L’affaire Kerviel
Thomas More avait, pour les hommes d’Etat et de pouvoir, un reproche acerbe qui ne peut que nous frapper : « Que faites-vous donc ? D’abord des voleurs que vous pendez ensuite. »
Il signifiait par-là que, bien souvent, l’homme de pouvoir fabriquera lui-même les voleurs qu’il traquera plus facilement, achetant ainsi au passage la paix civile.
N’ayant jamais été partisan du mode de vie consumériste s’il est irraisonné, n’étant pas partisan des spéculateurs et de la spéculation en générale, quand éclata la crise de 2008 la déflagration ne fit que confirmer mon dégoût pour l’ultra-libéralisme. Nous sommes tous complices (ou otages, mais ce n’est qu’une question sémantique), d’une société qui s’est construite sur l’idée de l’accroissement de la richesse, non pas dans sa forme tangible mais dans sa forme symbolique : celle de la monnaie et de l’argent. La monnaie fiduciaire (representative money), c’est-à-dire en pièces et en billets, n’est rien (moins de 10% des échanges, selon les pays.) par rapport aux immenses masses monétaires (credit money et fiat money), n’existant que dans les ordinateurs, et qui circulent sur la planète.
Mais l’univers des grandes banques et de la spéculation est, le plus souvent, un univers où ces données numériques ne représentent rien. Elles ne sont qu’une variable d’ajustement, que les banques créées à longueur de journée pour agir mécaniquement sur le prix de biens (ceux-ci réels) de manière à échanger une monnaie sans valeur intrinsèque contre des biens qui en ont bien une.
Jérôme Kerviel était un de ces hommes qui, pris dans un métier où les chiffres sont immenses et ne signifient plus rien, voyait s’accroître la richesse de son entreprise et la sienne contre une monnaie de singe. Un peu comme ces tuniques bleues qui achetèrent des territoires immenses, au profit des Etats-Unis contre quelques bijoux ou parfums capiteux, à des Amérindiens qui n’avaient pas le choix.
Jérôme Kerviel est aussi un symbole : le symbole d’une société à laquelle on a tant fait perdre ses repères que ses membres ne sont plus capables de juger objectivement du bien et du mal. Jérôme Kerviel n’est pas le symbole du « libéralisme qui perd les pédales » il est le symbole du monde tel qu’il est, tel qu’il a été construit. Un homme sans repères moraux, qui travaille dans un univers virtuel : n’est-ce pas le parfait exécutant ? Si un jour il se rendait compte que cet univers virtuel est bien réel, avec son lot de licenciements et autant d’histoires humaines qu’il y a de zéros dans les chiffres colossaux de la salle des ventes, sa morale serait tant annihilée qu’il n’en aurait cure.
Et quand un jour le peuple en colère viendra gronder à la porte, on pourra lui donner un de ces exécutants interchangeables et se scandaliser tout haut qu’il n’a pas l’éthique qu’on ne lui a jamais donné, et qu’il n’a pas vu ce que ses patrons ne lui ont jamais montré…
« Que faites-vous donc ? D’abord des voleurs que vous pendez ensuite » : après avoir fabriqué Jerôme Kerviel, notre société s’apprête à le pendre, sous les hourras de ceux qui feignent de ne pas comprendre que ce sont des milliers d’hommes comme Kerviel qui sont encore attelés aux salles des ventes, plus ou moins conscients, plus ou moins complices, plus ou moins otages de grandes institutions financières et finalement de notre modèle de société.
Il se dit que Jérôme Kerviel ne sera pas présent au verdict. Qu’après avoir vu (avec toutes les précautions d’usage quant à ce genre d’information) le Pape, celui-ci a pris le bâton de pèlerin pour marcher jusqu’à Paris, en guise d’expiation.
Tardive confession, tardive pénitence dirons certains, comme nos confrères du Huffington Post[1] qui, tout à coup, semblent plus catholiques que nous ne le serons jamais.
Mais qui sommes-nous pour juger ?
Roman Ungern