Bainville sur Napoléon. Florilège de citations (3/3)
Jacques Bainville (1879-1936), Napoléon, Paris, Arthème Fayard et Cie, 1931, 500 p.
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« Désigné par un simple mot, mais d’une singulière éloquence (« Bonaparte s’est fait de la Convention »), Curée était un entre mille. Il était la voix du peuple qui avait fait la Révolution, celle des régicides qui en avaient le dépôt. Ayant versé le même sang, Bonaparte devenait un des leurs. Il signait le même pacte. Depuis 1793, il fallait, pour gouverner, avoir voté la mort de Louis XVI. C’était la loi non écrite des constitutions républicaines. Quiconque « a coopéré à ce grand acte », disait Thuriot, quiconque en a couru les risques, a droit au pouvoir. En doivent être exclus ceux « qui n’ont rien hasardé. » (p. 185).
« L’exécution du duc d’Enghien, la salve de Vincennes, c’est le « grand acte » qui amène l’Empire, qui met fin aux objections des républicains, qui entraîne, qui décide, et — c’est le grand mot — qui excuse tout pour la France de la Révolution. Tout, même le sacre. L’onction viendra bientôt, d’une main qui bénit et pardonne. C’est l’autre aspect du drame, ce qui l’achève : l’absolution dans l’apothéose. » (p. 186).
« L’adresse du Sénat au premier Consul est une requête, une prière. On l’adjure de prendre la couronne. Ainsi s’achève lé circuit politique qui a commencé en 1789. La monarchie est le port (ce mot si juste est de Thiers) où la Révolution vient se réfugier. » (p. 187).
« Mais ce nom de roi sonne mal aux oreilles. On prendra celui d’empereur qui suit celui de Consul, comme un avancement régulier. Pour une génération nourrie d’histoire romaine, l’Empire, qui n’est pas la royauté, succède normalement à la République. N’est-ce pas même quelque chose de plus grand que la royauté ? Empereur est le titre que les rois de France ont désiré quelquefois, qui a échappé aux Français depuis Charlemagne, qui convient à une Gaule étendue jusqu’au-delà de ses limites. » (p. 188).
« Dix ans plus tard, moins de dix ans plus tard, Louis XVIII sera là. Napoléon, à Fontainebleau, aura été presque aussi seul que Georges, en place de Grève, avec ses derniers Vendéens. Il aura vu ce que valent sénatus-consulte, adresses, plébiscite, serments. « Napoléon, a dit Balzac, ne convainquit jamais entièrement de sa souveraineté ceux qu’il avait eus pour supérieurs ou pour égaux, ni ceux qui tenaient pour le droit : personne ne se croyait obligé par le serment envers lui. » Il le sentait. Au plus haut de la gloire, ce fut son inquiétude. Il regrettait de n’avoir pu rallier un Cadoudal. Il avait entendu les acclamations dont les officiers républicains avaient salué Moreau. Il les entendra, il y pensera toujours, car sa mémoire retenait tout. » (p. 190).
« Dans cette circonstance encore, tout auréolée et poétisée par le temps, il faut voir quelles précautions prend l’empereur, quel soin il a de ménager les sentiments de la France révolutionnaire, les sentiments que nous appellerions laïcs et anticléricaux. Que, dans sa plus grande manifestation d’accord avec le Saint-Siège, il suive l’exemple des rois qui l’ont précédé, avec lesquels il se déclare « solidaire », et qui, de saint Louis à Louis XIV, ont accompagné leur fidélité au souverain pontife d’une volonté ferme de maintenir leur indépendance en face de la papauté, rien que de naturel. Mais ce sont de petites avanies, de mesquines humiliations qu’il inflige à Pie VII comme pour faire excuser l’audace qu’il a de l’amener dans ce Paris où, moins de dix ans plus tôt, les églises étaient fermées au culte et la « superstition » honnie. Ce pape qu’on a déjà fait “galoper” depuis Rome pour que le sacre pût avoir lieu le premier dimanche après le 18 brumaire, il n’y a pas de ruses qu’on n’invente pour lui refuser les égards du protocole. L’empereur se rend à sa rencontre, en forêt de Fontainebleau, habillé, botté, comme s’il n’était venu que pour une partie de chasse, et entouré d’une meute de chiens. L’aide de camp qui ouvre la portière, la première figure que voit Pie VII, c’est Savary, et l’homme du drame de Vincennes prend plaisir à faire marcher dans la boue le vieillard blanc comme à s’arranger pour qu’il monte en voiture à gauche, l’empereur tenant la droite. Dans la première escorte qu’on donne au pontife caracolent des mamelouks en turban, par une situation, que les esprits forts pourront comprendre, d’associer La Mecque et Mahomet à Rome, dans une sorte de revue et de mascarade des religions, de quoi plaire à M. Dupuis, auteur de l’Origine de tous les cultes, au parti philosophique, aux militaires facétieux et à l’Institut. » (p. 195).
