Elections piège à cons
Tout petits déjà, lorsque l’instituteur nous faisait la leçon de morale civique, il nous apprenait que la république avait institué le droit de vote pour tous les citoyens français. Là, je vous parle d’un temps que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître. Nous portions tous une blouse grise, les blue jean étaient proscrits, tout comme le port de chaussures de sport en dehors des jours où il y avait un cours de gymnastique. Mais revenons à nos moutons. Le droit de vote, comme n’importe quel autre droit implique que tout un chacun peut en user, ou pas, si tel est son choix. L’abstention est une manière comme une autre d’exprimer son avis sur l’offre politique qui nous est offerte. De fait, lorsque le pourcentage d’abstentionnistes augmente les politiciens grincent des dents, car cela sonne comme une marque de rejet de la part du corps électoral. Et force est de constater que la courbe de l’abstention, comme celle du chômage, ne semble pas vouloir s’inverser. Dès sa naissance, la république a toujours été gangrenée par les scandales financiers et politiques, ainsi Danton fut piqué la main dans le pot de confiture. Mais tant que le bon peuple peut travailler, manger à sa faim, il considère cela d’un air las, résigné, presque persuadé que l’affairisme fait partie du pack républicain tout au moins tant que cela ne l’affecte pas directement. Or, depuis les années 90, la succession des scandales financiers va s’accélérant. En parallèle la fiscalité grève de plus en plus le budget des Français, et le chômage prend des proportions inédites. Du coup, entre mensonges (je le dis les yeux dans les yeux...), excuses bidons (phobie administrative), prises illégales d’intérêts, etc., le bon peuple de France a très nettement l’impression que nous ne sommes pas tous égaux devant la crise. Et ce sentiment est d’autant plus vif que les comportements énumérés sont du fait d’individus qui n’ont pas la moindre difficulté pour boucler les fins de mois, et qu’ils profitent d’avantages non négligeables offerts par l’État. Du coup, dégoûtés, de plus en plus d’électeurs boudent l’isoloir.
Ce rejet est clairement insupportable pour les politiciens, car une abstention massive mine leur légitimité, donc celle du système. Les campagnes institutionnelles n’ont pas donné le moindre résultat. Certes les gens vont s’inscrire sur les listes électorales, mais année après année le parti des pêcheurs à la ligne voit grossir le nombre de ses adhérents, au point qu’il est très certainement le premier parti de France. Fort de ce constat alarmant, le co-président du groupe écologiste à l’Assemblée nationale, François de Rugy, a décidé de déposer une proposition de loi rendant le vote obligatoire. Il s’en explique ainsi : « Personnellement, j’en ai un peu assez qu’à chaque élection on se lamente, on se mette à pleurer sur l’abstention et qu’on ne fasse rien. Je vais déposer une proposition de loi à l’Assemblée nationale avec mes collègues écologistes cette semaine, pour le vote obligatoire. Le suffrage est universel, et aujourd’hui il est universel pour même pas la moitié des Français. Donc il y a une inégalité des Français devant le suffrage universel. Pour rétablir le suffrage universel en quelque sorte, il faut sans doute en passer par là, parce que la république, c’est des droits et des devoirs. On a beaucoup parlé des valeurs de la république au mois de janvier, avec la terrible épreuve que nous avons subie (…) maintenant, il faut être concrets sur les valeurs de la république, et dans ces valeurs, il y a cet engagement civique autour du vote. »
Je gage que ce projet ne sera pas adopté. Le passage du droit de vote à l’obligation de voter serait non seulement mal perçu par la population, mais serait considéré comme une marque évidente d’autoritarisme du système. Ce dont ces messieurs ne veulent surtout pas. Car les électeurs ne sont pas stupides, ils se sont bien rendus compte que leur avis ne compte pas vraiment. Notamment à la suite du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen. Ils avaient rejeté ce texte, qui a quand même été adopté, par vote du Congrès, en 2008, sous le nom de traité de Lisbonne. Et puis l’expérience de certains pays où le vote est obligatoire est loin d’être concluante. Nos amis Belges, en dépit des amendes qui peuvent les frapper (50€, 125€ en cas de récidive), rechignent eux aussi à aller aux urnes. On a pu observer, en fonction des scrutins, des taux d’abstention de 20% à 25%. Si on y ajoute les bulletins blancs ou nuls, on arrive à des taux de 30% à 35%. Comme le rappelle l’adage populaire, on ne peut pas obliger à boire un âne qui n’a pas soif, et il y a fort à parier qu’esprit gaulois aidant l’abstention ne baisserait pas ou très peu.
M. de Rugy prend clairement les citoyens pour des imbéciles en ayant recours à de tels sophismes. Le suffrage universel signifie que tous les citoyens majeurs, en possession de leurs droits civiques, ont le droit de voter. Un droit ne peut en aucune manière revêtir un caractère obligatoire, sinon il perd derechef ce qui en fait un droit. Il n’y a aucune inégalité qui se cache derrière l’abstention, juste du dégoût, ou le sentiment de ne pas être représenté par les candidats qui se présentent à nos suffrages. Nous sommes face au comportement classique d’un élu républicain. Si quelque chose ne marche pas correctement, ce n’est pas de sa faute, pas plus que celle de la république. Ce sont toujours les autres qui sont responsables (l’Europe, la crise, la mondialisation, etc.), et dans le cas qui nous intéresse, il se défausse sur le peuple français qu’il accuse de pervertir les fameuses valeurs (oui, encore elles) de la république. Pourquoi se remettre en question alors qu’il est facile d’obliger les autres à modifier leur comportement ? Pourquoi se livrer à un douloureux exercice d’examen de conscience, au risque de montrer au peuple que le système est pourri jusqu’à la moelle ? En fait, il y a bien un point sur lequel les soixante-huitards ne s’étaient pas trompés, les élections sont vraiment des pièges à cons. Et plus le temps passe, plus cela se voit.
Pierre Guillemot