Et pourtant elle tourne…la planche à billets
Des chiffres et des lettres.
Les données du tableau ci-dessous sont extraites des statistiques établies par le FMI, la Banque Mondiale et Eurostat.
Avec un PIB voisin du quart du PIB mondial, en 2012 l’UE à 27 reste la première zone économique de la planète. Entre 2007 et 2012, pendant que la zone euro régressait, la Chine, les Etats-Unis et le Japon augmentaient leur PIB.
Points communs aux USA et à l’Archipel, une croissance atone fin 2012, une dette supérieure à 100% du PIB et un déficit budgétaire abyssal : la zone euro étant à peine mieux lotie, on peut s’interroger sur l’utilité des fameux critères de Maastricht gravés dans le marbre de la monnaie unique.
Les Etats-Unis en quête de croissance.
Hantée par le souvenir de 1929, la Réserve Fédérale (Fed) part du principe qu’il n’est pas possible de réduire le taux de chômage à moins de 6,5% sans une forte croissance, pas de croissance sans consommation, pas de consommation sans argent et pas d’argent sans crédit bancaire accessible à tous.
Après avoir baissé son taux directeur à moins de 1% en 2008 et constatant que les choses ne s’arrangeaient pas, la Fed poursuivit son raisonnement, pas de crédit bancaire sans banques riches.
Et c’est pourquoi, en mars 2009, elle inventa le « quantitative easing » (Q.E) en français « assouplissement monétaire », formule beaucoup plus élégante que celle de création « monétaire ex nihilo », dont le but est d’accroître la masse de monnaie en circulation quand la baisse du taux directeur est inefficace.
Bien décidée à frapper fort, la Fed racheta 300 milliards $ de dettes parapubliques, autant de dette publique et 750 milliards $ de créances immobilières titrisées.
En novembre 2010, face à une reprise poussive et à un chômage élevé elle repassa le plat en achetant 600 milliards $ de dette publique.
Et, en raison d’un chômage plus proche de 8% que de 6,5, une troisième fois en septembre 2012. Pour une durée indéterminée la Fed s’engageait à acheter tous les mois 40 milliards $ d’actifs immobiliers douteux, à maintenir son taux directeur voisin de zéro jusqu’à mi 2015 et à vendre des actifs courts pour racheter de la dette d’Etat à long terme (ce qui présente l’avantage de réduire la charge de la dette.)
Avril 2013, coup de théâtre à Tokyo.
Après la victoire du Parti libéral démocrate (PLD) aux législatives du 16 décembre 2012 (300 sièges sur 480 à la Chambre basse de la Diète) le très conservateur Shinzo Abe est élu Premier ministre d’un pays dont l’économie est un cas à part :
- record mondial de la dette publique, plus du double du PIB et détenue à 90% par des investisseurs locaux,
- le Japon est le seul Etat au monde où la valeur de ce qu’il produit aujourd’hui est inférieure à ce qu’elle était il y a 20 ans. Depuis le début du siècle, à l’exception de la période 2006-2008 au cours de laquelle les prix à la consommation ont augmenté au total de 1,7% et de deux années d’inflation nulle ils ont toujours baissé ; un article qui valait 100 au 1er janvier 2000 coûtait 96,4 au 31 décembre dernier.
Cette déflation a des conséquences fâcheuses sur l’économie :
- l’argent ne circule pas, car à quoi bon consommer et investir aujourd’hui puisque demain la valeur des choses sera plus faible,
- un yen fort qui brime les exportations. En 2011, pour la première fois depuis 1980, le commerce extérieur japonais fut déficitaire de 19,80 milliards €, déficit qui atteignit 58,7 milliards € l’an dernier,
- recul de l’activité industrielle, 6% en 2012, d’où hausse du chômage…
Pour sortir du cercle vicieux de la déflation qui paralyse l’économie, l’idée de Shinzo Abe est de créer un « choc de confiance » auprès des entreprises et des particuliers. Ainsi, le 4 avril 2013, le gouverneur de la Banque du Japon (BoJ) proche du Premier ministre annonçait que son établissement allait doubler en 2 ans la base monétaire japonaise (argent en circulation plus réserves) afin d’atteindre une inflation annuelle de 2%.
Le raisonnement de la BoJ est le suivant :
- les entreprises intégreront dans leurs prévisions de production et d’évolution tarifaire une hausse de prix ayant pour conséquence d’augmenter leurs revenus, donc leurs capacités d’investissement, donc l’activité,
- la hausse des valeurs nominales des recettes fiscales permettra de résorber la dette,
- au lieu de conserver des bas de laine érodés par l’inflation, les ménages consommeront davantage, ce qui est favorable pour soutenir l’activité.
Concrètement il s’agit de faire passer la base monétaire de 138 000 milliards de yens fin 2012, à 270 000 fin 2014 ; sur la parité 1$= 96 yens cela revient à injecter dans l’économie 57,3 milliards $ par mois pendant 2 ans.
Pour ce faire la BoJ prévoit d’acheter mensuellement l’équivalent d’un peu moins de 1% du PIB d’obligations d’Etat auprès des banques en faisant tourner la planche à billets.
Au passage il faut noter que le Q.E à la mode japonaise est, en proportion des PIB respectifs, très supérieur à la somme des 3 Q.E américains.
