Bainville sur Napoléon. Florilège de citations (2/3)
Jacques Bainville (1879-1936), Napoléon, Paris, Arthème Fayard et Cie, 1931, 500 p.
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« Celui qui aurait fait fructidor ne pourrait plus faire brumaire, et Bonaparte, au 18 fructidor, a eu soin de ne pas opérer lui-même. Mais la préparation est son œuvre. Il a livré les papiers de l’émigré d’Antraigues, arrêté à Venise, qui révèlent les tractations de Pichegru avec le prince de Condé. Il a mis un de ses subordonnés à la disposition des hommes de gauche. Il a laissé aussi d’Antraigues s’évader. Selon Carnot, il aurait même fait savoir à quelques modérés des Conseils qu’il avait subi une « pression irrésistible ». De tous les côtés il est couvert » (p. 83).
« En quelques heures, Augereau avait tout fini. Les suspects désignés par les trois Directeurs de gauche étaient arrêtés, y compris leur collègue Barthélemy, tandis que Carnot, l’intègre républicain, accusé de connivence avec la droite, était averti à temps pour s’enfuir. Une cinquantaine de membres des Conseils furent déportés en Guyane sans autre forme de procès, pêle-mêle avec des contre-révolutionnaires de toute sorte. La République était sauvée. Mais à quel prix ! Encore plus qu’après vendémiaire elle était dans la dépendance de l’armée. L’appel au soldat devenait la règle. » (p. 83).
« Alors le dieu de la guerre apparaissait encore une fois comme le modérateur. Et il trouva un auxiliaire en Talleyrand, devenu ministre des Affaires étrangères, et qui amortit les chocs entre les Directeurs belliqueux et le « général pacificateur » dont il comprit la pensée et dont il pressentait les destinées. Ce qu’il y avait d’ancien régime chez l’ex-évêque d’Autun plaisait obscurément à Bonaparte et ce qu’il y avait d’avenir chez Bonaparte plaisait à l’ex-évêque d’Autun. Leurs relations datèrent de là. » (p. 84).
« Ses attitudes, ses costumes entretiennent cette équivoque. La Cour de Cassation donne une audience en son honneur. Il s’y rend accompagné d’un seul aide de camp, tous deux en civil. Il est élu membre de l’Institut, section de mathématiques. Il ne manque pas une séance. Il recherche, il fréquente, il séduit les savants, les gens de lettres, les « idéologues », et l’uniforme académique est celui qu’il revêt de préférence pour les cérémonies officielles. Guerrier, diplomate, savant, législateur, il est tout cela à la fois, comme il l’était à sa cour de Mombello. » (p. 88).
« Le 21 janvier 1798, on célèbre, comme tous les ans, l’anniversaire de la mort de Louis XVI. Bonaparte, « l’homme de la République » attirerait l’attention s’il s’abstenait d’assister à cette cérémonie révolutionnaire. Il refuse pourtant de s’y rendre en qualité de général et, s’il y va, c’est confondu dans les rangs de ses collègues de l’Institut. Ce n’est pas qu’il cherche à ménager les royalistes, mais il n’aime pas, il n’approuve pas le régicide. « Cette politique de célébrer la mort d’un homme ne pouvait jamais être, disait-il, l’acte d’un gouvernement mais seulement celui d’une faction. » C’est un souvenir qui divise les Français quand ils auraient tant besoin d’être unis. Enfin, ce n’est pas national. Déjà il songe à réconcilier, à fondre l’ancienne France et la nouvelle, ce qui sera l’esprit de son Consulat. » (p. 89).
« D’ailleurs Bonaparte sait depuis longtemps que le gouvernement se méfie de lui et le surveille, que, dans l’armée, il y a des jaloux. Il sait aussi que, s’il est populaire, la popularité est femme. « Une renommée en remplace une autre ; on ne m’aura pas vu trois fois au spectacle que l’on ne me regardera plus. » (p. 90).