« Il y avait une condition à laquelle tenait le Saint-Siège parce qu’elle était de rigueur et que Napoléon ne voulait subir à aucun prix. C’était que la couronne descendrait sur son front des mains du pape. Pie VII ne s’était décidé à venir à Paris qu’après avoir reçu l’assurance qu’il ne serait « rien innové » au rite traditionnel « contrairement à l’honneur et à la dignité du souverain pontife ». Le cardinal Consalvi avait ajouté : « Cela ne serait pas décent. » Trouvant sur ce point le pape inflexible, Napoléon avait tout promis se réservant de résoudre la difficulté sur les lieux. Et il fut un étonnant acteur, mû comme toujours par un sens artistique de la gloire. Le geste « à la fois impérieux et calme », si étudié qu’il en parut spontané, inspiré par une sorte de génie intérieur — celui de la République, peut-être — et par lequel, devançant le pontife, il saisit la couronne pour la placer lui-même sur sa tête, ce geste, il sut le rendre si noble et si grand que tous les assistants sentirent qu’il appartenait à l’histoire. » (p. 197-198).
« Contre le sacre de l’usurpateur, Louis XVIII avait protesté hautement. Joseph de Maistre, à Saint-Pétersbourg, parlait de la « hideuse apostasie » de Pie VII. Le futur auteur du Pape s’emportait jusqu’à écrire : « Quand une fois un homme de son rang et de son caractère oublie à ce point l’un et l’autre, ce qu’on doit souhaiter ensuite, c’est qu’il achève de se dégrader jusqu’à devenir un polichinelle sans conséquence. » Le pontife se relèvera bientôt de ce jugement passionné et de ce vœu formé dans la colère. Il s’était abusé sur le bien que l’Église pouvait attendre d’une alliance avec le nouveau Charlemagne. L’empereur n’avait pas moins d’illusions quand il se croyait devenu inviolable dans sa personne sacrée. » (p. 198).
« Pas plus qu’en 1793 les rois ne se proposaient de venger Louis XVI. Mais il est certain, évident — et, s’il fallait une preuve, le serment du sacre en serait une — que Napoléon ne pourra jamais signer une paix qui abandonne les conquêtes territoriales de la République, puisque sa raison d’être est de les conserver. » (p. 203).
« Villeneuve est peut-être l’homme qui a changé l’histoire de Bonaparte, qui est elle-même la preuve permanente de l’action personnelle des individus sur le cours des événements. L’échec d’un des plus grands projets de l’empereur — et, par la suite, la déviation fatale d’une guerre où l’Angleterre restait la principale ennemie — a tenu à un marin dont le cœur était contradictoire. Ce que les instructions les plus précises, les ordres réitérés, les encouragements, les félicitations mêmes n’avaient pu, les reproches et les affronts le faisaient maintenant, mais pour amener le désastre. » (p. 212).
« La querelle s’envenime. Napoléon, qui a déjà occupé Ancône, menace d’occuper Rome. Et pourtant ce conflit avec le chef de l’Église romaine est contraire à la politique qu’il suit en France où il favorise la renaissance du sentiment religieux, où il se sert du clergé, où il se montre toujours plus favorable aux évêques de l’ancien régime. C’est l’année où le calendrier républicain est aboli, où la fête de la Saint-Napoléon est instituée le 15 août, jour de l’Assomption (on a fini par trouver un Neapolis ou Neapolas, confesseur et martyr sous Dioclétien, qui sera le saint nouveau). C’est l’année où il est interdit à l’astronome Jérôme Lalande, athée, de publier ses ouvrages, où, en revanche, paraît le catéchisme impérial, copié sur celui de Meaux, avec cette différence que Bossuet ne parlait pas des devoirs envers Louis XIV, mais seulement envers les rois, qu’il mettait après les pasteurs, tandis que, maintenant, le quatrième commandement édicte les devoirs du chrétien « envers Napoléon 1er, notre empereur », à qui sont dus au nom de Dieu l’impôt et la conscription. Dans ce catéchisme, la formule « hors de l’Église point de salut », d’abord supprimée par l’homme du XVIIIe siècle, en vertu de la politique de fusion et de tolérance, reparaît sur les instances de l’épiscopat. Et ces détails ne sont pas inutiles pour comprendre que tout ce qui réussissait naguère au Bonaparte conciliateur de l’ancienne France et de la nouvelle commence à se gâter. Faire des concessions à l’Église au-dedans, entrer en lutte avec elle au-dehors, à la longue, la position sera intenable. Napoléon, d’intelligence toute politique, rencontre avec surprise cet obstacle imprévu, la conscience de Pie VII, où bientôt trouveront un encouragement, un exemple, un cri de guerre, des peuples catholiques dressés contre lui par la force d’événements auxquels il ne commandera pas davantage, emporté qu’il sera par le cours des choses. » (p. 226-227).
