les actes et expéditions émanant de la cour de Rome, y compris ceux qui étaient destinés à des particuliers (à l’exception toutefois des absolutions accordées par la pénitencerie). Cela concernait notamment les provisions de bénéfices comme les bulles des nouveaux évêques, et les dispenses pour mariage (à cette époque les évêques n’avaient pas la faculté d’accorder les dispenses de parenté pour mariage aux degrés les plus proches). Jusqu’alors, seuls étaient soumis aux formalités de réception (par lettres patentes du roi et enregistrement au Parlement) les actes de portée générale. En fait, l’initiative de l’élargissement de ce contrôle revenait à Choiseul et à Joly de Fleury. Il visait entre autres à contrer les tentatives du pape d’intervenir dans la politique religieuse du royaume en correspondant directement avec les évêques[3].

Le préambule de l’arrêt attribuait le bref du 30 janvier 1768 aux intrigues des jésuites, « cette société coupable bannie de plusieurs royaumes », pour reculer leur perte. En réalité, le lien entre l’affaire de Parme et celles des jésuites avait été fait par l’ambassadeur de France à Rome, le marquis d’Aubeterre, dès le 3 février dans sa lettre d’envoi du bref du 30 janvier. L’ambassadeur considérait, en effet, le bref comme des représailles pour l’expulsion des jésuites[4]. Il fut suivi dans cette interprétation par Choiseul, qui était hostile aux jésuites. Désormais, l’affaire de Parme fut utilisée pour arracher au pape la suppression de la Compagnie de Jésus. Rappelons que les Jésuites avaient été expulsés du Portugal en 1759, de France en 1764, de Naples et d’Espagne en 1767 ; ils seront expulsés de Parme le 8 février 1768.

Dans le même temps, Louis XV avait entrepris de se concerter avec Charles III pour décider d’une riposte des Bourbons au bref du 30 janvier. En mars 1768, les deux souverains décidèrent de faire une démarche commune auprès du pape pour lui arracher la révocation de son bref, par l’intermédiaire des ambassadeurs de France, d’Espagne et de Naples (compte tenu de la jeunesse du roi de Naples, la politique de ce royaume était dirigée de Madrid). En cas d’insuccès, il fut d’ores et déjà arrêté que la France occuperait les enclaves d’Avignon et du Comtat Venaissin qui appartenaient au Saint-Siège depuis la fin du XIIIe et le XIVe siècle, tandis que les Napolitains occuperaient le duché de Bénévent et Ponte-Corvo, enclaves pontificales dans le royaume de Naples. Dans les derniers jours de mars, les trois ambassadeurs (France, Espagne et Naples) demandèrent à être reçu ensemble en audience par le pape. Ils essuyèrent un refus catégorique, conforme d’ailleurs à l’attitude négative traditionnelle de la cour de Rome face aux coalitions d’ambassadeurs. Ils n’insistèrent pas et l’ambassadeur d’Espagne, Mgr Azpuru, vont seul à l’audience du 6 avril 1768 pour réclamer au pape, au nom des trois souverains, la révocation de son bref contre Parme. LE pape refusa énergiquement. Chacun campait sur ses positions. Le 11 juin 1768, les troupes royales de Provence entrèrent à Avignon et dans le Comtat Venaissin déclarés réunis au royaume. De leur côté, les Napolitains occupèrent le duché de Bénévent et Ponte-Corvo[5].

Mais Charles III voulut profiter de la crise ouverte avec le Saint-Siège pour arracher au pape la suppression totale de la Compagnie de Jésus. La cour de France suivit, bien que Louis XV ne soit pas foncièrement hostiles aux jésuites. Mais alors qu’il s’apprêtait à résister aux exigences des ambassadeurs, Clément XIII mourut brusquement le 2 février 1769, peut-être d’émotion. Les instructions données aux cardinaux de Luynes et de Bernis, chargés de représenter la France au conclave, comportaient les conditions mises par Louis XV et Charles III pour leur réconciliation avec la cour de Rome, notamment l’annulation du bref d 30 janvier 1768, l’annexion définitive d’Avignon et du Comtat Venaissin par la France, celle de Bénévent et de Ponte-Corvo par le royaume de Naples, enfin la suppression de la Compagnie de Jésus[6].

