Social et économie

Rêve de croissance

Après 5 % de croissance annuelle moyenne durant les Trente Glorieuses (1945-1975) suivies de trente autres avec une croissance inférieure (environ 2 %) mais compensée par un accès facile au crédit, la plupart des ménages français se sont équipés en biens durables, automobile, mobilier, électroménager, téléviseur, ordinateur…

Conséquence d’un scénario pratiquement identique dans les principaux pays d’Europe, la production de ces biens s’écoule sur un marché de renouvellement, donc de faible volume sauf obsolescence programmée ou autre prime à la casse.

Pour maintenir notre niveau de production, le réflexe naturel fut d’aller chercher des marchés de premier équipement dans les pays où « tout était à faire » ; tout aussi naturellement, ne serait-ce que pour régler leurs importations, ces pays se sont également mis « à faire », avec des coûts très inférieurs aux nôtres, et ont commencé à exporter les produits que nous fabriquions déjà en quantité trop importante pour être absorbé sur nos vieux marchés de renouvellement. Le cas de l’automobile illustre cette brève analyse.

Conclusion : pour créer un marché de premier équipement dont le volume soit suffisamment important pour retrouver un niveau de croissance propre à procurer un travail au plus grand nombre il faut inventer des produits nouveaux.

 

Pas de croissance sans innovation.

Tous les experts (et Dieu sait que le monde ne manque pas de donneurs de conseils !) sont unanimes : pas de croissance sans innovation, qu’il s’agisse de nouvelles applications technologiques ou d’objets nouveaux issus de la recherche fondamentale. Pour confirmer leur verdict, lesdits experts font remarquer qu’en août 2012, le géant du pétrole Exxon Mobil a cédé sa place de première capitalisation boursière (348 milliards $) à Apple (350 milliards $) dont l’Ipad et l’Iphone assurent la prospérité et sans lesquels chacun a bien conscience que la vie deviendrait impossible, l’accès à l’énergie étant désormais inscrit dans les droits de l’homme.

D’où le crédo des temps modernes : innovation = nouvel objet = usines pour le fabriquer = emplois = croissance de la richesse pour tous. L’humanité découvre enfin une piste ouverte sur un avenir meilleur : se libérer des contraintes de l’effort et s’abandonner aux divertissements (au sens de Pascal) procurés par l’objet innovant.

Pour illustrer ce qui précède, nous vous livrons quelques exemples d’innovations récentes promises à un essor considérable selon les médias.

80 sociétés françaises participaient au Consumer Electronics Show qui s’est tenu à Las Vegas, du 7 au 11 janvier 2013. Parmi elles, Hapilabs a fait un malheur au royaume de l’obésité en présentant une fourchette connectée à un ordinateur ; des capteurs insérés dans le manche de cet instrument mesurent la vitesse d’ingestion des aliments et un petit vibrateur avertit le glouton insouciant. Signalons qu’il n’est pas prévu d’étude de marché en Afrique subsaharienne.

Également à Las Vegas, Technicolor présentait un système permettant de mesurer les émotions des spectateurs qui visionnent un film. Les plus grands studios américains ont fait le déplacement et se sont déclarés intéressés par cette technique capable de créer une base de données qui, une fois traitée par un logiciel adéquat, permettra la « conception d’émotions assistée par ordinateur ».

Au Texas, une équipe de chercheurs a mis au point « l’electronic tattoos », tatouage médical de la taille d’un timbre-poste. Silicium et métal sont imprimés pour former une sorte de treillis étirable placé sur une fine feuille de polymère adhésif ultra souple. Collé sur la peau, ce tatouage mesure la température, le rythme cardiaque, les mouvements des muscles…, bref toutes les informations nécessaires au diagnostic de l’état de santé du porteur.

En France, Vitirover se prépare à mettre sur le marché un « robot tondeur » pour désherber la vigne. Sorte de mouton électrique qui broute l’herbe mais pas les feuilles, cet appareil est entièrement autonome : son positionnement est assuré par un capteur GPS centimétrique et son indépendance énergétique par un panneau photovoltaïque. Bien que travaillant lentement (2 semaines pour 1 hectare) ce robot permet de maintenir un terrain propre sans recouvrir aux désherbants classiques… et sans main-d’œuvre.

Dans la vie courante, la domotique et l’électronique embarquées à bord des automobiles offrent d’autres exemples d’innovations sur lesquelles nous nous défaussons de nos responsabilités.

Bien sûr, les entreprises à l’origine de ces produits ont le mérite d’avoir relevé avec succès des défis technologiques souvent impressionnants ; reste la question de savoir jusqu’où l’être humain acceptera de confier à la machine sa santé, ses émotions, son intelligence… et même ses bras.

Parce qu’il est tout de même paradoxal que, sur cette planète gangrenée par le chômage et à l’heure où de plus en plus d’économistes sont convaincus que l’automatisation à outrance a désormais atteint ses limites, une invention qui cannibalise une paire de bras soit portée au pinacle.

 

Croissance et emploi.

Dans la première moitié du XIXe siècle, en France et en Angleterre, les ouvriers du textile défendaient leurs emplois en cassant les métiers à tisser.

Par la suite, la création d’emplois nouveaux, l’amélioration des conditions de travail (horaires, pénibilité, environnement pollué…) et la hausse des salaires apaisèrent la peur des machines.

La seconde révolution industrielle date des années 50, lorsque les automates programmables permirent d’incorporer de l’intelligence à la mécanique en donnant naissance aux machines à commande numérique.

Très vite celles-ci furent complétées par des systèmes de chargement automatique et des techniques de reconnaissance visuelle et de contrôle en continu.

