Politique

La loi et les exceptions à la loi. De la troisième lettre de Joseph de Maistre sur l’Inquisition

Les fondamentaux de la Restauration

Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, Paris, Méquignon Fils ainé, 1822.

De la troisième lettre de Maistre sur l’Inquisition

Après un savoureux morceau d’ironie sur le ridicule d’un voyageur anglais commentant l’Inquisition, Joseph de Maistre nous expose encore une grande vérité essentielle pour comprendre la justice, dans son habituelle clarté, forgée à l’école des anciens et fondée sur une raison limpide éclairée par une foi solide :

« Grotius a défini supérieurement l’équité : C’est le remède inventé pour le cas où la loi est en défaut à cause de son universalité. Un grand homme seul a pu donner cette définition. L’homme ne saurait faire que des lois générales ; et, par-là même, elles sont de leur nature injuste en partie, parce qu’elles ne sauraient jamais saisir tous les cas. L’exception à la règle est donc précisément aussi juste que la règle même, et partout où il n’y aura pas de dispense, d’exception, de mitigation, il y aura nécessairement violation, parce que la conscience universelle laissant d’abord établir l’exception, les passions individuelles se hâtent de la généraliser pour étouffer la loi. »[1]

L’auteur rappelle cette belle définition, si vraie, pour ensuite parler du privilège souverain de donner la grâce, exception à la règle, qui reste juste. Cette réflexion fondamentale permet de comprendre le fonctionnement harmonieux de la justice traditionnelle, qui admet à la fois la simplicité des vérités universelles et la complexité des cas particuliers, sans qu’elles soient en contradiction.

L’Évangile a apporté la primauté de l’esprit sur la lettre : seuls les cœurs endurcis et les gouvernements cruels, ou totalitaires, appliquent à la lettre les lois — qui, dans le cadre des tyrannies, ne sont souvent que des lois particulières et injustes dressées au rang de lois universelles pour satisfaire la volonté arrogante de certains hommes. Quand la vérité n’est pas clairement affirmée et sûre d’elle-même, la porte est ouverte à tous les abus ; en ce sens, le régime totalitaire n’est que la conséquence finale d’un ordre d’abord bouleversé, puis effacé, et renversé.

L’exception, en effet, est l’élément nécessaire à la justice, mais elle suppose une certaine confiance et une volonté d’harmonie, les âmes devant juger en connaissance de cause et selon la vérité universelle, les lois ne donnant en ce sens que la vérité universelle indépendante des situations concrètes. Elles sont donc, par définition, inapplicables à la lettre. Ainsi, le commandement « Tu ne tueras point » est une loi universelle et véritable, mais un soldat ou un bourreau qui tue un ennemi ou un condamné à mort tue légitimement, sans remettre en cause la loi universelle : ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui, mais tout est une question de hiérarchie des lois, d’intentions et de légitimité.

Dans notre exemple, l’exception est nécessaire pour confirmer la règle : si la loi universelle est perdue de vue, nous tombons dans l’arbitraire et dans le désordre par excellence, en substituant à la loi universelle une anti-loi. De la même façon, interdire toute exception serait d’une injustice flagrante : interdire la légitime défense, qu’elle soit personnelle ou étatique, interdire l’usage de la force pour protéger la veuve et l’orphelin, pour rétablir ou maintenir la justice, etc. serait criminel !

Ce genre de fondamentalisme interdirait par ailleurs la compréhension profonde des lois universelles et de leur esprit : tu ne tueras point ton prochain, car la vie est donnée par Dieu, et il est le seul à pouvoir décider de la reprendre. Plus prosaïquement, le meurtre rompt le lien entre les hommes, et affaiblit le lien avec Dieu, il constitue donc une cause majeure de désordre social. Néanmoins, le chevalier qui se dédie à Dieu et se dépouille de sa volonté, prêt à mourir pour la vie éternelle, peut, dans le combat légitime, tuer celui qui, comme lui, se dédie et donne sa vie. De même, il peut tuer le méchant qui agresse et cherche à tuer, sans haïr et en cherchant son salut. En effet, si seul Dieu peut ôter la vie, Il a donné la force aux hommes de se défendre et, parfois, de devenir Son bras armé pour appliquer Sa Justice. Au fond, le point essentiel pour le soldat, par exemple, est dans l’abandon de toute arrogance et de toute démesure, de toute convenance et de tout égoïsme, dans la volonté forte de ne jamais tuer, de se dédier et de donner sa vie, mais de savoir la prendre exceptionnellement quand cela est légitime[2].

Fermons la parenthèse et rappelons enfin un autre point essentiel : Dieu est Justice et Miséricorde, dans cet ordre-ci. Voilà la grande affirmation et le grand rappel christiques, en actes et en paroles, à des hommes oublieux de leur origine. La justice humaine, pâle reflet de la justice divine, se doit pourtant d’appliquer et d’incarner ces deux composantes, dans l’ordre. D’abord la justice : la loi s’applique et s’applique durement. C’est justice. Celui qui n’applique pas la justice — et n’applique qu’une (pseudo-)miséricorde — entretient le désordre et le développement du mal. Celui qui va contre la justice, en faisant de l’exception la règle, institue le mensonge en loi universelle.

