Histoire

Aimée du Buc de Rivery, une créole devenue impératrice de Turquie

Le 2 décembre 1804, Paris est en liesse. Les cloches de Notre-Dame-de-Paris résonnent dans la capitale qui accueille le Pape Pie VII. Napoléon Ier devient Empereur de la République Française et couronne lui-même son épouse, Marie Josèphe Rose Tascher de La Pagerie, dite Joséphine de Beauharnais. Cette jolie créole de 41 ans au teint marqué incarne alors toute la réussite de ces familles de la noblesse française qui se sont installées, un siècle plus tôt, dans les colonies des Antilles françaises. De l’autre côté de l’Europe, à Constantinople, au sein de l’Empire ottoman, une autre française devenait la favorite en titre du sultan Abdülhamid I.  Qui fut-elle et quel fut ce destin qui embauma à jamais de vanille-bourbon le Topkapi ? 

C’est au cours du début de la deuxième moitié du XVIIème siècle que la famille du Buc, d’origine normande, s’installe dans la colonie de Martinique. Rapidement leur plantation de canne à sucre à Pointe-La-Rose prend de l’essor et lui permet d’avoir un siège à l’assemblée coloniale. C’est ici que naît Aimée du Buc de Rivery. Elle grandit loin des  premiers tumultes qui allaient bientôt déclencher la révolution française et mettre fin à la monarchie.  La fraîcheur et l’insouciance de la jeune fille ravit la plantation. Elle fréquente cette bonne société coloniale de l’île qui s’effraie de la multiplication des révoltes des esclaves et qui ouvrira ses portes aux Britanniques afin de préserver ses acquis et intérêts. Son adolescence atteinte, Aimée du Buc de Rivery part à Nantes y parfaire son éducation, au couvent des dames de la Visitation. Elle retrouve en 1788, un royaume en banqueroute, des récoltes de blé détruites par un violent temps orageux qui a traversé le pays  et qui a  provoqué une disette, on y réclame le retour des Etats généraux.  Elle a 12 ans. Elle doit revenir vers la Martinique.

Sur la route qui la ramène vers sa plantation en juillet, son navire endommagé par une voie d’eau est attaqué par les pirates barbaresques au large de l’île Majorque. Une fois les marins passés au fil du cimeterre, les femmes sont emmenées à Alger la blanche pour être revendues comme esclaves. L’Algérie n’existe pas encore mais toute la côte nord-africaine est entre les mains de ces Turcs qui ont installé des Régences au nom de la Sublime Porte. Aimée du Buc de Rivery est vendue au Pacha d’Alger, si impressionné par la beauté de l’adolescente qu’il décide d’en faire cadeau au sultan Abdülhamid I.

Mise dans le harem, parmi les nombreuses hassodaliques (concubines) du souverain ottoman qui règne sur son empire depuis 1774, elle est prise en main par les servantes de la Sultane Validé. Loin d’être ce lupanar caricaturé par l’Occident, le gynécée était le lieu de tous les complots sous le regard d’eunuques africains chargés de surveiller toutes ces femmes. Eduquées dans cet univers clos, elles se devaient de parler à voix basse et de connaître autant l’histoire, la géographie, la poésie que la danse. Et les plaisirs terrestres faisaient l’objet d’une attention toute rigoureuse sur le sujet. C’est une femme qui apprenait à ces odalisques (esclaves vierges) les milles et un plaisirs du Kâma-Sûtra en vigueur. Car si l’homosexualité était interdite dans l’Empire, le lesbianisme était accepté au sein du Harem. Rien d’étonnant que dans l’origine de son nom se trouve dans le mot arabe, « Haram » qui veut dire … «péché ».

