Ruy Blas, un héros du devoir déplacé dans une enveloppe indigne
Ruy Blas ne déchaîna pas les mêmes passions. Il est vrai que dans sa forme, la pièce est plus classique. Nous sommes dans une intrigue de cour, et si l’unité de temps n’est pas respectée, celle du lieu l’est presque, de même que celle de l’action. Le vers, enfin, est moins décomposé que dans Hernani.
Enfin, il n’y a là nulle révolte contre le souverain. Ruy Blas est un serviteur fidèle de son roi. Certes pour la mauvaise raison. Il aime la reine et la sert en obéissant au souverain. Il doit à son amante son ascension politique fulgurante. Mais les deux amoureux se fuient une partie de la pièce et ne se déclarent mutuellement leur amour que tardivement. L’honneur est donc en partie sauf, car après tout, si adultère il y a, ce n’est pas la première fois dans le théâtre français, et cette fois-ci, c’est un adultère concevable, respectueux des principes supérieurs de la morale naturelle. Ruy Blas, d’ailleurs, envisage, à plusieurs reprises, de se tuer ou de quitter Madrid et le gouvernement, pour ne pas porter préjudice à celle qu’il aime fidèlement. Il est, véritablement, un héros. Son éclat est d’autant plus magnifique qu’il se tient face à son opposé absolu, son ancien maître don Salluste, infâme personnage sans entrailles qu’il tuera pour défendre l’honneur de la reine.
La pièce est belle, mais un rouage grince dès l’origine.
Ruy Blas, et c’est sa douleur, n’est qu’un valet. Il doit son ascension, en vérité, à un mensonge, celui qui le fit passer, devant le couple royal, pour don César, grand d’Espagne ruiné que tout le monde croyait disparu. Don Salluste ayant habillement fait enlever le vrai César, la substitution est parfaite. A ceci près que César et Ruy Blas se connaissaient, dans une autre vie, où César masquait son vrai nom, n’apparaissant que sous un substitut utile pour ses activités de brigandage.
En somme, l’intrigue et ses quiproquos s’appuient sur le mensonge. Il ne s’agit pas, comme dans une bonne vieille comédie de Molière, d’une identité réelle que le héros ignorerait, tel Valère, dont la noblesse et la fortune lui sont révélées au dénouement de L’Avare. La comparaison n’est pas inutile. Dans sa tragédie, Hugo n’a pu s’empêcher de glisser de nombreux effets comiques dont César n’est pas un des moindres. Mais ce n’est pas l’ignorance et la vérité dévoilée qui règnent chez Hugo. Non, c’est le mensonge, qui crucifie d’ailleurs Ruy Blas et causera sa mort à l’issue de la pièce. Ici, rien de choquant, sinon que le principe du mensonge fut justifié par la réussite amoureuse et gouvernementale de Ruy Blas et par le repentir de la reine, à la dernière scène, désolée d’avoir causée la mort du menteur pardonné.
Ceci ne serait pas grave, à vrai dire, car Ruy Blas fut d’abord le jouet du traître Salluste, et la question morale est assez emmêlée. Ceci ne serait pas grave, donc, s’il ne s’y ajoutait le sentiment amoureux romantique érigé en norme suprême de l’intrigue.
Nul ne sait pourquoi Ruy Blas est amoureux de la reine. L’amour se suffit à lui-même, il est principe suprême. A la différence de l’ordre classique, Ruy Blas ne s’est pas illustré en sauvant la reine d’un péril, en la méritant par sa bravoure et ses mérites, en lui étant donnée par décision royale ou parentale. Non, il l’aime, sans qu’on en connaisse la raison, comme un adolescent tomberait amoureux de sa voisine de classe, en somme. Et de même, la reine n’aime que l’homme qui troubla son ennui en paraissant au pied de son balcon. C’est un peu court… C’est un peu court et cet amour adultérin ne semble arrêté par aucun principe supérieur.
Ruy Blas, certes, ne veut pas trahir son roi, mais il le dit bien bas et son sentiment le submerge jusqu’à le tuer lorsque l’objet aimé lui assénera un mépris feint.
Certes, Ruy Blas est la plus classique des pièces romantiques, et un chef d’œuvre de style. Mais là encore, on craint les retombées intellectuelles et morales du romantisme.
A suivre…
Gabriel Privat