De la Corse à la Polynésie : l’inconscience criminelle de ceux qui nous gouvernent
Durant sa récente visite à Tahiti, le président de la République, François Hollande, a reconnu l’impact des essais nucléaires français sur l’environnement et les populations de Polynésie. Peut-être aurait-il pu aussi exprimer des regrets pour l’orgueilleux aveuglement des gouvernements qui se sont succédé au pouvoir, à Paris, pendant trois décennies. Notons malgré tout qu’un président eut la sagesse de décréter un moratoire sur ces essais : François Mitterrand. Moratoire que, aussitôt élu, son successeur Jacques Chirac s’empressa de rompre. À l’époque, je travaillais loin de la France. Je n’oublierais jamais l’incompréhension de mes collègues, face à une telle décision. Je me rappelle en particulier la question que me posa cette collègue étasunienne, le jour de la reprise des essais : « What’s wrong with your country ?[1] » Question à laquelle je fus incapable de répondre tant l’obstination chiraquienne me semblait absurde et irrationnelle. L’image de la France dans le monde, fut, ce jour-là, fortement écornée par les retombées de l’explosion souterraine de Mururoa !
Le discours prononcé par François Hollande à Papeete a fait surgir en moi une image. Celle du magnifique et sauvage massif de l’Argentella, majestueux ensemble granitique dominant la mer, entre Galeria et Calvi, dans le nord-ouest de la Corse. Car c’est sous cette montagne que le gouvernement de Michel Debré avait prévu, en 1960, de procéder à des essais nucléaires souterrains. Le 14 avril de cette année-là, Pierre Guillaumat ministre délégué à l’énergie atomique, se rendit à Ajaccio pour rendre public le projet d’installation d’une base d’expérimentations nucléaires souterraines sur le site de l’Argentella. Le ministre devait alors déclarer : « Son volume, sa roche granitique dure et ses importantes pentes permettront (…) d’absorber, dans des conditions de sécurité optimales, les explosions chimiques et nucléaires de faible importance que provoqueront ces essais ». Il devait même ajouter que « les effets sonores de ces explosions seront comparables à ceux d’une mine pour l’ouverture d’une route. L’évacuation des villages voisins ne sera pas nécessaire, ces essais ne seront pas tributaires des conditions météorologiques (puisque souterrains) et aucune retombée radioactive ne sera à craindre du fait de la fusion et la vitrification de la roche ». On reste muet de stupéfaction, en lisant de telles affirmations qui se voulaient pourtant rassurantes ! Le 23 avril, face aux réactions négatives que suscitèrent le projet, tant en Corse que sur le continent, le premier ministre assura que les expérimentations prévues ne présenteraient pas le moindre danger pour aucun être vivant. Il précisait même que les essais seraient effectués de novembre à avril, c’est-à-dire en dehors de la saison touristique ! Les affirmations de Michel Debré, au lieu de calmer les inquiétudes légitimes des Corses, provoquèrent l’indignation et amplifièrent la colère. Face aux manifestations qui se multipliaient, face aux prises de positions hostiles au projet venant de personnalités non corses parmi lesquelles on peut citer Gaston Deferre, maire de Marseille, et le commandant Cousteau, le gouvernement recula, mais sans reconnaître son inconscience. Il se contenta de publier un communiqué, le 14 juin, annonçant que les techniciens chargés d’étudier sur place les conditions d’implantation de la base avaient quitté la Corse.
Ce projet gouvernemental contribua à réveiller la Corse. Avec le recul, il est même possible d’affirmer qu’il constitua le catalyseur des évènements qui devaient par la suite s’enchaîner. C’est d’ailleurs ainsi que le Dr Edmond Simeoni analysait l’affaire de l’Argentella, 50 ans après. Pour lui, elle a prouvé « que les Corses étaient toujours capables de se défendre ! Ce combat de trois semaines a ainsi réveillé leurs potentialités à s’opposer à ce qui n’était pas juste. Il les a fait sortir d’une longue période de léthargie dans lequel le système politique traditionnel s’employait à les maintenir. Le dossier de l’Argentella a ainsi enclenché un processus d’actions revendicatives qui, sur le terrain fiscal, économique, environnemental (l’affaire des boues rouges) a marqué une forte prise de conscience des Corses[2] ». À l’époque de cette affaire de l’Argentella, Edmond Simeoni, qui allait devenir l’un des acteurs principaux de la revendication corse, achevait ses études de médecine à Marseille. Nul doute qu’elle aura joué un rôle essentiel dans sa propre prise de conscience et dans celle de nombreux Corses qui, par la suite, s’engagèrent dans la lutte pour le changement économique, politique et culturel, laquelle a abouti en décembre dernier à un véritable séisme politique qui vit l’élection de Gilles Simeoni à la tête de l’exécutif de la Collectivité Territoriale de la Corse. Celui qui était alors maire de Bastia n’était pas encore né, en 1960. Il n’est autre que le propre fils du Dr Edmond Simeoni !
La mobilisation qui mit en échec le projet du gouvernement de l’époque en annonçait beaucoup d’autres. Citons en particulier celle qui, en 1973, fit reculer une grande société italienne. Montedison croyait pouvoir déverser impunément ses boues rouges au large des côtes corses. Ou celle de 1975, qui dénonçait l’accaparement de terres agricoles par de gros viticulteurs rapatriés d’Afrique du Nord qui, de surcroît, produisaient une vinasse trafiquée nuisant au renom du vignoble corse.
Peut-on imaginer ce qu’auraient été les conséquences du projet de l’Argentella, s’il avait été réalisé ? Conséquences pour la Corse, pour son environnement et pour sa population, mais aussi très certainement pour toute la Méditerranée occidentale. Il convient donc de saluer ici la lucidité de tous ceux qui, en Corse et ailleurs, eurent le courage de dénoncer ce projet absurde. On ne peut que regretter, cependant, que du fait de l’inconscience des dirigeants de l’époque, ce funeste projet ait été transféré vers d’autres cieux, ceux de la Polynésie Française ! Cette inconscience devait malheureusement perdurer pendant trente longues années. Il aura fallu attendre 20 autres années pour que le gouvernement de la République reconnaisse enfin, à demi-mot, l’impact désastreux de cette inconscience !
Hervé Cheuzeville