[CEH] La Henriade de Voltaire, par Jean-Noël Pascal. Partie 2 : Écriture et publication de l’épopée
Une épopée à la gloire du fondateur de la lignée des Bourbons : La Henriade de Voltaire
Par Jean-Noël Pascal
► Partie 1 : La Henriade, une œuvre à succès
Partie 2 : Écriture et publication de l’épopée
C’est apparemment en 1714, chez les Lefèvre de Caumartin, au château de Saint-Ange (près de Fontainebleau), que le jeune François-Marie Arouet, qui avait encore en chantier la première version de sa tragédie d’Œdipe (qui ne fut jouée qu’en 1718), conçut la première idée d’un poème consacré à Henri IV : le maître de la maison vouait un culte au bon roi gascon. Le projet entra dans sa phase de réalisation en 1717, une fois la tragédie terminée et confiée aux comédiens. Le choix de la forme épique s’imposait, à un moment où la querelle d’Homère, encore mal éteinte, avait réaffirmé la prééminence de l’épopée au sommet de la pyramide des genres. Celui d’un sujet retraçant l’accession au trône du premier des Bourbons à la fin de la période troublée des guerres de religion allait presque de soi à l’heure où la monarchie, avec la Régence, semblait connaître une grave crise qui faisait craindre de nouvelles luttes factieuses sur fond de conflits religieux, même si Philippe d’Orléans se montrait, en ce domaine, bien plus libéral que le feu roi Louis XIV. Voltaire eut — par force : quelques vers satiriques trop vigoureux lui avaient valu de déplaire au Régent — tout le temps d’y songer pendant le séjour à la Bastille qu’il fit de mai 1717 à avril 1718 : en rédigea-t-il vraiment, à défaut de papier, entre les pages d’un des livres qu’il lui était permis de lire ou à l’aide d’un clou de fer sur les murs de sa prison, comme le veut une légende dont s’empara bien plus tard l’iconographie, six chants pour ainsi dire improvisés, dont il ne conserva que le deuxième ? Peu importe : dans son imagination, du moins, il est très probable qu’une première version de La Henriade prît vraiment corps pendant son incarcération et qu’il la laissât ensuite de côté pendant de longs mois, emporté qu’il fut dans le tourbillon du théâtre — la création d’Œdipe, fin 1718, fut un succès, celle d’Artémire, en février 1720, un demi-échec — et de la vie mondaine.
Ce n’est qu’en 1722, apparemment, que le poème fut vraiment prêt pour l’impression. Voltaire prit assez rapidement conscience que son texte, dans lequel il vantait les mérites du huguenot Coligny et de la reine Élisabeth d’Angleterre, n’avait aucune chance de paraître en France approbation et privilège : il partit donc, au mois d’août, accompagné de sa maîtresse d’alors Mme de Rupelmonde, en Hollande, dans l’intention de négocier avec un éditeur susceptible de publier son ouvrage, qui portait alors le titre d’Henri IV ou la Ligue. Il put conclure un marché avec le libraire Le Viers, à La Haye, pour une publication qui s’annonçait comme somptueuse et coûteuse, avec de nombreuses gravures et en grand format. Une souscription fut lancée, en Hollande et en France, dans plusieurs périodiques… Mais le projet ne parvint pas à son terme. Voltaire, de retour en France au début de 1723, entreprit de lire son poème dans diverses sociétés, mais il fut en butte à d’assez sérieuses critiques et se résolut, devant les difficultés que lui faisaient les autorités, à donner une édition clandestine — 4 000 exemplaires, tout de même ! — de l’ouvrage, dont le libraire rouennais Viret entreprit l’impression dès avril, pour ne la terminer qu’en fin d’année. C’est néanmoins à la date de 1723, sous l’adresse fictive d’un libraire — Jean Mokpap — de Genève au nom en forme de calembour très impertinent et sous le titre de La Ligue ou Henri le Grand, que la première version imprimée — très médiocrement — de La Henriade (en neuf chants) vit enfin le jour : répandue subrepticement à Paris en janvier 1724, elle fit grand bruit et reçut un accueil généralement très louangeur dans le monde de la littérature. La France avait enfin un poème épique !