À propos d’Avignon et du Comtat, précisons que cette enclave pontificale, administrée par un vice-légat, était un sujet de conflits incessant entre les cours de France et de Rome. La France se plaignait que ce territoire servait de refuge et d’asile aux contrebandiers, aux soldats déserteurs, aux bandits de toute sorte. De toute façon, il dépendait quasi entièrement du royaume pour ses approvisionnements. Au temps de Louis XIV, qui avait entretenu des relations tumultueuses avec le Saint-Siège, Avignon et le Comtat avaient été réunis temporairement à la France à diverses reprises, puis restitués. Après l’achat de la Corse en 1768, Choiseul voulait profiter de l’occupation d’Avignon et du Comtat pour les acheter au Saint-Siège et régler ainsi définitivement les problèmes économiques et judiciaires posés par l’enclave.

Au conclave de 1769 (15 février-18 mai), le cardinal Ganganelli a-t-il donné des assurances aux cardinaux français et espagnols sur les conditions mises par Louis XV et Charles III à leur réconciliation avec Rome ? On n’en a pas la preuve, mais sa candidature n’a pu aboutir qu’avec l’appui du parti franco-espagnol. Quoi qu’il en soit, c’est sous le pontificat de Ganganelli, devenu Clément XIV, devenu Clément XIV, que l’affaire de Parme trouva son dénouement.

À suivre…

Ségolène de Dainville-Barbiche
Conservateur général honoraire aux Archives nationales


[1] Notice « Clément XIII », dans Dictionnaire historique de la papauté, sous la direction de Philippe Levillain, Paris, 1994, p. 392-394.

[2] Voir Histoire du Christianisme des origines à nos jours, tome X : Les défis de la modernité (1750-1840), sous la direction de Bernard Plongeron, Paris, 1997.

[3] Sur le rôle du Parlement de Paris dans l’affaire de Parme, voir Bibliothèque nationale de France, fonds Joly de Fleury, volumes 439 et 586.

[4] Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance politique, Rome, volume 845, folios 43-48.

[5] Archives vaticanes, Correspondance des nonces en France avec la Secrétairerie d’État à Rome, volume 531, lettres du nonce au cardinal secrétaire d’État, janvier-juin 1768. La correspondance des nonces de cette période est consultable en microfilm aux Archives nationales sous la cote 129 Mi.

[6] Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France depuis les traités de Westphalie jusqu’à la Révolution française, tome XX : Rome, par Gabriel Hanotaux, volume 3, Paris, 1913, p. 460-469.


Publication originale : Ségolène de Dainville-Barbiche, « L’Affaire de Parme ou la mise en œuvre du pacte de famille face à la papauté (1768-1774) », dans Collectif, Actes de la XIXe session du Centre d’Études Historiques (12 au 15 juillet 2012) : Royautés de France et d’Espagne, CEH, Neuves-Maisons, 2013, p. 135-150.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5).

Avant-propos. Le vingtième anniversaire du Centre d’Études Historiques, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

De la Visitation au Centre de l’Étoile : quatre siècles de présence religieuse au Mans, par Gilles Cabaret (p. 37-41).

Le baron de Vuorden. De la cour d’Espagne à la cour de France, par Odile Bordaz (p. 43-55).

► La rivalité franco-espagnole aux XVIe-XVIIe siècles, par Laurent Chéron (p. 73-92) :

► Les mariages franco-espagnols de 1615 et de 1660 ou le deuil éclatant du bonheur, par Joëlle Chevé (p. 93-114) :

L’Espagne vue par l’Émigration française à Hambourg, par Florence de Baudus

► L’Affaire de Parme ou la mise en œuvre du pacte de famille face à la papauté (1768-1774), par Ségolène de Dainville-Barbiche (p. 135-150).

  • Partie 1 : Parme
  • Partie 2 : Les acteurs / Partie 3 : Le déroulement de l’affaire
  • Partie 4 : Le dénouement de l’affaire

Consulter les articles des sessions précédemment publiées :

Articles de la XVIIIe session (7 au 10 juillet 2011) : 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV

Articles de la XXe session (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle

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