« Devenu le maître absolu, Napoléon n’a rien entrepris de plus aventureux ni de plus extravagant, pas même la campagne de Russie. Chimères lointaines pour lesquelles ne comptent ni l’espace ni les difficultés, projets gigantesques, vues sur Constantinople, partages, échanges, remaniements, recès, il a tout trouvé dans l’héritage du Directoire, comme le Directoire tenait déjà tout, par le Comité de salut public, du premier Pyrrhus, le girondin Brissot qui, la tête pleine de brochures, rêvait une immense refonte de l’Europe et du monde. Les illusions qui avaient lancé la Révolution dans la guerre servaient maintenant à poursuivre une paix insaisissable. » (p. 92).
« Mais le premier Consul dira à Roederer : « C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de Vendée ; en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte ; en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple de juifs, je rétablirais le temple de Salomon. » (p. 94-95).
« Et l’on voit aussi, en 1799, s’annoncer ce qui se produira en plus grand dans peu d’années, la révolte des peuples contre la Révolution conquérante, les idées de liberté et de nationalité retournées contre ceux qui les avaient propagées à travers le monde. On a trop dit que le signal de ces soulèvements nationaux avait été donné en 1808 par les paysans espagnols. Les paysans des Calabres, les lazzaroni de Naples avaient commencé. Albert Sorel a rendu admirablement la stupeur de nos soldats républicains devant ce phénomène, la cause des rois devenue cause des peuples, prodige aussi monstrueux que s’ils avaient vu les fleuves remonter vers leur source. » (p. 101).
« D’instinct, les Français cherchent un chef, comme Sieyès cherche un exécutant par calcul. Un chef, il n’en est pas d’autre que lui. Il n’en est pas, surtout, qui réunisse comme lui les conditions nécessaires. Les aspirations du pays sont confuses. Elles sont même contradictoires. On est excédé du désordre qu’a engendré la Révolution, mais la masse tient à conserver les résultats de la Révolution, c’est-à-dire l’égalité et les biens nationaux. On est las de la guerre, mais on ne renonce pas aux limites naturelles. Et la réputation de Bonaparte est faite. Il remporte des victoires et des victoires qui obtiennent la paix, comme à Campo-Formio. Il ne transige pas avec la réaction, au besoin il la mitraille, et son langage exclut tout soupçon d’esprit féodal, mais il ne blesse ni les sentiments ni les croyances, il ne persécute ni les personnes ni les intérêts. Il est au-dessus des passions qui ont déchiré la France. Et là, s’il récolte après avoir semé, il a semé sans le vouloir, pour cette raison profonde, innée, originelle, que ces passions, révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, qui divisent les Français de vieille souche, il ne les partage pas, n’ayant pu les ressentir comme eux. » (p. 105).
« Et c’était précisément contre un retour des Bourbons que les républicains voulaient, en premier lieu, se prémunir. Le 18 brumaire a eu la même raison d’être que fructidor. Ces républicains n’étaient ni tellement naïfs ni tellement aveugles. La dictature d’un soldat était le risque de leur opération. Ils consentaient à le courir plutôt que celui d’une contre-révolution, de même qu’ils concevront la monarchie napoléonienne et la fondation d’une quatrième dynastie comme l’obstacle le plus sûr à la monarchie bourbonienne. » (p. 106).
« Quant aux royalistes, ils auraient bien tort de se leurrer. Il se servira d’eux. Jamais il ne les servira. » (p. 109).
« Mais rien n’eût été possible sans Sieyès, Fouché et Talleyrand — ce « brelan de prêtres » —, qui lui apportaient, avec leur habileté et leur intelligence, la caution d’hommes aussi intéressés les uns que les autres à empêcher une contre-révolution. » (p. 110).
« Le danger, en effet, était que son exemple en autorisât d’autres à recommencer contre lui ce qu’il aurait fait contre le Directoire. Il ne reculera d’ailleurs cette échéance que de quinze ans, car, en 1814, c’est en se prononçant contre l’empereur que ses maréchaux l’obligeront à abdiquer, Bonaparte se rend très bien compte que, si grande soit-elle, sa supériorité sur tous les autres chefs militaires ne les empêchera pas de se dire : « Pourquoi pas moi ? » (p. 110-111).
« Voltaire, partisan du despotisme éclairé, eût été du cortège philosophique qui, à la veille du 18 brumaire, s’en alla à Auteuil, le général en tête, rendre visite à Mme Helvétius, la veuve de l’auteur de l’Esprit. Le monde qui a préparé la Révolution par les livres et dans les intelligences, est pour le coup d’État qui doit la consolider, la stabiliser et, du moins on s’en flatte, la finir. » (p. 111).