Ce succès incontestable provoqua rapidement piratages, contrefaçons, réimpressions, critiques (en forme de notes, d’articles ou de brochures) et même une parodie burlesque (La Henriade travestie, de Fougeret de Montbron, parue tardivement en 1745). Il encouragea surtout Voltaire, qui n’avait pas renoncé à son projet d’édition prestigieuse, à corriger et à s’améliorer son « esquisse » : en juillet 1725, la nouvelle version (en dix chants, avec adjonction de l’actuel chant VI) était prête. Elle ne parut, pourtant, que trois longues années plus tard. On ne retracera pas par le menu les événéments survenus dans la vie du poète pendant cette période, qui aboutit au déjour en Angleterre. Là, en 1727, Voltaire lança — à nouveau — une grande souscription, démarchant personnellement la haute aristocratie comme les gens d’affaires, les banquiers comme le clergé : la liste des souscripteurs atteint presque les 350 noms. Le volume, désormais sous le titre de La Henriade — désignation qui semble avoir eu cours dans le public dès après la publication de La Ligue —, dédié à la reine Caroline, parut en mars 1728, sans nom d’éditeur, en grand format, avec sa somptueuse série de gravures (constituant un véritable commentaire du texte) et sa typographie superbe : belle revanche pour l’auteur qui en avait été réduit à ne donner à sa première Henriade qu’un habit très modeste ! Simultanément ou presque étaient diffusés deux tirages in-octavo, de prix abordable : le poème épique de Voltaire commençait son extraordinaire carrière éditoriale, tandis que l’auteur se préparait à regagner la France, ce qu’il fit à l’automne.
La destinée de La Henriade, nous l’avons dit, devait être particulièrement brillante. Le poète fit à plusieurs reprises, à l’occasion de nouvelles éditions, des changements mineurs ou plus conséquents1 : il y ajouta des notes, y joignit en 1733 sa propre version française de son Essay upon the Epic Poetry of the European Nations, originellement publié à Londres en 1727 et déjà connu par une traduction de l’abbé Desfontaines, confia à son protégé le dramaturge Linant le soin de rédiger une préface en 1737, laissa son nouveau disciple Marmontel en écrire une autre en 1746… Même déjà embaumé dans l’admiration des chefs-d’œuvre, le poème — accompagné très tôt d’une cohorte de liminaires et de documents divers : Histoire abrégée des événements sur lesquels est fondée la fable du poème, Idée de La Henriade, Dissertation sur la mort d’Henri IV, etc. — continuait à vivre sa vie. En 1769, le huguenot La Beaumelle en donnait à Toulouse une édition violemment polémique sous une adresse fantaisiste (à Henrichmont et à Bidasche), dans laquelle il reprenait l’ensemble des contestations historiques déjà suscitées par l’ouvrage en se permettant de surcroît de proposer fréquemment la substitution de ses propres alexandrins à ceux de Voltaire, qui fit saisir l’édition dont de rares exemplaires circulèrent, assez cependant pour que Fréron pût, en 1775, la reproduire dans une publication — fort belle, dans son tirage in-quarto — fallacieusement intitulée Commentaire sur la Henriade, qui reprend en réalité l’intégralité du poème et qui provoqua une réfutation tardive d’un nommé Bidaut, parue peu après la mort du philosophe… On en retiendra, avant tout, que Voltaire en son temps (et même à ses propres yeux) était — répétons-le — d’abord « l’auteur de La Henriade », texte devenu de ce fait un enjeu essentiel dans le paysage littéraire d’une époque qui, progressivement, malgré les résistances, devenait celle des Lumières.
À suivre…
Jean-Noël Pascal
Professeur à l’université de Toulouse-Le Mirail
1 L’étiquette générique du texte, quant à elle, quand elle est présente, est d’abord poème épique, puis la plupart du temps poème, sans autre précision.