Commentaire de l’« Abrégé de l’Histoire de France » de Bossuet. Partie 12 : La fin des carolingiens
TEXTE DE BOSSUET
Robert (an 922)
Ils firent roi Robert, et ôtèrent le royaume à Charles. Ils se plaignaient qu’il était tout à fait livré à Aganon, homme de basse naissance, qui les traitait avec mépris. C’est le prétexte qu’ils donnèrent à leur rébellion. Hervé, archevêque de Reims, demeura seul fidèle, et Charles fut bientôt rétabli par son assistance ; mais il ne se soutint pas longtemps ; car Hugues, fils de Robert, demanda au roi l’abbaye de Chelles, que ses ancêtres avaient tenue, et le roi la donna à Aganon, au préjudice de Hugues. De là il s’éleva de nouveaux troubles, et les guerres civiles se rallumèrent. Enfin, le parti contre le roi fut si puissant que Robert fut couronné roi à Reims, par ce même Hervé qui avait rendu à Charles de si grands services. Le roi, qui était alors en Lorraine, ayant appris ces nouvelles, retourna promptement en France. On donna une grande bataille, où Robert mourut percé d’un coup de lance, en combattant au premier rang, et comme quelques-uns disent, de la propre main de Charles. La puissance du parti ne fut pas ruinée par la mort de Robert.
Raoul (an 923)
Hugues, son fils, se mit à la tète des rebelles; et si la jalousie des grands l’empêcha de prendre lui-même le nom de roi, il eut assez de crédit pour élever à la royauté Raoul, duc de Bourgogne, qui avait épousé sa sœur Emma. Charles fut abandonné des siens, et contraint d’implorer le secours de Henri l’Oiseleur, roi d’Allemagne, en lui offrant le royaume de Lorraine. Henri, attiré par cette espérance, lui envoya un secours considérable. Raoul, Hugues et les autres seigneurs, n’étant pas assez puissants pour sortir de ce péril par la force, s’en tirèrent par la tromperie. Hébert, comte de Vermandois, qui était le principal soutien du parti, homme capable d’imaginer et de conduire une fourberie, alla trouver Charles, et lui promit de lui livrer Péronne, place forte sur la Somme, comme un gage de sa fidélité.
Charles, qui ne soupçonnait rien, n’y fut pas plus tôt entré, qu’on l’arrêta ; de là on l’emmena prisonnier à Château-Thierry. Ogine, sa femme, s’enfuit chez son frère Aldestan, roi d’Angleterre. Raoul, par ce moyen, demeura le maître en France ; mais le traître Hébert demanda Laon pour la récompense de son crime. Raoul lui refusant cette place, il fit semblant de délivrer Charles, et le mena de ville en ville, le montrant au peuple comme libre. Enfin Laon lui fut donnée, et il remit ce pauvre prince en prison, où il mourut accablé de douleur ; roi très-malheureux, qui ne manqua point de cœur ni de résolution à la guerre, mais qui eut le nom de Simple, à cause de son excessive facilité.
Sous ce prince, Rollon, duc de Normandie, illustre en paix et en guerre, très-équitable législateur de sa nation, prit Rouen, et se fit instruire de la religion chrétienne par Francon, qui en était archevêque. Il obtint premièrement une trêve, ensuite une paix solide, et cette partie de la Neustrie, qu’on appelle maintenant Normandie, dont il fit hommage au roi. Charles lui donna sa fille Gisèle en mariage, et lui accorda que les ducs de Normandie recevraient l’hommage de la Bretagne, à condition de le rapporter à la couronne de France.
Il faut dire maintenant en peu de paroles ce qui arriva au reste de la maison de Charlemagne en Allemagne et en Italie, durant le règne de Charles le Simple. Nous avons dit que l’Allemagne, dès le vivant de Charles le Gras, s’était soumise au pouvoir d’Arnoul, bâtard de Carloman, roi de Bavière, et que Bérenger, chassé d’Italie, s’était réfugié auprès de lui.