« Mais on voulait tout faire au nom de cette Constitution que l’on se proposait de détruire selon les formes parlementaires en affectant de respecter le pouvoir législatif autant qu’on traitait cavalièrement le pouvoir exécutif. » (p. 113-114).
« Il se présente d’abord aux Anciens, où la majorité reste bien disposée. On lui fait place, on l’écoute. Mais, plus nerveux encore que la veille, il débite, d’une voix qui porte mal, des paroles hachées, presque incohérentes. Bonaparte est écrivain et non orateur. L’éloquence, sur tout celle des Parlements, est une corde qui manque à sa lyre. » (p. 116-117).
« C’est le président des Cinq-Cents lui-même qui accuse les députés de troubler la délibération, de tenir le Conseil sous la terreur. Ils ne sont plus les représentants du peuple mais « les représentants du poignard », des brigands en révolte contre la loi.
La loi, ce mot magique dont les partis jouaient tour à tour depuis dix ans, entraîne tout. Les derniers scrupules sont vaincus. Les grenadiers s’ébranlent ; Murat se met à leur tête, la salle des séances est envahie et les députés sont poussés dehors, en désordre, au moment où tombe la nuit. » (p. 118).
« Les brumairiens étaient tout aussi convaincus qu’ils préservaient et continuaient la Révolution que l’avaient été les thermidoriens. Et ils n’avaient pas tort. Ils avaient bien fait ce qu’ils voulaient faire. Seulement, toujours pour préserver la Révolution, comme pour la conserver, ils iront jusqu’au gouvernement d’un seul, jusqu’à l’Empire. » (p. 119).
« Peut-être était-ce pour écarter le souvenir du triumvirat terroriste que la Constitution de l’an III avait créé cinq Directeurs. Ce pouvoir exécutif à cinq têtes s’était montré divisé, insuffisant, et son insuffisance dangereuse pour la République. On revenait maintenant au triumvirat avec les trois Consuls. Par étapes, on arriverait à une seule personne en prolongeant toujours le mandat ; dix ans, puis le Consulat à vie, enfin la monarchie héréditaire, et toujours, ce qui n’est nulle ment un paradoxe, pour sauver, avec les hommes de la Révolution, la Révolution elle-même, ses résultats civils et surtout ses conquêtes territoriales. Napoléon fut conduit à l’Empire par les courants qui entraînaient la République depuis qu’elle était devenue conquérante. Il n’y était pas encore. » (p. 121-122).
« Les brumairiens, continuateurs des thermidoriens, songeaient comme eux à perpétuer, dans l’ordre rétabli, à l’abri des entreprises royalistes ou jacobines, le résidu de la Convention. Et là, du moins, le système de Sieyès était génial à force d’être simple. Le Directoire avait cassé les élections qui lui étaient contraires. Sieyès abolissait l’élection. Le peuple ne désignerait plus que les éligibles. L’ancien régime avait les Notables. On aurait des « listes de notabilité ». Cela fait, un Sénat, dont le noyau primitif serait composé d’anciens conventionnels, choisirait sur la « liste nationale » les membres de deux autres Assemblées, le Tribunat chargé de discuter les lois que le Conseil d’État aurait préparées et le Corps législatif chargé de les voter sans mot dire. Napoléon n’eut plus tard qu’à supprimer le Tribunat pour supprimer la parole. Mais la souveraineté du peuple, les libertés publiques et parlementaires, bref tout ce qui définit et constitue la République, c’était Sieyès qui l’avait aboli. Dans sa mécanique, dans son horloge, l’Empire autoritaire s’installerait tout seul. Le grand promulgateur de la Loi avait ouvert la porte à ce qu’on a, plus tard, appelé le despotisme. » (p. 123).