« Napoléon s’est servi de la Pologne. Il n’a pas voulu la servir. » (p. 237).
« Cependant si les violences s’aggravèrent, Napoléon ne fut pas seul coupable. La réponse de l’Angleterre à l’alliance franco-rus-se avait été rude. Le 2 septembre, après une sommation au Danemark, elle a bombardé et à peu près détruit Copenhague afin de terroriser les neutres et faire craindre aux rivages de Russie le même sort. Le 11 novembre, un décret du cabinet de Londres oblige les navires des pays non-belligérants à passer par les ports anglais pour y payer une taxe ou pour y prendre des marchandises sous peine d’être déclarés de bonne prise. Arbitraire évident des « tyrans des mers ». Il n’est que juste de dire que « Napoléon se crut tout permis puisque l’Angleterre se permettait tout à elle-même ». La riposte au décret de Londres fut, le 17 décembre, le décret de Milan, qui renforçait les règles du blocus continental et exposait à la saisie les bâtiments, quels qu’ils fus-sent, qui auraient touché en Angleterre. » (p. 251).
« Par ces origines de la plus ruineuse des entreprises de Bonaparte, on voit tout ce qui a échappé à sa volonté. Il a été, de même que les autres hommes, le jouet des hasards et, plus que les autres hommes, la propre victime de son esprit calculateur qui déduisait inexorablement les conséquences de principes une fois posés. Mais il savait assez ce qu’il avait pesé de pour et de contre pour ne regretter jamais rien. D’ici quelques mois, son pied aura glissé en Espagne. Il n’est déjà plus le maître d’éviter le glissement. » (p. 257-258).
« C’était encore un de ses principes que « les hommes supportent le mal lorsqu’on n’y joint pas l’insulte ». (p. 273).
« Il n’imaginait pas que l’Espagne dût prendre fait et cause pour la légitimité, alors qu’il s’agissait d’une famille qui ne régnait pas depuis plus d’un siècle, et nul ne paraissait moins digne d’amour que Ferdinand VII dont il venait de voir de près la. triste figure et le caractère sans grandeur. Quand il pensait que les Français avaient guillotiné l’excellent Louis XVI, il ne lui venait pas à l’idée que les Espagnols se sacrifieraient pour ce mauvais fils, « bête au point que je n’ai pu en tirer un mot.., indifférent à tout, très matériel, qui mange quatre fois par jour et n’a idée de rien ». Comme beaucoup d’hommes très intelligents, l’empereur, toujours prompt à trouver que les autres étaient des bêtes, n’en calculait pas moins comme si l’espèce humaine se décidait par la raison. Le fanatisme le déconcertait. »
« Souverain temporel, Pie VII refusait de rompre avec l’Angleterre, invoquant les intérêts spirituels dont il avait la charge. L’empereur s’adressait au chef des États pontificaux, le sommait de prendre les mesures commandées par le blocus continental, lui représentait que Rome ne pouvait rester, entre le royaume d’Italie et le royaume de Naples, comme une enclave ouverte aux Anglais. Pie VII répondait que, père de tous les fidèles, toutes les nations étaient égales pour lui, et que, pour protéger les intérêts catholiques, où qu’ils fus-sent, il avait le devoir de rester en communication avec les gouvernements. La politique de l’empereur exigeait. Le devoir du pape aussi. » (p. 274).
« Le pontife qui avait été heureux de signer le Concordat, qui avait regardé Bonaparte comme le restaurateur de la religion, qui lui avait apporté l’onction du sacre, dénonçait maintenant l’indifférentisme de l’empereur, protecteur de toutes les sectes et de tous les cultes. Il mettait à nu, devant les fidèles, « ce système qui ne suppose aucune religion » et avec lequel la religion catholique ne pouvait faire alliance, « de même que le Christ ne peut s’allier avec Bélial ». Enfin, il était interdit aux sujets du Souverain Pontife, tant ecclésiastiques que laïques, de prêter serment aux autorités françaises, de servir, d’aider et d’appuyer ce « gouvernement intrus ». (p. 276).