Arnoul entreprit de le protéger, et alla en Lombardie, d’où il chassa Guy, qui s’en était rendu maître, et rétabli Bérenger. Ayant repassé en Allemagne, il tint une assemblée à Worms, où Zuintibolde, son bâtard, fut déclaré roi de Lorraine. Rappelé une seconde fois en Italie par le Pape Formose, il prit Rome : un lièvre fut la cause d’une prise si considérable, car s’en étant levé un dans un camp, tous les soldats se mirent à le poursuivre du côté de la ville où il s’enfuyait. Ceux qui gardaient les murailles crurent que toute l’armée venait à l’assaut et à l’escalade ; la terreur ayant pris tout à coup, ils mirent bas les armes et laissèrent la ville sans défense à la merci des Allemands, qui montèrent de tous côtés sur les murailles. Arnoul, maître de Rome, fut couronné empereur par le Pape Formose, l’an 896. Ensuite il tenta vainement de reprendre la Lombardie, que Lambert, fils de Guy, avait recouvrée, et de se défaire de Bérenger par trahison : l’horreur que l’on conçut de cette dernière action le fit chasser d’Italie.
Lambert, après sa retraite, fut déclaré empereur, et Bérenger fut longtemps en guerre avec lui. II fut fait empereur lui-même, après que Lambert fut mort, et régna jusqu’à la dernière vieillesse dans une grande diversité de bonne et de mauvaise fortune. Enfin il finit sa vie par une mort malheureuse, et fui tué par les siens. Après sa mort, l’Italie, agitée de guerres civiles et envahie par des rois qui se chassaient les uns les autres, fut également ravagée par les victorieux et par les vaincus. Cependant Arnoul étant mort en 899, en Allemagne, Louis, son fils, âgé de sept ans fut couronné et mis en la garde d’Othon, duc de Saxe, son beau-frère. Il eut ensuite non-seulement le royaume d’Allemagne, mais encore celui de Lorraine : car Zuintibolde, adonné à ses plaisirs et à la débauche, se laissait gouverner par les femmes, et donnait à leur gré les charges aux personnes de la plus basse naissance, au grand mépris de la noblesse. Par là il s’attira la haine publique : ses sujets lui firent la guerre, et il lut abandonné par les siens. Il s’en vengea en ravageant tout par le fer et par le feu avec une haine implacable. Ceux dont il avait ruiné les terres et brûlé les maisons, poussés au désespoir, appelèrent Louis et prirent les armes de toutes parts. On en vint à une grande bataille, où Zuintibolde fut vaincu et tué.
Louis fut maître du royaume, et mourut lui-même un peu après, âgé de près de vingt ans, sans avoir laissé aucun enfant mâle. De deux filles qu’il avait eues, l’une fut mariée à Conrad, duc de Franconie, et l’autre à Henri, fils d’Othon, duc de Saxe. Par le conseil de cet Othon, Conrad fut déclaré roi d’Allemagne, d’où Henri, fils d’Othon, entreprit de le chasser. Conrad, défait et vaincu dans cette guerre, y reçut dans une bataille une blessure mortelle, et fit porter les marques de la royauté à Henri son ennemi, surnommé l’Oiseleur.
Ainsi la ligne masculine de Charlemagne manqua en Allemagne aussi bien qu’en Italie, et même les derniers restes d’une maison si puissante y furent éteints peu à peu. D’autres occupèrent les royaumes vacants, et les séparèrent en plusieurs parties. Mais il faut reprendre le fil de notre histoire. Charles le Simple étant mort en 923, Raoul régna un peu plus tranquillement, et il remporta même une grande victoire sur les Normands. Toutefois son autorité ne fut pas assez grande pour empêcher les guerres sanglantes que les seigneurs se faisaient les uns aux autres. Il eut une peine extrême à mettre d’accord Hugues et Hébert, et mourut peu de temps après.
