Histoire

[CEH] Henri IV, le roi parisien, par Alexandre Gady

Henri IV, le roi parisien

Par Alexandre Gady

Le 22 mars 1594, après un long siège, Henri IV entre enfin dans Paris ; reconnu par tous les Français, le nouveau souverain va pouvoir remettre le royaume en marche. Bientôt, la paix des armes, suivie de celle des âmes (paix de Vervins et édit de Nantes, 1598), lui permet de rétablir ordre et prospérité en France. A paris, ville meurtrie par les guerres civiles et un long siège, il lance une ambitieuse politique d’embellissement et d’aménagement, qui allie conjointement développement économique et urbain de la cité. Dans cette tâche, le premier Bourbon sera secondé efficacement par Maximilien de Sully, resté fidèle à sa foi protestante, et qui assume les tâches de surintendant des Fiances, surintendant des Bâtiments, enfin de Grand voyer de France.

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Dans un louable souci de continuité, Henri IV fait d’abord reprendre et terminer les monuments laissés inachevés par les Valois. Au Louvre d’abord, en chantier dès le milieu de l’année 1594, il construit la Petite galerie, qui n’avait été que fondée et sortait à peine de terre, lance la Grande galerie (460 mètres!) jusqu’aux Tuileries, second palais qu’il complète d’une galerie et d’un gros pavillon sur la rivière, futur pavillon de Flore. Il lance ainsi le « Grand dessein », vaste chantier qui remplit le règne (1595-1608) et va commander le développement du palais — et donc de tout l’ouest parisien — jusqu’au milieu du XIXe siècle. Comme en témoignent deux plans conservés à la Bibliothèque nationale, ainsi qu’une vue peinte au château de Fontainebleau, le roi a rêvé d’une véritable cité royale, adossée au fleuve, et dont les dégagements (cours, offices, jardins) auraient occupé une superficie supérieure à l’actuel palais !

Dans le centre de la ville, le Pont-Neuf commencé en 1578 et dont Henri III avait posé la première pierre, est achevé en juillet 1606 et rendu enfin praticable : c’est le premier pont sans maison offre aux Parisiens une magnifique vue sur le fleuve. Le roi l’a voulu ainsi, alors même que sa largeur comme les caves sous la chaussée prouvent que deux rangées de maisons étaient bien prévues, suivant la tradition. Avec ses trottoirs surélevés, les premiers de l’histoire de l’urbanisme parisien, ce pont est une promenade au-dessus de l’eau, qui offre aux Parisiens un point de vue magnifique sur la Seine et les hauteurs de Chaillot. Les peintres flamands puis, au milieu du XIXe siècle, les premiers photographes ne s’y tromperont pas : c’est l’un des points de vue les plus représentés de Paris.

Plus à l’est, l’hôtel de ville, vaste édifice commencé sous François Ier et dont les deux tiers sont alors bâtis en suivant les plans d’origine, est également achevé, grâce aux efforts du roi. On élève le pavillon nord, on parachève le corps central, qui contient la grande salle avec sa célèbre cheminée monumentale. La grande porte d’entrée de la Renaissance est alors modifiée et reçoit plus tard le bas-relief du roi à cheval, dû au ciseau du sculpteur Pierre Biard. Tout cet ensemble sera hélas ruiné dans les incendies de la Commune en 1871.

Enrichir

Dans la seconde moitié du règne, le roi, habité d’un vrai goût pour la bâtisse et possédant un sens aigu de ce que l’on nommera plus tard l’urbanisme, initie de nouveaux chantiers qui ressortissent d’une pensée plus globale, pensée qui a valu à Henri IV le titre posthume de premier urbaniste de Paris. Soulignons que les grandes chantiers du règne, malgré les recherches récentes, sans architecte : leur conception et leur dessin sont évidemment le fruit d’un travail collectif, d’une synthèse des talents où le roi et son fidèle Sully eurent sans doute une grande part.