« Il n’espère pas de réponse de l’Angleterre à l’offre de paix qu’il lui a adressé de concert avec Alexandre. C’est un rite. Pour l’opinion, en France et en Europe, il faut toujours établir ce qui est vrai, c’est-à-dire que l’Angleterre est cause de la continuation des hostilités. » (p. 284).
« Cette foudre n’est pas celle dont Napoléon s’émeut. Il en a d’autres à essuyer et, pour lui, toute cette affaire de Rome n’est pas de la religion, c’est de la politique. Avec l’Église, il s’est déjà arrangé et il est convaincu qu’il s’arrangera encore. Mais il n’est pas en état de laisser passer un défi et, dans ce moment même, où tant de regards l’observent, il est condamné aux violences pour avoir l’air de ne rien craindre. L’excommunication a été lancée quelques jours après Essling et Pie VII, qui n’avait fait aucun mystère de ses intentions, n’eût pas hésité, même si le résultat de la bataille eût été favorable à l’empereur. » (p. 299).
« L’enlèvement du pape a provoqué de l’agitation chez les catholiques français et belges, jeté le trouble dans le clergé, ranimé les espérances des royalistes, tandis que, dans l’autre camp, celui des athées, des idéologues, des ennemis de la superstition qu’il a naguère réduits au silence et traînés à Notre-Dame, on ricane : « Était-ce pour cela qu’on a fait le Concordat, le sacre, les Te Deum ? » (p. 302).
« Sur les hommes, sur leur fidélité, il n’a jamais eu d’illusions : « On s’est rallié à moi pour jouir en sécurité ; on me quitterait demain si tout rentrait en problème. » C’est le moment de son mot célèbre, le mot d’un homme qui a le sentiment brutal du réel. Il demandait à Ségur ce qu’on penserait s’il venait à mourir, et l’autre se confondait en phrases de courtisan : « Point du tout, répondit l’empe-reur ; on dira : Ouf ! » (p. 307).
« Il fallait assurer l’avenir de ses enfants, sa situation de souveraine répudiée. Elle excella à mettre de son côté les sympathies, devant le public et devant l’histoire. Et c’était Napoléon, gauche, ému, contraint, qui avait la moins bonne contenance, telle-ment, dans la politique de la vie, la femme est supérieure à l’homme, si extraordinaire soit-il. » (p. 311).
« C’est l’homme « qui a le plus réfléchi sur les pourquoi qui régissent les actions humaines ». Il n’a jamais pu concevoir, ajoute Mme de Rémusat, que les autres agissent sans projet et sans but, ayant, pour sa part, toujours eu une raison. Dans chacun de ses mouvements, on dé-couvre un motif, et la funeste campagne de Russie il l’a discutée avec lui-même aussi longuement que la funeste affaire d’Espagne. Toute l’année 1811 est pleine de cette délibération. » (p. 331).
« Nous avons peine à nous représenter un temps, encore si près du nôtre, où les nouvelles n’arrivaient que par courriers, où les communications n’étaient guère plus rapides qu’au siècle de Jules César. Il fallait bien deux semaines pour que l’on sût à Paris ce qui se passait à Pétersbourg. Aux actes d’un gouvernement, l’autre ne pouvait répondre qu’avec lenteur et rien ne serait plus faux que d’imaginer Napoléon et Alexandre échangeant des cartels, se donnant la réplique, les précautions réciproques prises coup sur coup devenant des provocations. L’âge de l’ultimatum télégraphique, des mobilisations instantanées, de l’irréparable créé en quelques heures n’était pas encore venu. Chacun des empereurs poursuivait son évolution loin de l’autre et, tout bien compté, il fallut, avant le choc, près de deux ans. » (p. 333).
« La Révolution, qui s’était réfugiée dans le principe héréditaire, se réjouissait de voir la descendance de l’homme à qui le droit d’hérédité avait été donné comme un bouclier. Et c’étaient « des milliers de serments, dont pas un n’a été à l’épreuve du malheur. » (p. 335).
« On ne dira plus, dans les vieilles cours, que Napoléon est la Révolution bottée. Il fait un pas au-delà de son idée primitive qui était la réconciliation des Français, la fusion. Il voudrait être encore plus légitime que Louis XVI. Il voit que Marie-Louise appelle son père « Sa Sacrée Majesté Impériale ». Ce titre le fait rêver : « Le pouvoir vient de Dieu et c’est par là seulement qu’il peut se trouver placé hors de l’atteinte des hommes. » Jamais il n’y aura assez de consécrations. Et le roi de Rome est porté à Notre-Dame pour confirmer le sacre par un baptême solennel. » (p. 339).