Louis IV d’Outremer (an 936)
Les affaires étaient en tel état que Hugues aurait pu faire roi celui qu’il aurait jugé à propos : la jalousie des grands l’empêcha de se le faire lui-même. Ainsi il fit revenir d’Angleterre Louis, qui pour cette raison fut appelé d’Outremer, afin d’avoir un roi qui fût tout à fait dans sa dépendance. Ce prince, fils de Charles le Simple, voulut recouvrer la Normandie par de très mauvais artifices ; car Guillaume, duc de Normandie, fils de Rollon, ayant été assassiné par Arnoul, comte de Flandre, et ayant laissé son fils Richard encore en bas âge, Louis l’emmena à Laon, sur l’espérance qu’il donna aux Normands de le faire mieux élever qu’il ne le serait dans son pays. Il se préparait, disent quelques auteurs, à lui brûler les jarrets, afin qu’étant estropié et boiteux, il fût jugé incapable de régner et de commander les armées; mais son gouverneur en ayant été averti, l’emporta à Senlis dans un panier couvert d’herbes, chez Bernard, son oncle maternel, Louis entra à main armée dans la Normandie : les Normands allèrent à sa rencontre, et les deux armées s’étant trouvées en présence, il y eut une grande bataille, dans laquelle le roi fut battu et fait prisonnier.
Hugues convoqua aussitôt le parlement, où il dit en pleine assemblée beaucoup de choses en faveur de l’autorité royale : il fut résolu par son avis que le roi serait tiré de prison en donnant son second fils pour sûreté, et que le jeune Richard serait rétabli dans ses États. La condition fut acceptée par les Normands, et Hugues reçut Louis de leurs mains; mais il ne voulut jamais le mettre en liberté, qu’il ne lui donnât auparavant la ville de Laon. Il fut contraint de le faire, mais il la reprit peu de temps après, par le moyen des grands secours qu’il avait fait venir d’Allemagne. Il fit ensuite la guerre très-longtemps contre Hugues, dont il ne put abattre la puissance, quelque effort qu’il fit pour cela.
Sa mère Ogine épousa Hébert comte de Troyes, fils de cet Hébert, comte de Vermandois, qui avait trompé Charles le Simple par une trahison honteuse, et qui, troublé dans sa conscience du remords d’un si grand crime, mourut comme un désespéré. A l’égard du roi, il fit la paix avec Hugues, après beaucoup de combats. Il ne jouit par longtemps de ce repos, car il tomba de cheval étant à la chasse, pendant qu’il poussait après un loup à toute bride, et mourut peu de temps après, brisé par cette chute.
Lothaire (an 954)
Hugues, en la puissance duquel étaient les affaires, aima mieux élever à la royauté Lothaire, fils aîné de Louis, qui était encore enfant, que d’exciter contre soi la haine des grands, en prenant le titre de roi, qui lui eût attiré des envieux ; mais il n’en demeura pas moins pour cela maître du royaume, et Gerberge, mère de Lothaire, n’était pas en état de lui refuser ce qu’il souhaitait. Il possédait les plus belles charges, et avait les gouvernements les plus considérables; il était duc de France et de Bourgogne, et obtint encore le duché d’Aquitame. Il mourut dans les premières années du règne de Lothaire. On dit de lui qu’il régna vingt ans sans être roi. Il fut appelé le Blanc à cause de son teint ; Grand, à cause de sa taille et de son pouvoir ; et Abbé, à cause des abbayes de Saint-Denis, de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Martin de Tours, qu’il possédait.
