Bienheureux Charles de Habsbourg. Le testament politique d’un Empereur
Cent ans après qu’a débuté la grande guerre de l’Europe, il est manifeste qu’elle ne fut qu’un long cortège de désolations, dont il est permis de se demander si un seul bien véritable a résulté. La tragédie du monde moderne, dont la guerre finit d’accoucher, tient à ce que l’esprit qui l’anime est à jamais impuissant à concevoir un ordre véritable. Lorsque l’empire romain d’occident cessa d’exister, il y eut un changement institutionnel profond, et surtout un remplacement des chefs politiques. Mais contrairement à ce que l’on dit encore trop souvent, la culture subsista, de telle sorte que le renouveau ne tarda pas à se manifester ; l’ordre n’avait jamais été aboli dans les esprits, et ce grâce à l’Eglise, pour l’essentiel. Mais les bouleversements révolutionnaires, dont la première guerre mondiale marque un point d’acmé, sont une révolte nihiliste dont on ne voit pas jusqu’à aujourd’hui l’issue, mais dont les effets dévastateurs ne sont par contre que trop sensibles sur le long terme, tant sur le plan religieux qu’intellectuel et moral. Il en va comme d’un cancer spirituel qui gagne peu à peu toute la culture et pour lequel on n’a pas encore trouvé de contrepoison efficace.
De cette tragédie, l’Empire des Habsbourg détruit en 1918 est comme le symbole. Son génie était de se dresser tel un rempart contre l’esprit de la Révolution. C’était, au sortir du XIXème siècle, le dernier de ceux qu’avait voulu le Congrès de Vienne. Il maintenait un ordre des nations dans l’acception ancienne du terme, c’est-à-dire de peuples non exclusifs l’un de l’autre, tout en étant profondément différents. Cet ordre n’était pas parfait, sans aucun doute, mais il était réel, et il tenait tout entier à la Monarchie, régime dont la vertu propre est de chercher le bien commun sous l’angle de l’unité, et qui, s’il reçoit la double sanction de l’hérédité et de la religion, peut effectivement transcender les particularismes sans les nier. L’inscription dans la lignée décharge d’autant le monarque de l’esprit de propriété ; et si la religion dont il est question est la religion chrétienne, il est d’autant plus enclin au bien de son peuple qu’il situe son action politique dans la perspective de l’éternité, qu’il est donc à même de voir l’unité spirituelle de ses sujets au-delà de leur diversité de langue et de culture, et même de religion. Et ainsi de connaître toute la hiérarchie ordonnée des biens qu’il convient de viser. Cette hiérarchie trouve son sens dans la fin ultime qui l’unifie, Dieu lui-même, et elle assigne au politique son rôle parmi les moyens donnés aux hommes pour leur salut.
Une telle vertu politique, nul Empire sans doute ne l’a mieux incarnée que la Double Monarchie Austro-hongroise, et, de manière en apparence paradoxale, nul Empereur mieux que le dernier, le Bienheureux Charles de Habsbourg qui, accédant au pouvoir en 1916, à la mort de François-Joseph, vit sous ses yeux l’Empire être détruit par ses ennemis, ses nations se disperser, le pouvoir lui être soustrait, et lui-même et sa famille être ostracisés. Etrange paradoxe en vérité que cette incarnation d’une royauté chrétienne quand le royaume se disloque. Saint Louis apparaît lorsque la monarchie capétienne est à son zénith ; Charles est tel la fleur magnifique que dans un ultime effort produit la plante qui va se dessécher.
Dans sa brève homélie pour la cérémonie de béatification, voici dix ans maintenant, saint Jean-Paul II énumérait les quatre aspects principaux de la vertu du prince : la recherche en toute chose de la volonté de Dieu, ce qui est la marque de tous les amis de Dieu ; la recherche de la paix ; l’aide aux nécessiteux, sous la forme notamment du développement de l’assistance sociale ; et la conception de sa charge politique comme un service. L’unité de ces traits est la recherche sous toutes ses formes du bien commun, et tant du reste celui de sa famille que celui de ceux qu’il nommait ses peuples.
Sur le plan politique, cette unité semble se résumer dans le refus d’abdiquer qui sera jusqu’au bout celui du Monarque, refus qui donne le sens ultime de sa conception du pouvoir et de sa responsabilité en tant que monarque.