« Et il expliquait très bien, à Sainte-Hélène, qu’en revenant de Moscou il était décidé à des sacrifices. « Mais le moment de les proclamer lui semblait délicat. Une fausse démarche, une parole prononcée mal à propos, pouvait détruire à jamais tout le prestige. » Et il vivait du prestige de son nom. Mieux valait donc se servir de la crainte révérencielle qu’il imposait encore, courir la chance des batailles, ne consentir aux sacrifices qu’après des succès et en se servant du médiateur autrichien, au lieu de traiter sous l’impression du désastre de Russie, c’est-à-dire en vaincu. » (p. 377-378).
« Il faut que Napoléon s’en remette à son beau-père, sinon il aura à combattre un ennemi de plus. « Oui, ce que vous me dites là ne me surprend pas, tout me confirme dans l’opinion que j’ai commis une faute impardonnable. En épousant une Autri-chienne, j’ai voulu unir le présent et le passé, les préjugés gothiques et les institutions de mon siècle ; je me suis trompé et je sens aujourd’hui l’étendue de mon erreur. Cela me coûtera peut-être mon trône, mais j’ensevelirai le monde sous ses ruines. » Et il redit l’idée qui le hante, que, « soldat parvenu », il n’est pas comme ces souverains nés sur le trône qui peuvent être battus vingt fois et rentrer dans leur capitale. Propos pénibles, que Metternich accueille avec froideur. Et propos sans suite, comme d’un homme troublé qui cherche l’issue et ne la trouve pas. » (p. 383).
« Avec la catastrophe, c’est la véritable figure de Napoléon qui apparaît. Il est l’homme qui comprend sa propre histoire, qui la domine, qui l’embrasse d’un coup d’œil. Il sait qu’il revient aux origines de ces guerres qui, depuis 1792, ne sont qu’une seule et même guerre, que la France retourne elle-même au point où elle l’a pris pour le charger d’une tâche impossible. Il sait qu’il en arrive, après tant d’efforts de toute sorte, à ce qui ne pouvait être évité. Daru, disant qu’il avait eu, plus que personne peut-être, le moyen de pénétrer dans la pensée de Napoléon, ajoutait : « Je n’y ai jamais aperçu la moindre préoccupation d’élever un édifice impérissable. » Ou plutôt il sait que tout cela était éphémère et devait périr. Il tient peu à l’existence, à son trône encore moins, au plaisir du pouvoir, à ses palais, à l’argent, pas du tout. Avec quelle pitié il regarde ses frères qui s’attachent à des titres vides qui, sans États, se feront encore appeler « roi Joseph » ou « roi Jérôme » ; Eugène, son fils adoptif, son préféré, que trouble la crainte de perdre la vice-royauté d’Italie ; Murat qui tente d’acheter sa couronne par une trahison ! Sauver la sienne à tout prix, c’est une pensée qui ne vient pas à Bonaparte parce qu’elle serait inutile et parce qu’il la dédaigne. Ce qui maintenant l’intéresse, en homme de lettres, en artiste, c’est sa propre destinée, son nom et sa place dans l’histoire. Et ce qui grandira en lui, c’est l’intelligence de sa gloire véritable. Ayant déjà régné sur les hommes et s’adressant toujours à leur imagination, il lui reste, par d’autres images, à régner sur l’avenir. Un des secrets de son ascension incroyable, c’est qu’il a toujours vu grand. C’est pourquoi sa fin ne pourra pas être petite et servira plus que tout à sa grandeur. » (p. 391-392).
« Mais ces grognards qui pleurent, ce général et ce drapeau que le héros malheureux embrasse, tout est parfait pour l’émotion, composé par un artiste, par un homme de lettres qui sait qu’une des tâches qui lui restent, c’est d’embellir sa tragédie et de transposer la magie de son nom dans le souvenir. « Si j’ai consenti à me survivre, c’est pour servir encore à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble. » Écrire, c’est le mot capital de ces adieux à la Grande Armée. Napoléon se sent devenir légendaire. » (p. 409).