Aux Tournelles, au nord de la rue Saint-Antoine, Henri IV lance en 1603 un programme qui aboutit à la création de la place Royale, l’actuelle place des Vosges. Réputée pour son luxe, capitale du bon goût habituée par une élite, la belle place des Vosges au Marais a pourtant une origine toute populaire : elle est née d’une de manufacture de draps de soie « façon de Milan », fondée en 1603 et construit sur l’actuel côté nord de la place. Cet établissement, confié à six associés proches du pouvoir — Le Camus, Sainctot, Lumagne, les Parfaict et Moisset), s’inscrit pleinement dans la politique protectionniste du roi (inciter la noblesse à acheter en France plutôt qu’en Italie) et annonce déjà l’action de Colbert. Elle se rattache à la culture du ver à soie, prônée par Olivier de Serres et initiée par le roi au jardin des Tuileries dès 1599.

Dans le but de soutenir l’activité de la manufacture, ce programme est bientôt complété par une vaste place marchande (1604), la place Royale. De forme carrée, établie sur les anciens terrains du palais des Tournelles, elle est reliée à la passante rue Saint-Antoine par une nouvelle voie, la rue de Birague. Le roi lui donne une double mission ! Fournir aux Parisiens une vaste promenade, grâce à un terre-plein central en sable, et offrir aux bourgeois et marchands du drap des boutiques et des logements, établis dans des pavillons uniformes aux façades de brique et pierre, coiffées d’un grand comble d’ardoises, matériaux coûteux exigés par le roi qui veut conférer un caractère vraiment royal à cet ensemble. Au rez-de-chaussée, une galerie marchande sous arcades ouvre sur des boutiques. Le roi donne lui-même l’exemple en élevant un pavillon qui marque l’entrée depuis la rue Saint-Antoine, le pavillon royal (aujourd’hui le N° 1) : plus haut, plus richement décoré, il rappelle la prééminence du roi sur ses sujets.

Mais ce beau projet va connaître des déconvenues, et la manufacture est bientôt condamnée. En 1607, on décide de la fermer, de raser ses bâtiments et de lotir le côté nord de la place. Les six associés décident alors de la remplacer par une nouvelle rangée de pavillons, sur le modèle de ce qui a déjà été bâti. C’est chose faite en 1612, lorsqu’une grande fête marque les fiançailles du futur Louis XIII avec la princesse espagnole Anne d’Autriche. De cet « accident », qui prouve que la volonté du roi s’inclina devant les réalités économiques, demeure la rue qui sépare toujours trois des côtés de la place de son quatrième côté, au nord. Une autre contrariété attendait Henri IV : lui qui avait rêve de voir s’établir sur « sa » place bourgeois, marchands et ouvriers, doit constater que c’est en réalité une aristocratie de la finance proche du pouvoir qui occupe les pavillons. Malgré leur caractère bourgeois, avec leur façade toute identique et donc « neutralisée », leur galerie marchande et leurs trois étages, ces édifices ont belle allure et offre une vue magnifique et dégagée dans une ville déjà densément bâtie. Au prix de riches aménagement intérieurs, de bâtiments de dégagement et de jardins tracés en arrière des façades, ces pavillons vont être progressivement transformés en hôtel particuliers. Ils deviennent très recherchés par la belle société, qui fait de la place le lieu le plus à la mode de Paris dans les années 1630.

À la pointe de la cité, le lotissement de l’ancien jardin du roi du palais permet la création en 1607 de la place Dauphine. « On fait dans cette même île (la cité) une place, que l’on appellera, à ce qu’on dit, la place Dauphine, qui sera très bel et bien plus fréquentée que la Royale ». Ainsi Malherbe, dans une lettre à Peiresc d’octobre 1608, annonce-t-il que le roi a décidé d’ajouter une nouvelle place à sa capitale. Il ne se trompe point. Gagnée sur l’ancien jardin du roi dépendant du palais de la cité et quelques terrains vagues, celle-ci s’appuie à l’ouest sur le nouveau Pont-Neuf qui connaît dès son achèvement un grand succès, lié à la vue merveilleuse qu’il offre sur la Seine. De ce fait, la place adopte la forme effilée du terrain en pointe, qui amène ses concepteurs à dessiner un triangle de soixante mètres à la base et quatre-vingt-dix mètres de long pour chaque bras. Deux accès sont prévus, assez étroits : un à la pointe et un autre au milieu de la base, où doit être ouverte une voie rectiligne, la rue de Harlay. Ces dispositions originales conduiront André Breton à comparer la place à un sexe féminin. Le terrain, cadastré en 1607, est alors divisé en douze grandes parcelles, qui servirons ensuite de base au lotissement conduit par Achille de Harlay, premier président au Parlement. Le maître maçon François Petit, intéressé au lotissement, fut un des bâtisseurs les plus actifs place Dauphine, mais pas le seul contrairement à ce qu’a affirmé l’historien Sauval sous Louis XIV.