« Ce furent des choix judicieux de personnages à la fois dociles et décoratifs, des choix pleins de sens, et qui indiquaient une politique. D’abord Cambacérès, que l’on a vu ministre de la Justice et neutre au 18 brumaire, un homme de bonne famille, conseiller des aides sous Louis XVI, frère d’un chanoine tardivement assermenté et qui va être archevêque. Cambacérès, entré dans la Révolution, avait présidé le Comité de salut public, toujours prudent, opportuniste et modéré en tout, jusque dans le régicide, puisqu’il avait voté le sursis. Au reste, ami des honneurs et dignitaire né ; on a dit de lui qu’il était « l’homme le plus propre à mettre de la gravité dans la bassesse ». Il fallait ensuite quelqu’un qui, sans avoir une réputation de réactionnaire, fût encore moins marqué que Cambacérès et fît lien avec l’ancien régime. Car l’idée du premier Consul était déjà la fusion. Après avoir cherché avec soin, et s’étant informé, il désigna Lebrun. » (p. 125).
« Et la proclamation qui fut lancée aux Français pour annoncer que les Consuls définitifs succédaient aux Consuls provisoires était sincère lorsqu’elle disait : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. » En ajoutant : « Elle est finie », on s’abandonnait seulement à une illusion générale et qui n’était même pas neuve. Combien de fois n’avait-on pas dit qu’elle avait atteint son terme ? Louis XVI lui-même l’avait cru quand le président de la Constituante le lui avait dit. » (p. 127).
« Au moment même où il poussait plus loin que jamais la guerre de conquêtes, le Directoire s’était planté délibérément ce « poignard dans le dos ». Un des premiers soins du premier Consul fut de pacifier la Vendée.
Tout en lui donnant dix jours pour se soumettre, il entre en négociation avec les chefs, les fait venir auprès de lui, montre son estime pour leur caractère et pour leur bravoure, s’adresse à leur fibre nationale, laissant croire au besoin — c’était une ruse dont on s’était déjà servi avec Charette — qu’il ne serait pas opposé au retour des Bourbons. En même temps, il rappelle l’abbé Bernier, influent dans l’Ouest et qui s’était réfugié en Suisse. Il lui donne l’assurance que le culte sera libre, que les pays catholiques garderont leurs prêtres non assermentés, non jureurs. » (p. 130).
« C’est ainsi qu’il apaisa, s’il ne put l’éteindre définitivement, la grande insurrection de l’Ouest. Quelques-uns des chefs furent séduits par son accueil, son langage. Mais un irréductible, Frotté, pris par trahison, fut passé par les armes ; il naîtra de là des haines implacables. Un autre, c’était Georges Cadoudal, le fameux Georges, était secrète-ment admiré de Bonaparte qui voulut le voir, l’ébranler, le conquérir. Georges, après l’entrevue, disait qu’il avait eu envie d’étrangler ce petit homme. Il opposa à tout un refus opiniâtre et l’on se sépara pour une lutte à mort. L’un des deux devait y périr. Mais si le Chouan, homme d’une espèce non moins prodigieuse que l’autre, risquait sciemment sa tête, il ne se doutait pas des effets qu’il produirait en visant celle de Bonaparte. Les royalistes que le premier Consul n’a pas réussi à rallier le regarderont, et avec raison, l’événement devait le prouver, comme le dernier obstacle à une restauration que l’agonie du Directoire rendait probable. Ils voudront le tuer, ils le manqueront. Et leurs com-plots mêmes, par un étrange choc en retour, serviront à faire un empereur. » (p. 131).
« confiance, nous sommes moins étonnés du redressement financier qui s’accomplit sous le premier Consul. Sa part fut de rassurer les intérêts, de mettre fin au sauve-qui-peut. Ce fut aussi d’écouter les hommes du métier qui lui recommandèrent de créer la Banque de France et de revenir aux taxes indirectes qu’avait supprimées la Révolution. On avait salué avec enthousiasme la fin des aides et de la gabelle. On retrouva les droits réunis, c’est-à-dire les mêmes choses sous d’autres noms. Mais l’important était de donner des ressources au Trésor pour continuer les grandes entreprises extérieures. Et l’ordre rétabli dans les finances, la monnaie saine, le paiement exact des rentes, ce furent encore des bienfaits du Consulat. (p. 132).