« Le style même n’a pas changé. Les lettres sont impérieuses, aussi pressées qu’hier, quand il gouvernait le grand Empire. Ce n’est pas un homme fou-droyé. Avec Bertrand, grand maréchal du palais, Drouot, le fidèle artilleur, Cambronne, qui commande les quatre cents hommes de la garde, un lieutenant de vaisseau pour amiral de la flottille, il se donne un mouvement continuel. Pour le suivre et lui obéir, « chacun sue sang et eau ». Après les jours de ténèbres et d’agonie qu’il a vécus depuis l’abdication, il se détend, il goûte la sécurité. » (p. 412).
« Toujours le militaire qui fait de la politique ! Comme en Égypte, comme en Russie, il abandonne ses soldats qui ne sont pas tellement vaincus qu’un chef ne puisse les regrouper pour barrer la route à l’invasion. » (p. 432).
« Henry Houssaye le peint au soir de ce 21 juin, avec la ressemblance exacte de son caractère accusé par le désordre où la catastrophe le jetait : « Sa pensée flottante semblait incapable de se fixer pour prendre une décision quelconque ; tantôt il se déclarait prêt à user de ses droits constitutionnels contre la Chambre insurgée, tantôt il parlait d’en finir tout de suite par une seconde abdication. » Le lendemain il s’y laissa conduire, après quelques velléités de dissoudre les Chambres, d’en appeler à l’armée, au peuple, aux fédérés. C’eût été se mettre à la tête d’une révolution, entrer dans l’anarchie. « Les souvenirs de ma jeunesse m’effrayèrent », avouait-il. » (p. 434).
« Poète de sa vie, prêtre de sa propre mémoire, il va, sur son rocher, achever sa fable, créer de plus fortes images, jeter une puissante pâture aux humains. En vérité, il a déjà quitté ce monde. L’Angleterre, en choisissant pour lieu de sa captivité l’île inaccessible, l’a élevé dans la région idéale d’où il jettera tous ses rayons. » (p. 439).
« Il était l’empereur Napoléon et le resta. Sa thèse invariable fut que le titre impérial appartenait à la nation et à la dynastie, qu’il était consacré par la voix du peu-ple et par l’Église, entré dans le patrimoine de gloire des Français. Par conséquent, celui qui l’avait reçu n’avait ni le droit ni le pouvoir s’en dessaisir. Jamais, quant à lui, il ne s’avouerait pour un usurpateur. Tout au plus admettait-il l’incognito, comme un souverain en voyage, et il proposa d’être appelé Duroc ou Muiron, du nom des deux seuls hommes, peut-être, qu’il eût aimés. Les Anglais refusèrent pour la raison qui lui faisait offrir ce compromis. D’aucune manière, ils ne voulaient reconnaître qu’il eût régné, et Napoléon attachait la plus haute importance à ne pas déchoir. » (p. 445).
« Le trait dominant de cette littérature est d’appartenir au genre de la propagande, un genre où Napoléon est devenu un maître. Ce n’était rien que de s’adresser aux sensibilités en peignant les souffrances du captif. L’écrivain a visé beaucoup plus loin. Il a travaillé pour l’avenir. Au cours de son règne, d’une rapidité torrentielle, il avait pris tour à tour toutes les idées, selon les besoins du temps, selon ces circonstances dont il était l’esclave. Pour et contre, on pourrait faire le recueil de ses opinions contraires sur presque tous les sujets. De dessein général, il n’en avait pas. De plan, combien de fois en avait-il changé ? » (p. 447).
« Mais un Napoléon démocrate, représentant des idées modernes, c’était maintenant le rôle qui s’offrait. Il le saisit. Satisfait du dessin que prenait sa figure historique, à force de la corriger par ses entretiens destinés à la publicité, il disait un jour, comme s’il avait regardé son propre buste : « Chaque jour me dépouille un peu plus de ma peau de tyran. » Il sculpte un Napoléon humanitaire, qui incarne en même temps la patrie et la gloire, un mélange d’une séduction puissante sur les Français du siècle, avec du spiritualisme, du prophétisme : « Nous luttons ici contre l’oppression des dieux, et les vœux des nations sont pour nous. » Il est égalitaire, point clérical. Mais il a honoré la valeur, distingué le mérite, et il mourra dans la religion catholique, comme la plupart des Français, même brouillés avec l’Église. Enfin il laissera pour Napoléon Il une constitution libérale et de sages conseils de gouvernement. Lui-même n’avait été dictateur que « par la force des circonstances ». Il n’avait « pu débander l’arc ». Mais le « péril » avait été « toujours le même, la lutte terrible et la crise imminente », c’était son excuse… Cette semence jetée dans l’avenir lèvera. Le trône napoléonien ne sera pas restauré pour son fils. Du moins le fondateur de la dynastie aura travaillé pour son neveu. C’est à Sainte-Hélène qu’est né l’empire de Napoléon III. » (p. 448).