Édifiées sur un modèle type, ces maisons comprennent un rez-de-chaussée et un entresol à un usage marchand, réunis extérieurement par des arcades en pierre de taille ; deux étages carrés en pierre et tableaux de briques ; enfin un haut comble d’ardoises éclairé par des lucarnes de pierre. Cette ordonnance n’a cependant pas résisté au temps, à la différence de la place des Vosges. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, en effet, des propriétaires faisaient surélever ou même rebâtir leurs maisons, introduisant une discordance qui devait aller crescendo jusqu’à nos jours. Seules les deux maisons de la pointe, face à la statue d’Henri IV, très restaurée au début du XXe siècle, donnent une bonne idée des maisons d’origine.

Dans le cadre de sa politique économique, le roi avait pensé que la place Dauphine, proche du moulin de la Monnaie et du centre de Paris, serait propice aux orfèvres dont le quai sud de l’île rappelle le souvenir. Les boutiques de la place abritèrent donc, bien avant la place Vendôme, un commerce de luxe qui faisait la gloire de Paris. Et M. Josse, immortalisé par Molière, tenait commerce place Dauphine. Mais le promeneur de l’ancien Paris pouvait aussi admirer là des expositions de tableaux en plein air, des fêtes (comme celle du mariage de Louis XIV en 1660), ou bien se laisser prendre aux charlatans et autres Tabarin sévissant sur le Pont-Neuf voisin. La destruction de la partie orientale de la place (1874), réduite à deux bras informes, la plantation au centre du terre-plein d’arbres de haute tige qui obstruent l’espace, enfin les blessures infligées à son architecture si savoureuse, ont indéniablement amoindri la valeur d’un espace urbain exceptionnel.

Le terre-plein du Pont-Neuf, situé juste en face, appelle au même moment l’érection d’une statue équestre du roi, achevée seulement en 1614 : confiée au sculpteur italien Pietro Tacca, elle est achevée par Pierre de Franqueville qui orne son piédestal de quatre esclaves (musée du Louvre). Cet ensemble pont-place-statue, très original, est habilement complété sur la rive gauche par l’ouverture des rues Dauphine, Christine et d’Anjou, dont les noms rendent hommage aux enfants du roi : ce réseau irrigue le quartier de la porte de Bussy et rapproche ainsi les deux rives. La résistance des Augustins, dont les jardins potagers sont visés par l’opération, s’attirent cette réponse pleine de bon sens du souverain : « Ventresaingris, mes pères ! Les maisons que vous bâtirez en bordure de la nouvelle rue vaudront mieux que le produit de vos choux. »

Aux côté des places Royale et Dauphine, Henri IV souhaitait réaliser une troisième place pour sa capitale. Prévue dans le nord du Marais, adossée à l’enceinte médiévale de la ville qui passe près de la place de la République actuelle, cette place devait adopter la forme d’un demi-cercle de 156 mètres de diamètre. Huit rues rayonnantes devaient partir de la place pour desservir les terrains, alors en cors de lotissement, de la « couture du Temple ». Ayant mis les marchands de drap place Royale et les orfèvres place Dauphine, le roi envisageait de dédier cette place aux fonctions administratives de l’État : sept pavillons à grand toit auraient abrité des ministères et autres bâtiments publics, un huitième bâtiment formant la porte ouverte dans l’enceinte vers la campagne. La toponymie venait appuyer ce programme très ambitieux de la cité politique : tandis que la place devait s’appeler « de France », les rues qui en partaient devaient porter les noms des grandes provinces du pays. C’est l’origine de nos rues de Poitou, de Bretagne, de Normandie, etc. qui subsistent toujours, mais ne forment pas un plan cohérent : après 1610, la spéculation immobilière ne conserva que le minimum du projet royal, conçu en écho au centralisme naissant et à la concorde retrouvée. Bien connu par une célèbre estampe de Claude Chastillon, ingénieur et topographe du roi, ce projet de place de France appartient à l’histoire du Paris d’Henri IV en négatif, mais illustre à merveille la capacité projective du souverain.