Ainsi, en quelques années, l’industrie est passée de l’époque « un homme, une machine » à celle d’un opérateur conduisant un ilot de production constitué de plusieurs machines, d’où la notion de croissance sans emplois apparue à la fin du siècle dernier : augmentation de la production et réduction de l’emploi grâce aux gains de productivité principalement dus au remplacement de la main-d’œuvre par des processus automatisés.

La grande nouveauté est qu’aujourd’hui l’automatisation gagne des pays où la main-d’œuvre est la plus abondante, la moins qualifiée et la moins chère. L’exemple le plus frappant est fourni par la firme taïwanaise Foxconn qui emploie à peu près 1,2 million de personnes dans ses usines chinoises sous-traitantes des géants de l’électronique grand public. Pour répondre à la demande et maintenir ses prix de revient, en 2011, Foxconn décida de remplacer d’ici fin 2014 une partie de ses salariés chinois par un million de robots, au prix unitaire moyen de 22 000 $, capables de sélectionner et de mettre en place des composants sur une carte électronique 24h/24 ; en décembre dernier 30 000 robots étaient opérationnels. Schématiquement on peut dire que, dans les années 60, les entreprises de l’UE (à l’époque constituée de 6 États économiquement et socialement semblables) se concurrençaient en vase clos ; progressivement, elles ont subi l’assaut des zones à bas coûts salariaux, Asie et Pays d’Europe Centrale et Orientale après 2004 (le Smic mensuel roumain tourne autour de 250 €) et doivent maintenant se préparer à affronter leurs homologues hyper robotisées du Sud-Est asiatique.

Conséquence de cette inflation de la concurrence, la déflation des salaires.

Conséquence de la conséquence, la proposition « croissance de la consommation = croissance de l’activité = création d’emploi » tourne dans le vide :

–    Pas de consommation si de moins en moins de personnes conservent un emploi stable et bien rémunéré.

–    La croissance de l’activité résulte d’abord des gains de productivité.

Par exemple en France, la mécanique est l’unique branche industrielle à avoir retrouvé en 2012 son niveau d’activité d’avant la crise avec un chiffre d’affaire en hausse de 2,8 %…et des effectifs stables.

 

L’emploi coûte que coûte.

En préambule au rapport publié en janvier 2012 par l’Organisation Internationale du Travail, on peut lire « le monde affronte le défi de la création de 600 millions d’emplois sur la prochaine décennie ». Fin 2012, les 17 États de la zone euro recensaient 18,99 millions de sans-emplois.

Sur une planète où les matières premières naturelles sont en quantité limitée, la croissance démographique des Pays du Sud a créé un gigantesque réservoir de main-d’œuvre au point que « devenu moins rare que la nature, l’homme est jetable » (1) ; l’ampleur du chômage mondial suffit à démontrer qu’il est jeté.

Dans un essai récent (2) Michel Rocard dénonce le faux espoir de la croissance : « Nous devons établir nos budgets et nos politiques de l’emploi en misant sur une croissance zéro… C’est une vraie révolution. Nous avons été habitués à confondre croissance et progrès. Nous avons été habitués à confondre croissance et justice sociale ? Nous avons été habitués à confondre croissance et financement des services publics. Ce ne sera plus jamais le cas… Ce n’est pas de la croissance que viendra la justice sociale, mais c’est d’un surcroît de justice sociale que viendront la stabilité économique et la prospérité. »

L’ouvrage en question est sous-titré « Arrêtez les rustines », judicieuse remarque à l’adresse de Ftançois Hollande, sorte de sœur Anne un peu niaise perchée sur la tour d’où elle guette le retour de la croissance. Là est toute son erreur, car à supposer qu’elle revienne, jamais elle n’atteindra les 4 à 5 % sur lesquels sont construites les grandes litanies gouvernementales, pérennité des retraites et de la protection sociale, remboursement de la dette et équilibre budgétaire… ; et puis l’hypothèse d’une croissance éternelle est tout simplement idiote.

 

Conclusion.

Il faut être lucide, l’hypothèse du retour d’une croissance suffisante pour créer des emplois et assainir le budget de l’État est exclue. Une fois cette évidence admise, il importera de repenser le cycle production-consommation et de corriger les excès du commerce international afin d’introduire un peu de sobriété dans le comportement des consommateurs et les dépenses de l’État.

Le but de la réflexion n’étant pas de revenir à l’âge des cavernes mais de s’affranchir de la dictature des machines et de celle de la croissance matérielle afin de libérer la croissance morale, intellectuelle et spirituelle à laquelle est appelé tout homme venant au monde, il n’y a pas lieu de sombrer dans la morosité à la perspective « d’être un peu plus en ayant un peu moins ».

Compte tenu des données chiffrées dont ils disposent et de l’expérience acquise sur les vingt dernières années, les responsables des questions économiques et sociales ont les moyens de définir les grandes lignes d’un nouvel ordre socio-économique fondé sur une croissance proche de zéro (hors facteur démographique) si…

Si leur désir de servir est sincère, s’ils ont la volonté d’aboutir, s’ils font abstraction des querelles idéologiques hors de propos et s’ils reconnaissent que les critères de justice sociale sont hors d’atteinte des vagabondages de la raison humaine puisque déjà institués par le Juste qui est.

En arriver là suppose qu’un homme politique ose reconnaître publiquement la fin du rêve de croissance et inscrire le mot sobriété dans son programme de gouvernement ; le problème est que, dans cette République qui boite tantôt à droite tantôt à gauche, son élection est loin d’être gagnée avec un tel discours !

Reste à changer de régime… Sire, revenez vite !

Pierre Jeanthon

(1)  Le Grand basculement, par J.M. Severino et O. Ray, 25,90 € aux éditions Odile Jacob.

(2)  La gauche n’a plus le droit à l’erreur, par M. Rocard et P. Larrouturou, 19 € chez Flammarion

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