Une République hors sol, par Antonin Campana
Les théoriciens du contrat développent une pensée qui est d’application universelle. Leur sujet n’est pas l’Italien, le Français ou le Chinois, mais l’Homme en général. Ce ne sont pas les hommes d’une contrée particulière qui jouissent des « droits naturels » mais tous les hommes de toute la planète. Ce n’est pas dans tel peuple ou telle civilisation que s’établit le « contrat social » mais dans toute l’humanité. La « république » ne rassemble pas selon les origines ou les religions mais selon l’acte d’association ouvert à tous, sans exclusions ni distinctions. C’est dans cette logique que s’élabore la déclaration des droits de l’homme de 1789, une déclaration de portée universelle qui fera dire à Joseph de Maistre : « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe c’est bien à mon insu » (Considérations sur la France, 1796).
Les avocats et les négociants du Tiers-État vont donc élaborer un régime politique autour d’une fable philosophique qui exclut les appartenances réelles. Autrement dit, le régime politique qui va progressivement se mettre en place ne contient dans son patrimoine génétique aucune référence à l’identité particulière, à l’appartenance spécifique ou à une religion singulière. Il n’est question que de l’Homme et si la Déclaration de 1789 fait référence au « citoyen » c’est pour mieux affirmer cet homme abstrait : un homme hors sol devenu associé et bénéficiant de ce fait de droits politiques qui s’ajoutent à ses droits naturels.
En structurant le régime politique naissant selon des principes qui excluent le spécifique, les avocats et négociants du Tiers-État vont donc engendrer une république qui n’est pas plus française que tatare ou moldave. Universelle en ses fondements, la République pourra se dire « de France », mais en aucun cas « française ». Tirant les conséquences logiques de cette universalité, Adrien Duport (l’un des rédacteurs de la Déclaration des droits de l’Homme), pourra affirmer que le principe de citoyenneté n’autorise « aucune distinction » et que par conséquent « les Turcs, les Musulmans, les hommes de toutes les sectes sont admis à jouir en France des droits politiques » (Assemblée nationale, 28 septembre 1791). L’idée sera réaffirmée par un Saint-Just qui dans son projet de Constitution déclarera que les étrangers sont « sacrés » et que « la patrie d’un peuple libre est ouverte à tous les hommes de la terre » (Essai de Constitution, 24 avril 1793). Du Pont de Nemours fonde (13 novembre 1792) un périodique appelé Le Républicain universel. Quelques années plus tard, les babouvistes souhaiteront une République des Égaux qui serait, écrivent-ils, un « grand hospice ouvert à tous les hommes » (Manifeste des Égaux, 1796). Même à l’étranger, ce mondialisme républicain n’est pas ignoré. Le Moniteur du 27 décembre 1792 rapporte ainsi qu’au Parlement britannique, un député, Sir Jenkinson, accuse la Convention de « viser à la République universelle ».
Durant toute la période révolutionnaire, les orateurs parlent au nom du « genre humain ». Le député François Chabot exhorte : « chargez-vous de libérer le genre humain et de rallier autour de l’Assemblée nationale !». Jean-Jean-Louis Carra, député de la Convention, dira croire en la « chaîne de l’alliance universelle des nations », cette alliance, dit-il, « qui ne fera bientôt qu’une même famille de tout le genre humain ». Le Jacobin John Oswald auteur d’un Plan de constitution pour la République universelle (1793) voudrait « achever la révolution de l’Europe, du genre humain, de l’homme tout entier ». Etc.
Anacharsis Cloots, « orateur du genre humain » (sic), est significatif d’un personnel politique républicain qui a parfaitement compris qu’on ne pouvait fonder la république sur la philosophie du contrat sans la dissocier du particulier, la francité en l’occurrence. Sa République universelle (1792), ses discours et harangues « cosmopolites », ses Bases constitutionnelles de la République du genre humain (1793)… sont dans l’air du temps républicain. Cloots accèdera ainsi, en 1793, à la présidence du très influent Club des Jacobins où, là encore, les partisans d’un République universelle ne manquent pas (ainsi de Jean-Baptiste Milhaud, député du Cantal, qui explique que ni les mœurs, ni le langage ne sont des obstacles insurmontables pour une république universelle : « Je soutiens qu’une république universelle une et indivisible, organisée d’après ma conception, pourrait exister malgré tous les obstacles » ; ainsi d’Alexandre Courtois : « Je ne combattrai pas l’idée de faire une république universelle semblable à celle que nous a présenté Anacharsis Cloots » ; ainsi de Léonard Bourdon, député de l’Oise, qui se félicite que les Savoisiens aient « porté des santés à la république universelle » ; etc.).
Une république universelle est une république hors sol. Une et indivisible, elle est de partout mais de nulle part en particulier. La dire « française » n’a donc aucun sens. Cloots et quelques autres avec lui en arrivent à cette conclusion évidente (Jean-Baptiste Milhaud : « La République qu’on appelle française »). Cloots proclame qu’il ne faut être ni Français, ni Anglais, ni Européen, ni Américain mais « homme » tout simplement : un « citoyen de la république des hommes » (Étrennes de l’orateur du genre humain aux cosmopolites, 1793). Car il n’y a qu’une seule patrie : « le Monde ». Aussi demande-t-il la suppression du nom « Français » : « je demande la suppression du nom Français […] Tous les hommes voudront appartenir à la république universelle ; mais tous les peuples ne voudront pas être français » (Bases constitutionnelles de la République du genre humain, 1793). La dénomination « française » accolée au mot République est pour Cloots « fausse et préjudiciable» (Étrennes…, op. cit.). « Fausse », car étant universelle la République n’est pas spécifiquement « française ». « Préjudiciable », car la référence déplacée à la francité est un frein à l’attraction et à l’intégration républicaine des étrangers.
Les révolutionnaires ne vont pas se contenter de théoriser sur la république universelle « qu’on appelle française ». Ils vont mettre en pratique leurs conceptions, en fait celles des philosophes du Contrat qui les ont précédés, et ouvrir sur deux siècles de violences et de souffrances.
Antonin Campana