Aimée du Buc de Rivery sut se faire aimer du sultan très rapidement tant et si bien qu’elle fut installée dans les appartements attenants de ceux d’Abdülhamid I. La vie d’une concubine impériale ne tient qu’à la vie de son amant. Et celui-ci disparaît en avril 1789. Son successeur est son neveu Sélim III. Energique, talentueux, moderne, le nouveau souverain garde la jeune Aimée près de lui mais la délaisse. Mal lui en prend, ambitieuse, Aime du Buc de Rivery a su apprendre de toutes les officines. Elle est appréciée des janissaires, cette milice puissante composée d’esclaves d’origine chrétienne. Il se dit que la concubine a gardé sa religion catholique. Lorsque Sélim III tente de réformer ce corps militaire, les janissaires se soulèvent en 1807 et place son cousin Mustapha IV sur le trône. Aimée du Buc a-t-elle joué un rôle dans ce soulèvement ? Il est permis de le penser. Du trône, seul ces deux souverains pouvaient empêcher son fils de s’y rapprocher. Sélim III sera empoisonné en juillet 1808 et Mustapha IV assassiné en novembre de la même année.  Et Mahmoud II de monter sur le trône, Aimée du Buc de prendre le nom de sultane Nakşidil (l’empreinte du cœur). La politique ne la quittera plus. Derrière son fils, elle exerce une réelle influence sur le Divan. En 1812, elle forcera même son fils à signer une alliance avec la Russie ennemie contre la France. De là à songer que ce fut par vengeance familiale car sa cousine n’était plus impératrice depuis son divorce avec Napoléon, il n’y a qu’un pas que l’on pourrait franchir aisément.

Elle marquera de sa main l’Empire Ottoman, alors à son apogée,  en le modernisant par de profondes réformes. Pourtant au-delà de son existence, l’ombre d’un doute plane pourtant sur la réelle identité de la sultane Validé !? En effet, Il existe bien les preuves de la disparition en 1788 d’une certaine Aimée-Rose du Buc mais peu de chances donc qu’elle eut été la mère du sultan Mahmoud II, né 3 ans auparavant (?) avant son enlèvement et probablement le fils d’une autre créole. Aimée du Buc aurait pu ainsi facilement adopter le jeune prince et en faire son fils. Autre possibilité, l’existence homonymique de deux femmes portant le même nom et même prénom disparues en même temps. Son âge est aussi sujet à caution. Il se peut que la sultane Validé ait été âgée de 10 ans de plus au moment de son enlèvement et dont la date elle-même a été remise en question (1781 ?).

En 1985, le prince Michel de Grèce a rendu hommage à cette petite créole issue de la noblesse française qui modernisa un empire sur le déclin à l’heure des grands bouleversements européens du XIXe siècle. La nuit tombera définitivement le 15 août 1817 sur ce sérail du Topkapi dont avait éclos  la sultane Validé, foudroyée par une violente tuberculose. En favorisant la montée sur le trône de son fils, la jeune créole s’était-elle souvenue de la prophétie de cette mulâtresse, Euphémia David, qui un jour, avait prédit à Aimée et sa cousine Joséphine des destins hors du commun ?

Ainsi rapporte-t-on toujours en Martinique les paroles de cette obeah (magicienne) : “Votre nouveau tuteur va bientôt vous envoyer en Europe parfaire votre éducation. Votre bateau sera capturé par des pirates algériens. Vous serez faite prisonnière et rapidement enfermée dans un couvent pour femmes d’une autre nation que la vôtre, ou dans une prison… Là, vous aurez un fils. Ce fils régnera glorieusement sur un empire, mais un régicide ensanglantera les marches de son trône. Quant à vous, vous ne jouirez jamais d’honneur public ni de gloire, mais vous régnerez, Reine voilée, invisible, vous vivrez dans un vaste palais où chacun de vos souhaits sera un ordre, et des esclaves innombrables, par milliers, vous serviront. Au moment même où vous vous sentirez la plus heureuse des femmes, votre bonheur s’évanouira comme un rêve, et une longue maladie vous conduira jusqu’à la tombe“.

Frédéric de Natal

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