Hugues, son fils, succéda à sa puissance et à ses charges, dont il fit hommage au roi, et il augmenta encore en richesses et en nouveaux titres d’honneurs. En ce même temps il s’alluma une furieuse guerre entre Othon roi d’Allemagne et Lothaire. Ce dernier, ayant avancé ses troupes jusqu’à Aix-la-Chapelle, pensa surprendre Othon comme il était à table ; il s’échappa, en prenant la fuite avec les seigneurs qui l’accompagnaient. Othon, à son tour, courut presque par toute la France avec une grande armée, et s’approcha de Montmartre, montagne auprès de Paris, où il voulait, disait-il, chanter un Alléluia. Il fit porter cette parole à Hugues Capet, qui ne perdit pas de temps, et marcha contre ce prince qui le menaçait ; il lui tua une quantité de soldats, et le mit en fuite.
Peu après Lothaire mourut et laissa sou fils Louis, âgé de dix-neuf ans, sous la conduite de Hugues. Charles, son frère, était regardé comme l’ennemi du royaume de France ; car le roi Othon ne l’avait créé duc de Lorraine que pour défendre cette frontière des Allemands contre les Français.
Louis V, dit le Fainéant (an 986)
Aussitôt que Lothaire fut mort, son frère Louis, qui avait été couronné du vivant de son père, en 979, et marié avec Blanche, fille d’un seigneur d’Aquitaine, fut reconnu roi par tous les grands de l’État; mais son règne ne fut pas long, il fut empoisonné, à ce qu’on dit, par sa femme Blanche, après avoir régné un an et quatre mois. Lorsque Louis V mourut, il ne restait plus de princes de la race de Louis le Débonnaire, que Charles, duc de Lorraine, frère du roi Lothaire. Charles était haï des seigneurs français, parce qu’il passait sa vie en Allemagne, au mépris de la France, et qu’il avait mieux aimé faire hommage au roi Othon pour cette partie du royaume de Lorraine qu’il possédait, qu’au roi Lothaire son frère, contre qui il fut souvent en guerre, et dont il ravagea plusieurs fois les États.
Hugues Capet, profitant donc habilement de ces sujets de haine, s’était préparé un chemin pour parvenir à la souveraine puissance, à laquelle son grand-oncle Eudes et son grand -père Robert avaient été élevés par les suffrages des grands de la nation.
J’ai déjà remarqué que, depuis le règne de Charles le Chauve, les seigneurs avaient commencé à faire succéder leurs enfants dans les duchés et comtés dont ils étaient possesseurs, et cela était passé en coutume, lorsque Hugues Capet parvint au trône.
Ce prince, neveu par sa mère de l’empereur Othon Ier, était le plus puissant seigneur du royaume de France, qui comprenait alors tout les pays renfermés entre l’Océan et les rivières de l’Escaut, de la Meuse, de la Saône et du Rhône, et s’étendait au delà des Pyrénées; la Catalogne et le Roussillon en formaient aussi une partie. Il possédait en propre toutes les terres du duché de France, qui avait d’abord été donné à Robert le Fort, son bisaïeul ; aussi Hugues le Grand était-il appelé prince des Français, des Bourguignons, des Bretons et des Normands, parce que ce grand gouvernement comprenait dans son origine toutes ces provinces.
Les successeurs de Robert le Fort, qui possédèrent le duché de France, conservèrent un droit de prééminence sur ceux qui furent ducs ou comtes immédiats de ces pays ; c’est pour cela que les ducs de Normandie, quoiqu’ils n’aient jamais fait hommage qu’aux rois, appelaient cependant les ducs de France leurs seigneurs, comme fit Richard Ier, duc de Normandie, à l’égard de Hugues Capet, avant même l’élévation de ce prince au trône des Français.
La haute Bretagne était aussi dans la mouvance de ce duché, comme on le voit par la donation que les ducs Robert et Hugues le Grand firent dans ce pays aux Normands de la Loire. Quant à la Bourgogne, elle était alors possédée par Eudes Henri, frère de Hugues Capet : le roi Robert, neveu d’Eudes Henri, s’en empara après sa mort, comme d’un bien héréditaire : enfin les comtés d’Anjou et de Chartres relevaient aussi du duché de France.