Quelles conséquences pour l’Union européenne ?
L’annonce de la BoJ a été immédiatement bénéfique ; les investisseurs institutionnels nippons cherchent du rendement en dehors de leur marché domestique et se tournent vers les dettes souveraines européennes et tout spécialement vers celle de la France jugée moins risquée que celles de l’Italie et de l’Espagne mais mieux rémunérée que la dette allemande. Ainsi début avril le taux français à 10 ans est tombé à son plus bas niveau (1,75%) ; dans la foulée même ceux de l’Espagne et de l’Italie se sont également détendus.
Pour autant faut-il penser que les Q.E mis en place aux USA et au Japon et les mesures prises par la BCE pour sauver la monnaie unique permettront de sortir la zone euro du marasme ?
Entre août 2007, début de la crise financière, et aujourd’hui le bilan de la Fed est passé de 870 à 3200 milliards $, soit une hausse de 2330 milliards $.
Sur la même période celui de la BCE passait de 1000 à 2650 milliards €, soit une hausse de 1650 milliards € qui, convertie en dollars équivaut à un peu plus de 2000 milliards $.
Si, en proportion des PIB respectifs ces montants sont comparables, les politiques monétaires sont très différentes de part et d’autre de l’Atlantique :
- la Fed a acheté beaucoup d’obligations du Trésor et de créances hypothécaires mais très peu prêté aux banques,
- la BCE a peu acheté d’obligations mais a beaucoup prêté aux banques.
Le résultat est que les banques américaines ont amélioré leur bilan en le débarrassant d’actifs douteux et augmenté leurs liquidités disponibles tout en restant peu endettées : inversement les banques européennes ont contracté une forte dette envers la BCE tout en remplissant leurs tiroirs d’obligations émises par des Etats dont la santé financière laisse à désirer.
Ceci explique pourquoi, depuis 2010, les premières ont progressivement rouvert le robinet du crédit aux entreprises et aux ménages pendant que les secondes n’étant pas à l’abri d’un défaut de paiement l’ont à peine entrouvert en 2011 avant de le refermer en 2012.
La question est donc de savoir ce que fera la BCE à l’heure où en Europe du Sud de nombreuses voix s’élèvent contre la rigueur budgétaire. Si une partie de la réponse dépend de Berlin, il ne faut pas oublier que présentement l’UE négocie deux accords de libre-échange, l’un avec les Etats-Unis, l’autre avec le Japon.
Notre propos n’est pas de disserter sur le bien-fondé de ses accords, mais si les pourparlers en cours devaient aboutir, on n’imagine mal que la politique monétaire européenne ne s’aligne pas sur celles du Japon et des Etats-Unis tous les deux aujourd’hui au pied du mur d’une dette publique colossale comme la zone euro le sera dans un avenir proche.
Et tous les deux prêts à faire tourner la planche à billets pour générer l’inflation qui, d’expérience, permet de rembourser la dette en « monnaie de singe » et d’accroître l’activité économique, point sur lequel j’émets un doute.
Il est vrai que dans le passé l’inflation a dopé l’économie ; en sera-t-il de même demain dans les vieux marchés occidentaux aujourd’hui matures ?
À titre d’exemple, croyez-vous qu’un brin d’inflation permette à PSA d’augmenter sa production en Europe alors, qu’au premier trimestre 2013, la Chine est devenue son premier marché devant la France, respectivement 142 000 immatriculations (+31%) contre 124 370 (-19%) ?
Ce qui est vrai pour PSA l’est pour l’Air Liquide, Lafarge, Faurécia, Airbus, et tant d’autres qui installent leurs unités de production et d’assemblage au plus près de leurs clients.
Cela n’excuse pas les délocalisations, mais peut les expliquer… au moins tant que les produits fabriqués là-bas ne reviennent sur nos marchés. Ce qui n’est pas le cas de la Logan construite par Renault-Dacia en Roumanie ; en réponse aux ouvriers qui, en mars dernier, se sont mis en grève pour obtenir une augmentation de 25% de leurs salaires, la direction a laissé entendre une possible délocalisation au Maroc… et ainsi de suite tant le réservoir de la pauvreté est inépuisable.
Ainsi va, dans ce monde sans frontières, la triple dictature du profit, du matérialisme et du PIB.
Revenons à la planche à billets. Après l’annonce de Tokyo, J. Lew, nouveau secrétaire d’Etat américain au Trésor, s’est rendu dans plusieurs capitales européennes pour les convaincre d’atténuer une rigueur budgétaire nuisible au retour de la croissance, position également défendue par le FMI.
Ces évènements et le « transatlantisme » affiché par les dirigeants de l’UE (au détriment des relations avec la Russie) font que je ne serai pas surpris d’apprendre très prochainement que la BCE jette un voile pudique sur ces convictions anti-inflationnistes ; l’activité s’en portera un peu mieux, au moins momentanément jusqu’à la prochaine crise, par exemple celle provoquée par l’éclatement de la bulle des obligations d’Etat.
Et on se promènera de crise en crise, de sommet historique en sommet historique tant que le monde n’aura pas appris à produire, consommer et échanger autrement, plus sobrement… Monsieur M. Allais revenez-nous expliquer tout cela !
Pierre Jeanthon