L’ordre, il fallait le rétablir partout. Dix ans de Révolution, et des années où toute l’administration avait été élective, avaient laissé un gâchis moral et matériel affreux. Tout était à refaire, depuis la justice jusqu’à la voirie. L’étonnant était que l’on eût pu si longtemps poursuivre la guerre sur plusieurs fronts à la fois, sans compter la guerre civile, avec un pays aussi ravagé. Ce tour de force, rendu possible par la richesse et la vitalité de la France, ne pouvait plus continuer. On était à bout. Bonaparte l’avait très bien vu. » (p. 132).
« C’était une œuvre d’actualité. Elle mettait fin à l’anarchie matérielle, à l’anarchie la plus voyante, celle dont les Français souffraient, dont ils étaient excédés. Elle conservait les idées générales et les résultats de la Révolution, inscrits dans le Code civil. Elle en respectait toujours le génie, fait surtout de la passion de l’égalité, où baigna le corps des nouvelles lois. Au fond, quelque chose d’assez français moyen, d’assez petit-bourgeois et rural, qui a fait longtemps des bonapartistes et des consulaires. Système très simple et même sommaire, une poigne, l’ordre dans la rue, le droit à l’héritage, la propriété intangible, les fonctions ouvertes à tous, la permission d’aller à la messe pour ceux qui en ont envie, pas de gouvernement des nobles ni des curés. Beaucoup mieux que les convulsions révolutionnaires et le théâtre dramatique de la Convention, mieux que le gâchis du Directoire, la formule napoléonienne répondait ainsi aux aspirations de 1789, sans compter que, depuis 1789, il y avait eu la vente des biens nationaux. Les acquéreurs étaient anxieux de consolider leur propriété et d’être protégés contre les revendications, de même que, dans l’état-major politique, les régicides craignaient les représailles d’un gouvernement contre-révolutionnaire. À tous le Consulat apportait des garanties. » (p. 133-134).
« Il n’est pas Monk, restaurateur des Stuarts, mais Washington. Le fondateur de la République américaine venait de mourir. Le gouvernement consulaire avait organisé une cérémonie funèbre en son honneur, prononcé son éloge, comme celui d’un modèle. C’est couvert du nom de Washington que Bonaparte, acclamé par les uns, regardé curieusement par les autres, s’en alla, dans un cortège que la pénurie persistante du Trésor n’avait pas permis de rendre très pompeux, prendre possession des Tuileries. » (p. 135).
« La conservation des conquêtes, c’était là qu’on attendait Bonaparte. C’est là qu’on l’attendra toujours. La France lui permettra de reporter la situation jusqu’en 1814. Elle lui renouvellera ce crédit en 1815. Il ne faut pas qu’il soit battu. Autrement, on le liquide. Ces termes du jeu de Bourse s’appliquent exactement à son histoire. Dès qu’on doute de son succès, dès que sa défaite paraît possible, les liquidateurs se remuent et se présentent. Il y en a déjà au printemps de 1800. » (p. 138).
« Cependant, pour asseoir son autorité aussi bien sur les militaires que sur les civils, il faut à Bonaparte un coup d’éclat par lequel les Français, croyant enfin toucher au but qui, depuis huit ans, se dérobe, se donneront tout à fait à lui, une victoire qui éclipse toutes les autres, même les siennes, et surtout les succès que Moreau pourra remporter en Allemagne. Il lui faut une victoire qui frappe les esprits. Il le disait à Volney : « Je n’agis que sur les imaginations de la nation ; lorsque ce moyen me manquera, je ne serai plus rien. » Pour le premier Consul, le résultat de cette campagne devait être tout ou rien. Jamais, jusqu’en 1815, l’alternative ne s’appliquera plus strictement. » (p. 140).
« Il faut d’abord qu’il soit le véritable, le seul maître de l’armée. Il méprise les avocats qui sont domptés, les idéologues dont il s’est servi. Les ouvriers des faubourgs, on a vainement, en son absence, essayé de les soulever au nom de la République. Ce qu’il a sujet de craindre, ce ne sont pas les civils, mais les militaires. En ce sens, il est antimilitariste, parce qu’il veut être le seul militaire qui commande, de manière à s’assurer le dévouement des uns, la crainte des autres, la subordination de tous. » (p. 142).