Hugues Capet, jouissant donc d’une si haute considération dans le royaume au milieu duquel étaient situés ses États, il n’est pas étonnant qu’ayant déjà eu un grand-oncle (Eudes) et un grand-père (Robert II) rois de France, on eût jeté les yeux sur lui pour le faire roi, à l’exclusion de Charles, duc de Lorraine.
Au reste, son élévation par les grands n’était pas un fait nouveau : on en avait vu auparavant plus d’un exemple dans la vaste monarchie de Charlemagne ; plusieurs princes, qui n’étaient point de la race de ce grand empereur, avaient pris le titre de roi dans l’Italie et dans l’Allemagne.
On a vu que Boson, beau frère de Charles le Chauve, avait été déclaré roi de Bourgogne cisjurane ou d’Arles, par les évêques et les seigneurs de ce pays. Rodolphe, fils de Conrad, comte de Paris, parent de Hugues Capet, s’était établi dans la Bourgogne transjurane, et avait pris le nom de roi ; il aurait fait la même chose dans le royaume de Lorraine, si l’empereur Arnoul ne s’y était opposé : ainsi, lorsque les grands du royaume de France se choisirent un nouveau roi dans la personne de Hugues Capet, cela ne parut pas si étrange qu’il nous le paraît aujourd’hui. Ce fut aux mêmes conditions qu’ils avaient choisi les rois de la première et de la seconde race, c’est-à-dire à condition que la couronne passerait à leurs descendants en ligne masculine, conformément au système de leur gouvernement. Car, comme le disait Foulques, archevêque de Reims, à l’empereur Arnoul, c’était une chose connue à toutes les nations, que la couronne de France était héréditaire, et que les enfants y succédaient à leurs pères.
Telle est l’origine et la splendeur de la maison de Hugues Capet, dont la postérité règne depuis sept cents ans dans la monarchie des Français, et qui a donné des rois à l’Italie, à la Pologne, à la Hongrie, à la Navarre, et des empereurs à Constantinople.
COMMENTAIRE DE LA RÉDACTION
Le récit de notre passé nous rassure parfois en nous faisant relativiser nos difficultés présentes : l’homme fut pécheur de tout temps, et chaque époque a ses croix et ses épreuves, du fait de l’incorrigibilité de l’homme blessé, qui, quand Dieu lui sourit, a tendance à s’approprier le succès qu’il ne doit qu’à la Providence. Là, les problèmes commencent, les guerres éclatent, l’orgueil et le lucre viennent ruiner même les plus grandes familles.
Bossuet enseigne au fils de Louis XIV, et donc lui enseigne l’importance du réalisme politique — on est objectif par rapport à la réalité et au rapport de force —, et à l’importance de respecter chacun selon son rang et son honneur — mépriser les grands vassaux et seigneurs est toujours une source dangereuse de désordre politique, nous sentons encore le choc de la Fronde sur les consciences à l’époque où Bossuet écrit.
Outre ces remarques motivées par un temps contemporain différent du nôtre, nous apprenons encore une fois combien le pouvoir peut faire tourner les têtes, et combien l’élection providentielle, même dans ses exceptions, récompense la fidélité des princes au bien commun, ici de ceux de la famille de Robert — et ce malgré les écarts de l’un ou de l’autre.
Nous remarquons aussi, chose très intéressante, que la lignée de Charlemagne s’éteint tant en Italie qu’en Allemagne, rompant ainsi définitivement les lignées carolingiennes. Seul Charles de Lorraine, détesté universellement par les seigneurs français, survivra dans la lignée masculine : Louis VIII, deux siècles plus tard, résout le conflit dynastique du sang. Toutes les épouses des Capétiens (sauf Anne de Kiev) étaient des carolingiennes, et donc le sang carolingien était à chaque génération plus fort chez les capétiens : mais c’est bien la femme de Louis VII, descendante de Charles de Lorraine par son père et par sa mère, qui n’avait plus de descendance mâle, qui réunit enfin officiellement la lignée carolingienne aux capétiens. Et ce fils, Louis VIII, sera le père de Saint Louis ; la providence aime les clins d’œil !