« S’agit-il de doctrine ? Les opinions de l’empereur ne sont pas moins variables. Le programme officiel de Sainte-Hélène, c’est l’Empire démocratique et libéral, teinté d’esprit républicain. Mais Napoléon dira aussi que l’autorité est le plus grand des bienfaits, que les assemblées délibérantes sont un fléau, que Louis XVIII s’en apercevra, que les cours prévôtales et les exécutions valent mieux que la Charte pour consolider son trône. » (p. 449-450).
« On ne s’étonne pas de le retrouver, à travers Gourgaud qui ne cache rien et n’embellit pas, impitoyable pour l’espèce humaine, dur pour tous, sans estime pour personne, écrasant les plus illustres d’un mot, un massacre du personnel de l’Empire où ne sont ménagés ni ses frères, ni même ses deux femmes. Revenu de tout bien avant 1814 et 1815, les jours sinistres des deux abdications ne l’avaient pas réconcilié avec ses semblables. Pour les peuples mêmes, quel mépris ! » (p. 450).
« L’incomparable météore avait achevé sa course sur la terre. Il avait pris ses mesures pour qu’elle ne s’arrêtât pas. Mort, Napoléon s’anime d’une vie nouvelle. Après tant de métamorphoses, voici qu’il devient image et idée.
Des événements merveilleux s’étaient accumulés sur la seule tête qui fût assez forte pour les porter et capable de s’en servir. Humbles débuts, triomphes, désastres composaient l’enluminure de leurs violentes couleurs. Il n’y manquait même plus l’adversité. Une chance persistante, son astre jaloux de pousser jusqu’à la perfection une vie héroïque, faisaient gagner à Bonaparte le gros lot de la gloire. Et la gloire elle-même le payait de n’avoir vraiment aimé qu’elle. Il avait toujours visé haut, calculé en vue du grand. Voilà ce qui lui est rendu par la plus large part de présence posthume, d’immortalité subjective qu’un homme puisse obtenir.
L’immense popularité de Napoléon, dont il est facile d’apercevoir les causes, n’en est pas moins surprenante à de certains égards. D’abord, c’est un intellectuel, une sorte de polytechnicien littérateur, un homme formé par les livres. Il ne croit pas à l’intuition, sauf à celle propre à séduite le peuple. Éternel raisonneur, astronome militaire et politique, philosophe méprisant, despote assez oriental, mangeur d’hommes, on ne lui voit pas les dons qui transportent les cœurs. Les foules, il ne les aime pas. Il les craint. On l’avait vu pâlir au mot de « révolte » et son Versailles était à Saint-Cloud, à l’écart du turbulent Paris. Lui-même, régnant, a eu plus de prestige que d’amour. À l’heure de la chute, il a pu compter les véritables dévouements. La magie de son nom, qui avait fait des miracles, n’a pas fait une Vendée bonapartiste. Peut-être a-t-il péri surtout par le doute des hommes de bon sens. Depuis plusieurs années, il n’était plus, pour l’opinion moyenne, qu’un mégalomane délirant. Un jour, pendant la campagne de France, comme il côtoyait un ravin, à demi endormi sur sa selle, un officier l’avertit qu’il n’y avait pas de garde-fou. Il tressaillit, n’ayant entendu que le dernier mot, le répéta comme s’il avait reconnu la courante injure, ce qui le rendait la fable des politiques et des diplomates, des financiers et des commerçants, des bourgeois et même des militaires.
Cependant, le retour de l’île d’Elbe avait déjà montré comment l’horreur de la guerre, la haine de la conscription, la répugnance aux entreprises démesurées pouvaient céder à l’appel du souvenir. Peu de temps après Waterloo, on commença à ressentir l’humiliation de la défaite. Elle rehaussa l’éclat des victoires passées. » (p. 453-454).
« Quel napoléonide était à redouter ? Le 15 décembre 1840 vit les funérailles de l’empereur. On le mit en grande pompe aux Invalides, parmi les gloires militaires de la France, près des rives de la Seine, comme pour dire que son voeu suprême était exaucé, que c’était fini. Il continua de vivre dans son sarcophage. » (p. 455).