A priori, une justice véritable sans miséricorde vaut mieux qu’une absence de justice, mais elle est par nature dure et cruelle (telles les lois de la Rome antique ou l’ancienne loi mosaïque). La justice véritable, elle — renouvelée par le témoignage incarné et renouvelé continuellement dans les sacrements — est miséricordieuse : la justice satisfaite, toujours satisfaite, laisse alors la place au pardon véritable, qui n’existe que dans la conscience de l’horreur du crime, dans un mouvement de pure libéralité, qui prend ici toute sa valeur dans la volonté de convertir les cœurs, pour renforcer l’harmonie, sans céder en rien à l’exigence de justice. Le Père qui aime ses enfants les punit pour leur correction, pour rétablir l’ordre cosmique — soit l’amour de toute la création, car comment pourrait-on appeler miséricordieux un acte qui lèse d’autres personnes et d’autres choses pour l’impunité d’un seul être ?

La miséricorde dans la justice humaine ne peut et ne doit donc s’appliquer qu’à travers la figure la plus proche de la figure christique : le Roi souverain. La vraie miséricorde, en effet, ne peut se faire qu’à travers des personnes — ce qui éloigne au passage toute possibilité de mécaniser et de déshumaniser totalement les décisions publiques et relations sociales. Le canal premier de la miséricorde est le sacrement de pénitence et de réconciliation, dispensé par les clercs. Par ailleurs, les tribunaux incarnent la justice, et celle-ci ne peut devenir miséricordieuse que par la volonté personnelle du Roi et la pratique vertueuse des magistrats, ce qui demande beaucoup de temps pour se former. D’où la douceur naturel des tribunaux ecclésiastiques, qui, par nature, sont plus miséricordieuses que les tribunaux civils.

« À Dieu ne plaise que je veuille disputer au pouvoir souverain le magnifique droit de faire grâce, mais il doit en user bien sobrement, sous peine d’amener de grands maux ; et je crois que toutes les fois qu’il ne s’agira pas de grâce, proprement dite, mais d’un certain ménagement qu’il n’est pas trop aisé de définir, et dans les crimes surtout qui violent la religion ou les mœurs publiques, le pouvoir mitigateur sera confié avec beaucoup plus d’avantage au tact éclairé d’un tribunal à la fois royal par essence, et sacerdotal par la qualité des juges.  »[3]

Belle conclusion de notre bon Joseph de Maistre, qui insiste sur le danger d’une fausse grâce qui blesse la justice — il a certainement constaté à quel point les flétrissures causées à la justice sous prétexte de miséricorde ont encouragé la peste révolutionnaire. Encore a-t-il pressenti toute la tendance qui dure encore de vouloir vider la justice de son sens au profit du ménagement des criminels, dans la disparition de la justice et de la miséricorde. 

Joseph de Maistre résume enfin l’Inquisition espagnole dans sa constitution rare : d’essence royale d’institution vétéro-testamentaire, elle assure la justice ; rehaussée par la révélation évangélique qui apporte l’esprit et la miséricorde et d’essence sacerdotale, elle pousse au repentir et à la contrition pour la conversion des cœurs, mais aussi à une miséricorde maximale dans les limites que la justice exige.

Voilà pour cette quatrième lettre, mais avant de passer au prochain article, exposons la note suivante de Joseph de Maistre, qui illustre encore son comportement traditionnel, car penser traditionnellement exige de vivre traditionnellement, soit de privilégier et de construire des liens avec Dieu et, par suite nécessaire, avec les hommes et avec le monde. Il nous montre ici, en particulier, l’importance de l’amitié véritable :

« Je tiens ces anecdotes d’un gentilhomme espagnol, infiniment distingué par son caractère élevé et par l’inflexible probité qui l’a constamment retenu dans le chemin de l’honneur et du danger, pendant les orages de sa patrie. Si cet écrit arrive, par hasard, jusqu’à lui, je le prie de se rappeler ces moments heureux, mais trop courts, où l’amitié instruisant l’amitié, au coin du feu, les heures s’écoulaient si doucement dans ce doux échange de pensées et de connaissances. Jetés un instant ensemble auprès d’une cour brillante, nous ne devons plus nous revoir, mais j’espère que nous ne pouvons nous oublier. »[4]

Paul-Raymond du Lac


[1] Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, Paris, Méquignon Fils ainé, 1822, p. 81.

[2] Nous pensons développer ce point une autre fois, quand Joseph de Maistre parle de ce sujet dans ses soirées.

[3] Joseph de Maistre, op. cit., p. 82.

[4] Ibid., p. 85.


Dans cette série d’articles intitulée « Les fondamentaux de la restauration », Paul-Raymond du Lac analyse et remet au goût du jour quelques classiques de la littérature contre-révolutionnaire.

Mgr Delassus, L’Esprit familial dans la maison, dans la cité et dans l’État (1911) :

Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole (1822) :

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