Par ce refus en effet, Charles signifiait qu’il n’y a pas de légitimité sans contestation permanente de l’usurpation et du désordre établi – or, l’érection des différentes républiques de l’Europe centrale se fit sans aucune consultation populaire, et par pure confiscation du pouvoir par des partis nationalistes pour l’essentiel : en reconnaissant les pouvoirs de fait qui s’étaient établis, Charles aurait trahi les serments qui l’avaient fait Empereur et Roi. Ce faisant, il signifiait plus profondément encore que le lien qui le rattachait à ses peuples était autre qu’un lien volontaire et contractuel. A l’opposé d’une volonté de conserver le symbole d’un pouvoir qu’il n’avait plus, le refus d’abdiquer trouve son fondement dans le fait que l’Empereur lui-même n’est pas propriétaire de son pouvoir : il ne peut donc pas s’en dessaisir. Le service du peuple ne trouve son sens que dans le mandat donné par Dieu, tout comme les Apôtres ne peuvent imiter le Christ serviteur que parce qu’ils sont envoyés par Lui, et Lui-même servir que parce qu’il est envoyé par son Père. Autrement dit, le pouvoir politique est fondé dans un ordre des choses qui transcende la volonté humaine, et c’est cet ordre qui lui confère sa légitimité ultime. Se retrancher de cet ordre signifie perdre sa légitimité – c’est le cas du tyran – ; réciproquement, on ne peut renoncer à la responsabilité que cette légitimité confère sans se retrancher de cet ordre, et donc sans pécher. Ainsi, s’il est certain que les contingences humaines jouent un grand rôle dans la politique, il reste que le politique trouve ses racines dans un ordre des choses qui les dépasse et qui, s’il n’est pas nécessaire au sens d’une nécessité matérielle, l’est néanmoins en tant qu’il est l’ordre des fins de la vie humaine. En dessinant cet ordre, la foi chrétienne manifeste la nature profonde du pouvoir politique, que les saints et bienheureux qui l’ont exercé à des titres divers révèlent à travers leurs actes et leur vie. Tel est le cas du bienheureux Charles qui, en ne se pliant pas aux multiples pressions l’enjoignant de renoncer à son pouvoir, signifiait à tous qu’il y avait dans sa fonction quelque chose qui dépassait les hommes.
La destinée des peuples de l’Empire confirme du reste qu’il est dangereux de s’écarter de cet ordre. Ainsi que le pressentait de manière aiguë l’Empereur, s’érigeant en Républiques indépendantes, les peuples se séparèrent, et s’appauvrirent d‘autant. Ceux mêmes qui restèrent unis un temps, comme les Tchèques et les Slovaques, ou les Slaves du Sud, se divisèrent à la fin du XXème siècle, et pour les derniers avec quelle violence meurtrière. L’indépendance politique recherchée, selon le mythe moderne de la souveraineté populaire, fut toute relative. Non seulement, les peuples ne furent pas consultés à la fin de la guerre, mais après quinze années de relative liberté, sous la surveillance des armées alliées, ils passèrent sous le joug terrible des nazis, puis des communistes. Leur entrée dans l’Union européenne quelques années après la chute du communisme les a conduit à retrouver une intégration dans un système de pouvoir supranational. Mais alors que le système impérial, tout imparfait qu’il fût, en réunissant tant de peuples divers contribuait à leur donner un rayonnement culturel unique, qu’en est-il aujourd’hui, quand les évolutions technocratiques et le dévoiement moral du monde libéral accusent un mimétisme inquiétant avec le frère ennemi d’hier, le socialisme ?
En s’efforçant autant qu’il a pu d’éviter l’éclatement de l’Empire, Charles a voulu préserver ses peuples de ce déclin qu’il ne prévoyait que trop bien. Son échec même retentit comme une mise en garde salutaire, qu’il convient de comprendre dans toute son ampleur. Il serait en effet erroné de ramener l’exemple qu’il constitue pour les hommes politiques à un simple exemple moral. Son engagement est indissociable d’une conception politique précise, en dehors de laquelle il n’a pas lieu d’être, et qui s’inscrit en particulier en faux contre tout souverainisme nationaliste, qui en est l’antithèse. Le risque de confusion est grand de nos jours où ce qu’on nomme la mondialisation se généralise toujours davantage, et semble s’opposer au souverainisme. Mais il s’agit en vérité de deux stades de la même philosophie politique, qui n’est autre que l’anomie libérale dont nous voyons de nos jours un aboutissement. S’en libérer suppose de rompre avec les principes qui l’animent, pour retrouver ceux de la vraie science politique.
L’échec de Charles de Habsbourg est ainsi un testament, dont la méditation doit nous conduire à prendre conscience de la nécessité de reconsidérer en profondeur notre conception de la politique.
Guilhem Golfin
Article initialement publié le 21 octobre 2014