« Ce n’est pas l’armée qui gouverne, c’est lui et elle doit lui obéir. Dans le système de Napoléon, dans l’établissement de son autorité, c’est l’aspect le moins visible et le moins com-pris. Dans sa politique, c’est peut-être la vue la plus profonde. On s’explique ainsi la suspicion où il tenait tant de ses généraux, la brutalité avec laquelle il les traitait parfois, les disgrâces qu’il prononçait, aussi brusques et retentissantes que les faveurs. » (p. 143).
« Il tient à dire au Conseil d’État que ce n’est pas comme général qu’il gouverne. Mais il a d’abord, et, de son règne, ce ne sera pas la tâche la plus facile, à gouverner, parfois à mater les généraux. Il se fera l’idole du soldat, le dieu de l’officier de troupe, pour être plus sûr des grands chefs, na-guère ses supérieurs ou ses égaux et sortis de la Révolution comme lui. Sans cette précaution et, le mot doit être répété, sans cette politique, qui est à peu près la seule qu’il ait eu besoin de faire à l’intérieur d’une manière continue, son règne ne fût pas venu ou bien il eût été encore plus bref. » (p. 143).
« Napoléon pacifique, deux mots qui jurent d’être accouplés ». « La paix, et glorieuse, avec l’Autriche puis avec l’Angleterre, la paix, à l’intérieur, achevée par le Concordat, seront les fruits de Marengo. Et parce que la masse le pressent, la popularité de Bonaparte grandit ; elle devient d’un aloi qu’elle n’a pas encore connu. » (p. 144).
« Le 1er septembre 1800 l’armistice autrichien est rompu. Le 7 septembre, Bonaparte, par sa réponse à Louis XVIII, anéantit les illusions des royalistes qui avaient cru voir en lui un Monk. Le 10 octobre, attentat jacobin à l’Opéra contre le Premier Consul. Le 5 novembre, dis-grâce de Lucien. Le 3 décembre, Moreau remporte la brillante victoire de Hohenlinden. Le 24 décembre (3 nivôse), attentat de la rue Saint-Nicaise. Toutes ces dates sont liées entre elles. Elles annoncent et dé-terminent l’avenir. » (p. 145).
« Désormais le ressort secret de son incroyable ascension vers le trône tient dans cette phrase, dans cette crainte qui se répand en France et que la machine infernale de la rue Saint-Nicaise ne rend pas imaginaire : « On finira par l’assassiner. » Émigrés rentrés, et ils sont nombreux, qui ont tout à redouter d’une rechute dans le jacobinisme après la disparition de leur protecteur ; révolutionnaires compromis qui appréhendent le retour des Bourbons ; masse intermédiaire qui ne veut ni réaction, ni révolution, « de tous côtés on était effrayé à la pensée de voir périr le premier Consul ». Comme un vent favorable, cette alarme le porte vers le pouvoir suprême et tout ce qui est tenté contre lui l’en rapproche. Il prospère par ses ennemis. » (p. 151).
« De même le premier Consul rencontrait des résistances pour son Concordat, conception pourtant politique et nationale, puisqu’il réconciliait encore, puisqu’il ralliait l’Église à la « France moderne », au gouverne-ment de Brumaire, à tout ce qui entrait de Révolution dans le régime nouveau et la part n’en était pas mince. Cependant il obtenait un autre résultat. Il coupait les liens de l’Église avec les Bourbons par une dé-mission, imposée, d’accord avec Rome, à tous les évêques légitimes qui dataient de la monarchie comme elle était imposée aux évêques constitutionnels, ceux du schisme, les jureurs. Ce qui m’empêcha pas le premier Consul de vouloir ensuite que des évêchés fussent don-nés indistinctement à des prélats royalistes et à des jureurs, de même que son Conseil d’État était mêlé de votants et de fils d’émigrés, dans sa pensée constante de fusion, pensée faite à la fois d’utilité et d’indifférence, de mépris pour les hommes et d’estime pour leurs services. » (p. 157).