Il est en tout cas à noter que les carolingiens, à l’époque de la transition dans l’ancienne Neustrie, désormais appelée France, et vivant d’une certaine unité de gouvernement et de connivences de vie politique, sont évincés de toute l’Europe (hors la Lorraine) : les descendants ottoniens comme les rois de Rome n’avaient ainsi plus aucune légitimité à revendiquer le trône de France, dévolu aux descendants des carolingiens.
Nous notons aussi combien les aïeux d’Hugues Capet, comme leurs ancêtres Eudes et Robert, ne cherchent pas à usurper le trône, malgré leur puissance, malgré la tentation toujours plus grande d’expulser — à la païenne, si j’ose dire — les derniers descendants, par la force et l’extermination s’il le faut.
Rien de tout cela : les derniers carolingiens solderont eux-mêmes leur échec…
Cela est un enseignement : plus la légitimité est forte, incontestée et incontestable, comme l’était celle des carolingiens, plus il leur est facile de virer dans tous les défauts, victime des partis, ou de la griserie du pouvoir… Quelques relents païens font oublier que le Roi très chrétien est soumis à la justice de Dieu, tributaire de ses commandements, et qu’il doit servir le bien commun et ses sujets…
Nous entrevoyons aussi les derniers sursauts de cette royauté païenne, pour qui le sang est la seule source de légitimité royale : de nombreux conflits et guerres entre les princes en ce temps prennent donc prétexte de « prétendants » qui sont bien du sang carolingien, mais qui sont en fait des bâtards — soit non issus d’un mariage catholique légitime et valide.
Se met ainsi en place, dans une société de plus en plus christianisée, la douce loi de l’Évangile sur la famille, mettant fin à la polygamie, à l’arrangement politique et au mariage de complaisance : désormais, — et les capétiens le tinrent —, seuls les fils issus d’un mariage légitime peuvent accéder au trône, à l’exclusion de tout bâtard — le sang ne suffit plus, comme si cette loi coutumière qui s’inscrit avec les capétiens dans les lois fondamentales, par obéissance à l’Église, venait parachever la christianisation complète de la société d’une part et accentuer l’importance d’un roi incarnant le Christ dans son royaume. Ne peut être roi, dorénavant, que celui dont les ancêtres auront respecté les commandements de Dieu et de Son Église.
Notons encore que cette vieille croyance dans un sang qui passe avant toute autre considération explique aussi les conflits futurs avec un duc de Normandie devenu roi d’Angleterre, qui, malgré sa conversion et sa loyauté au roi de France le plus souvent, peut se revendiquer du sang carolingien par les femmes… Tout est bon à l’orgueil pour tirer la couverture à soi.
Nous comprenons par ailleurs les origines lointaines de l’opposition à l’Allemagne, que souligne souvent Bainville, et qui vient du simple fait que, malgré la disparition des carolingiens, il existe toujours des appétits de conquête face à la France ; France qui était déjà protégée par la loi salique, pas encore par les lois fondamentales peut-être, mais déjà bien ancrée dans les coutumes, et cela dès les carolingiens, et les mérovingiens avant eux.
Si la dynastie doit changer par la force des événements, – comme ce fut le cas avec l’extinction de la précédente —, il ne s’agit pas de soumettre le trône au jeu démocratique à chaque génération ou pire, mais bien de le transmettre dans une nouvelle famille. Puisque, par définition, le trône est le siège du Père de la Nation, famille des familles, il ne saurait donc fonctionner que selon le plan divin pour la famille : soit la transmission masculine pour la conservation et la perfection de ses membres par un gouvernement prudent et bienfaisant.
Paul de Lacvivier