« Au fond, de même que ses soldats aimaient en lui leur gloire et leurs souffrances, les hommes s’admirent en Napoléon. Sans égard ni aux événements qui lui avaient permis de se porter si haut, ni à la science consommée avec laquelle il avait saisi les circonstances, ils s’étonnent qu’un mortel ait réussi une pareille escalade. S’il n’était que le soldat heureux devenu roi, il serait un entre mille. L’Empire romain, le monde asiatique regorgent de cas comme le sien. Mais le sien est unique aux temps modernes et sous nos climats. Un officier d’artillerie qui, en quelques années, acquiert plus de puissance que Louis XIV et coiffe la couronne de Charlemagne, de telles étapes brûlées à toute vitesse, ce phénomène parut, à juste titre, prodigieux au siècle des lumières, dans une Europe rationaliste, en France surtout où les débuts des autres races avaient été lents, modestes, difficiles, où les anciennes dynasties avaient mis plusieurs générations à se fonder. Les contemporains de Napoléon n’étaient pas moins éblouis de la rapidité que de la hauteur de son ascension. Nous le sommes encore. Lui-même, en y pensant, s’émerveillait un peu bourgeoisement, quand il disait à Las Cases qu’il faudrait « des milliers de siècles » avant de « reproduire le même spectacle » (p. 456-457).
« Lui-même, qu’a-t-il été ? Un homme tôt revenu de tout, à qui la vie a tout dispensé, au-delà de toute mesure, pour le meurtrir sans ménagement. La première femme n’a pas été fidèle, la seconde l’a abandonné. Il a été séparé de son fils. Ses frères, ses sœurs l’ont toujours déçu. Ceux qui lui devaient le plus l’ont trahi. D’un homme ordinaire, on dirait qu’il a été très malheureux. Il n’est rien qu’il n’ait usé précocement, même sa volonté. Mais surtout, combien de jours, à sa plus brillante époque, a-t-il pu soustraire au souci qui le poursuivait, au sentiment que tout cela était fragile et qu’il ne lui était accordé que peu de temps ? « Tu grandis sans plaisir », lui dit admirablement Lamartine. Toujours pressé, dévorant ses lendemains, le raisonnement le conduit droit aux écueils que son imagination lui représente, il court au-devant de sa perte comme s’il avait hâte d’en finir.
Son règne, il le savait, était précaire. Il n’a aperçu de refuge certain qu’une première place dans l’histoire, une vedette sans rivale parmi les grands hommes. Quand il analysait les causes de sa chute, il revenait toujours au même point : « Et surtout une dynastie pas assez ancienne. » C’était la chose à laquelle il ne pouvait rien. » (p. 457).
« On a fait de Napoléon mille portraits psychologiques, intellectuels, moraux, porté sur lui autant de jugements. Il échappe toujours par quelques lignes des pages où on essaie de l’enfermer. Il est insaisissable, non parce qu’il est infini, mais parce qu’il a varié comme les situations où le sort le mettait. » (p. 458).
« Sauf pour la gloire, sauf pour l’art, il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé. Tout bien compté son règne, qui vient, selon le mot de Thiers, continuer la Révolution, se termine par un épouvantable échec. Son génie a prolongé, à grands frais, une partie perdue d’avance. Tant de victoires, de conquêtes (qu’il n’avait pas commencées), pourquoi ? Pour revenir en deçà du point d’où la République guerrière était partie, où Louis XVI avait laissé la France, pour abandonner les frontières naturelles, rangées au musée des doctrines mortes. Ce n’était pas la peine de tant s’agiter, à moins que ce ne fût pour léguer de belles peintures à l’histoire. Et l’ordre que Bonaparte a rétabli vaut-il le désordre qu’il a répandu en Europe, les forces qu’il y a soulevées et qui sont retombées sur les Français ? Quant à l’État napoléonien, qui a duré à travers quatre régimes, qui semblait bâti sur l’airain, il est en décadence. Ses lois s’en vont par morceaux. Bientôt on sera plus loin du code Napoléon que Napoléon ne l’était de Justinien et des Institutes, et le jour approche où, par la poussée d’idées nouvelles, l’œuvre du législateur sera périmée. » (p. 459).
« Toutefois, après plus de cent ans, le prestige de son nom est intact et son aptitude à survivre aussi extraordinaire que l’avait été son aptitude à régner. Quand il était parti de Malmaison pour Rochefort avant de se livrer à ses ennemis, il avait quitté lentement, à regret, ses souvenirs et la scène du monde. Il ne s’éloignera des mémoires humaines qu’avec la même lenteur et l’on entend encore, à travers les années, à travers les révolutions, à travers des rumeurs étranges, les pas de l’empereur qui descend de l’autre côté de la terre et gagne des horizons nouveaux. » (p. 460).