« Bonaparte n’est pas un croyant. Il ne le sera même jamais. Pour croire, il garde trop l’empreinte du XVIIIe siècle. En son fond, on peut dire qu’il est « déiste avec un respect involontaire et une prédilection pour le catholicisme ». C’est tout, mais c’est assez pour l’affaire du jour. Alors, aux idéologues athées, il montre d’un geste les étoiles et demande : « Qui a fait tout cela ? » Aux politiques, il représente qu’il s’agit de « faire cadrer les choses spirituelles » non seulement « à ses vues » mais à la politique nationale, d’employer la force des idées et des institutions religieuses au bien de l’État, à l’apaisement général et même à la fusion des peuples nouvellement réunis à la République. Est-ce que les Belges ne sont pas tous catholiques romains, et les Rhénans presque tous ? Mais au pape, au cardinal secrétaire d’État Consalvi, au cardinal légat Caprara, il donne des « coups de boutoir ». Alors c’est le chef de l’État français qui parle, qui souvent menace, qui impose ses conditions, maintient les prérogatives de l’Église gallicane, rappelle au Saint-Siège, sinon Philippe le Bel, du moins (il y tient beaucoup) saint Louis et Louis XIV. Pour ministre des Cultes, il prend un catholique, un homme d’ancien régime, Portalis, qui rétablit dans la correspondance de Napoléon avec les évêques les formes suaves et décoratives dont l’ancienne aumônerie royale avait le secret. Mais Portalis est choisi pour sa docilité, son obéissance au maître, et, en termes exquis, il rappellera le clergé aux devoirs des sujets envers le prince. » (p. 158).
« Ses sentiments n’ont pas changé. Tout ce qui évoque l’idée de sa succession l’irrite, et ceux qui y songent, il ne les tient pas pour ses amis. Le pouvoir complet, absolu, oui, mais pour lui-même. Que lui importe que son pouvoir soit rendu héréditaire ? Pour quel héritier ? L’hérédité ne le tente pas, elle n’a pas de raisons de le tenter et, de plus, en accroissant la ressemblance avec la royauté ancienne, elle ne serait bonne qu’à susciter une objection et un obstacle. Car si les choses tendaient à l’établissement en sa faveur d’une monarchie, qu’il concevait alors comme purement personnelle, il s’en fallait de beaucoup que tout le monde l’acceptât, en haut, dans les assemblées peuplées de républicains, et surtout, dans l’armée, parmi les chefs militaires. » (p. 159).
« Le Concordat a rétabli la hiérarchie catholique. Un sénatus-consulte, procédé commode, dont l’emploi devient toujours plus fréquent, accorde aux émigrés une amnistie générale, compensée, d’ail-leurs, par la promesse solennelle aux acquéreurs de biens nationaux que leur propriété restera sacrée. Voilà les royalistes qui rentrent en masse. Tout cela, pour les hommes de 1793, fait bien de la réaction. Et c’est vrai que, déjà, dans son cœur, à son insu, Bonaparte s’est pris de goût pour ces gentilshommes qui ont gardé les usages de Versailles, tel M. de Narbonne qui plut en présentant une lettre sur son chapeau. On a remarqué que « les manières recommandaient auprès de Napoléon ». Il n’apprécie pas moins l’habitude du dévouement à la personne du prince. Ainsi naît en lui un sentiment nouveau qui fera un homme double comme ses intérêts eux-mêmes, monarchique par situation, révolutionnaire par les racines de son pouvoir et ne pouvant fonder sa monarchie qu’en gardant le contact avec la Révolution. » (p. 163).
« Il persiste à ne pas vouloir, à ses côtés, d’un remplaçant, d’une doublure, d’un titulaire en expectative qui, même choisi adolescent, serait, devenu homme fait, gênant par sa médiocrité, porterait ombrage à son père adoptif s’il était capable, tandis qu’autour de l’héritier présomptif se rassembleraient les opposants et les mécontents, et que le choix, quel qu’il fût, ranimerait la pensée que Bonaparte lit sur tant de visages, le mot que redoute quiconque aspire à un trône où il n’est pas né : « Pour-quoi pas moi ? » Bonaparte n’est monarchiste que pour lui-même et son seul dissentiment avec la masse de ceux qui lui font confiance est là. Pour lui, l’inquiétude du lendemain, c’est ce qu’il reste d’électif dans son pouvoir ; pour les autres, c’est le vide devant lequel ils se trouve-raient s’il venait à disparaître. » (p. 165).