L’œuvre d’Henri IV compte encore d’autres réalisations remarquables. Le premier, il entreprend de sortir les malades de la ville en établissant hors les murs, au faubourg Saint-Martin, l’hôpital Saint-Louis, chef-d’œuvre méconnu du règne (1607-1611), dû à Claude Vellefaux. Enfin, sa mort laisse inachevé le beau projet de Salomon de Brosse pour le collège de France place de Cambrai (1609), qui aurait été le premier édifice conçu spécifiquement pour l’enseignement à Paris, rive gauche, là où le collège devait plus tard se développer.

Henri IV est encore le père d’une nouvelle promenade, le Pail-Mail, aménagée à l’est de la capitale, au pied de l’Arsenal, en 1604 (actuel boulevard Morland) ; on y retrouve comme au Pont-Neuf et à la place Royale, son souci d’offrir de l’espace aux Parisiens. En 1616, Marie de Médicis parachèvera cette œuvre en faisant aménager une seconde promenade, contrepoint occidental du Pail-Mail, sur une partie des berges de Chaillot, hors de Paris donc : sur 1 500 mètres, entre la Concorde et l’Alma, ont traça un cours (de l’italien corso) planté de rangées d’ormes, dont l’entrée était marquée par une porte en pierre monumentale, et qui comprenait en son centre un rond-point pour les carrosses. Qui s’en souvient, alors qu’il est devenu une triste autoroute urbaine ?

Les préoccupations monumentales, urbanistiques et économiques du souverain ne se limitent pas aux grands espaces symboliques. L’intervention royale se fait également sentir sur l’architecture ordinaire et le réseau des rues de la capitale : avec la charge de voyer de Paris, confiée à Sully en 1603, l’édit royal de 1607 sur les alignements, les saillies, les pignons et les pans de bois des façades…, et la volonté de frapper certaines voies d’ordonnancement (c’est-à-dire d’y imposer des façades de maisons qui respectent toutes un modèle fourni au préalable) – tentatives qui échouent finalement rues Dauphine et de Poitou, au Marais -, l’État se dote d’instrument de transformation du tissu urbain jusqu’ici livré à l’anarchie des droits acquis. Mieux, le roi encourage la ville à conquérir les terrains et cultures qui, intra muros, fournissent de beaux espaces à bâtir : ainsi de la couture du Temple, au nord du Marais. Il faudrait ajouter le rêve de lotir la future île Saint-Louis, réalisé sous Louis XIII, pour être complet.

Certes, le paysage architectural parisien, que dominent les frères Métezeau et les Androuet du Cerceau, issus de dynasties d’architectes royaux du siècle passé, demeure sous Henri IV celui des derniers Valois : architecture colorée faite de briques et de bossages de pierre, jeu encore maniériste sur les formes contrastées, générosité de la sculpture ornementale… Une grandeur toute bonhomme, à l’image du Béarnais, semble marquer le style de cette période, dont la place des Vosges demeure aujourd’hui le meilleur témoin.

En moins de deux décennies, Paris connaît donc un spectaculaire redressement et une activité dont les contemporains, frappés, nous ont laissé l’écho : « si tost qu’il fut maistre de Paris, on ne veid que maçons en besogne » : telle est l’oraison funèbre du Béarnais parue dans le Mercure françois (1610). Cette politique volontaire du souverain a abouti à la mise en place d’une architecture publique, à la création d’ensembles ordonnancés, à l’adoption enfin de règles d’urbanisme amorçant une lente remise en ordre de la ville médiévale.

Mais par-delà ces travaux, c’est la « monarchisation » de l’espace parisien qui est remarquable. Cité royale au Louvre et aux Tuileries, places royales dans le centre de la ville, statues royales dressées au carrefour stratégique… Henri IV n’a pas ménagé sa peine pour marquer au moyen de symboles frappants la légitimité dynastique, dans une surenchère inédite qui ne devait pas empêcher, hélas, son assassinat et l’arrêt de son œuvre parisienne1.

Alexandre Gady
Professeur des universités


1 On lira avec profit l’ouvrage classique de Jean-Pierre Babelon, Demeures parisiennes sous Henri IV et Louis XIII, Paris, 3e éd., 1991 ; le livre d’Hilary Ballon, The Paris of Henri IV ? Architecture and urbanisme, New York, 1991 ; également, De la place Royale à la place des Vosges, catalogue de l’exposition, dirigé par Alexandre Gady, Paris, 1996.

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