« Il a assez lu Montesquieu pour savoir que l’honneur, dont la nature est de demander des préférences et des distinctions, est le principe des monarchies. Il connaît aussi que c’est un sentiment noble par lequel on obtient presque tout des Français. » (p. 166).
« Et qui choisit-il pour défendre son projet ? Roederer qui, pendant la Révolution, avait dit qu’il fallait « déshonorer l’honneur ». Ne fait-on pas accepter aux hommes, tour à tour, toutes les idées ? En choisissant Roederer pour restaurer une chevalerie, Bonaparte se livrait peut-être à son mépris de l’espèce humaine. » (p. 167).
« Mais la trans-formation de la République cisalpine en République italienne, sous la tutelle de la France, nécessaire pour protéger la jeune nationalité contre l’Autriche, c’était une idée de la Révolution, la suite de tout ce qui s’était fait depuis dix ans après avoir été conçu depuis un demi-siècle. De même l’annexion du Piémont qui couvre la Lombardie, l’occupation de la Hollande qui couvre la Belgique. De même, en Allemagne, les sécularisations, les remaniements territoriaux qui com-pensent la réunion à la France de la rive gauche du Rhin, qui refoulent l’Autriche, tandis qu’en avantageant la Prusse on recherche toujours son alliance, font du premier Consul l’arbitre de la Confédération germanique. Celle-ci succédera bientôt au Saint-Empire pour préparer l’éveil de la nation allemande. Causes, effets se mêlent, s’engendrent sans cesse dans ce grand brassement de l’Europe qu’a exigé la conquête des frontières naturelles. Pour l’instant, la France s’élève sur ces décombres et Bonaparte avec elle. De même encore, il devient médiateur de la Confédération helvétique, arbitre entre ses partis, protecteur de la Suisse, qui, envahie sous le Directoire, est le bastion avancé des conquêtes républicaines, une barrière contre l’Autriche. » (p. 169-170).
« Il serait vain de vouloir sonder ses intentions et sa conscience. Il est plus sûr d’interroger ses actes. Ils répondent avec certitude que, pendant plusieurs mois, le premier Consul se comporte comme si, le statut de la France continentale étant à l’abri de toute contestation, la paix avec l’Angleterre étant assurée, il voulait rendre au pays ce qui avait été perdu pendant la Révolution, des colonies, une marine. L’expédition destinée à reprendre, sur les noirs affranchis, Saint-Domingue, perle des Antilles, l’acquisition de la Louisiane rétrocédée par l’Espagne contre le royaume d’Étrurie à un infant, attestent un plan dont on peut d’autant moins douter que la Louisiane fut hâtivement vendue aux États-Unis pour 80 millions dès que la reprise de la guerre avec les Anglais devint certaine. » (p. 170).
« L’histoire de l’Empire est celle de la lutte pour la conservation de la Belgique, et la France ne pouvait conserver la Belgique sans avoir subjugué l’Europe pour faire capituler l’Angleterre. Ici encore tout s’enchaîne. Mais, avec la rupture du traité d’Amiens, la grande illusion de la paix se dissipe. Le « lion endormi » est tiré de son rêve. La poursuite de l’impossible recommence. » (p. 173).
« Au moment où la question de l’hérédité lui valait des démêlés irritants et ridicules avec ses frères, avec Joseph surtout, il s’était écrié devant quelques confidents : « Ma maîtresse, c’est le pouvoir. J’ai trop fait pour sa conquête pour me la laisser ravir ou souffrir même qu’on la convoite. Quoique vous disiez que le pouvoir m’est venu comme de lui-même, je sais ce qu’il m’a coûté de peines, de veilles, de combinaisons. » (p. 174).
« C’est peut-être Talleyrand qui lui a parlé à l’oreille. C’est aussi le « génie de la Révolution ». L’homme qui, naguère, blâmait l’exécution de Louis XVI, qui supprimait la célébration du 21 janvier comme une cérémonie sanguinaire et dégoûtante, comprend maintenant le sens, la portée, l’utilité symbolique du régicide. « Cruelle nécessité », avait été le mot de Cromwell, devant le cadavre du roi Charles, après le coup de hache du bourreau. Ce mot, Bonaparte l’a redit mentalement tandis que, dans le fossé de Vincennes, le duc d’Enghien tombait. » (p. 181).
À suivre…