Dans le narthex d’une nouvelle année, par le Père J-F. Thomas
À l’insouciance des années de jeunesse et au relatif enthousiasme de l’âge adulte, succèdent la vieillesse et le déclin qui s’annoncent généralement plus tôt qu’ils n’étaient craints ou espérés. La caricature courante désormais est de présenter les vieux comme des passéistes, uniquement tournés vers la nostalgie et les souvenirs enjolivés. Cependant, les vieillards ne sont point sots et aveugles, et ceux qui le sont ne font que poursuivre sur leur lancée des jeunes années. Une année supplémentaire n’est donc gage ni de sagesse ni de bêtise : elle est neutre, comme une ébauche que Dieu donne à chacun afin que nous lui donnions forme. Dans ce domaine, les talents sont variés et tous les artistes ne sont pas de génie, hélas. La plupart des hommes rempliront bien maladroitement et médiocrement la trame qui leur est confiée afin qu’elle devienne une œuvre d’art. Nous tâtonnons, nous gâchons, nous perdons du temps et de la force en occupations et en projets superficiels. La plupart des jours de l’an de grâce qui commence ne seront guère des chefs-d’œuvre car nous y trainerons nos savates ou bien nous y lèverons fièrement ou vaniteusement le nez, nous prenant pour des dieux de l’Olympe. La première feuille du calendrier est riche de promesses. Noël était en or mais les portes de l’année écoulée refermées à grand bruit, nous nous retrouvons bien penauds et désemparés sur le seuil nu d’un paysage que nous contemplons dans son étendue infinie, avec angoisse et avec frisson : comment allons-nous donc occuper ce temps offert ? Quelles épreuves nous attendent ? Quelles joies rythmeront donc les semaines ?
Temps des superbes résolutions, qui généralement ne seront jamais honorées ; temps des utopies et des idéaux qui demeureront lettre morte, ce départ dans le narthex du Nouel An est toujours laborieux. Il est bon d’exercer un examen de conscience comme une rétrospective des mois écoulés, afin de peser ce qui a été accompli et ce qui a été
négligé, ce qui fut échec et ce qui porta du fruit. Se souvenir alors de ces trois vices particulièrement pointés du doigt par Notre-Seigneur durant sa prédication publique :
l’hypocrisie, la dureté du cœur et l’avarice. Il serait étonnant que nous ne trouvions point, dans quelque recoin poussiéreux de notre âme des traces de ces défauts qui condamnent. Et se souvenir aussi de ces paroles de saint Jean vieillissant, répétant à temps et à contre-temps : « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour. Il a manifesté son amour pour nous en envoyant son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui. […] Mes bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. » (I re Épître de S. Jean, IV. 7-9, 11) Cela seul suffit car tout est englobé dans ce commandement suprême à l’image de l’amour divin envers nous. Voilà notre
raison d’être, ce qui nous conduit à espérer malgré l’état de la France, du monde et de l’Église. Sinon, nous serions poussés à déposer les armes et à suivre le courant qui emporte tant d’êtres vers les abîmes.
Cette certitude nous conduit à l’enthousiasme dont parle si bien Paul Claudel : « L’âme humaine est une chose capable de prendre feu, elle n’est même faite que pour ça, et quand la chose se produit, et que “l’esprit tombe sur elle”, comme on dit, elle ressent une telle joie, il lui est arraché un tel cri… » (L’enthousiasme, À Jean-Louis Barrault,
1953) Telle est la caractéristique de la chrétienté qui a introduit dans l’Histoire une suite, comme le disait Bossuet, une suite qui est un sens. Par la chrétienté, l’homme est désormais aspiré vers une direction qui n’est plus hasardeuse. Même Voltaire le retors reconnaissait que « rien de grand ne s’est fait sans un peu d’enthousiasme », sans doute un reste de son éducation dans les collèges des bons pères. Et, en plus de cette chrétienté qui nous enveloppe, nous appartenons à une Europe qui n’est point celle de Bruxelles ou de Strasbourg, mais celle qui fut, pendant des siècles, le berceau d’une culture empreinte de foi et répandue dans le monde entier. Voilà de quoi entretenir aussi l’enthousiasme pour une année qui, sinon, politiquement et socialement, s’annoncerait bien terne et inquiétante. Le même Claudel écrit à ce propos : « L’Europe, dans le faisceau entrecroisé de ses fibres douloureuses, a compris qu’elle ne trouvera son âme, qu’elle ne trouvera son unité, que dans l’accomplissement de sa fonction qui est de servir d’organe à la réunion de l’humanité tout entière, à cette catholicité future […] » (L’Europe, Noël 1947) Ce souhait du poëte semble être désormais hors d’atteinte, mais pourtant la vocation et la mission des terres autrefois chrétiennes ne disparaissent pas pour autant.
Entretenir ce feu, au moins dans l’âtre personnel et secret de notre âme, permet de ne pas demeurer paralysé par le doute, le scepticisme, le découragement, ou bien de ne pas se laisser emporter par toutes les distorsions du monde actuel. Un autre poète exprime ainsi l’espérance qui ne cesse de briller, fragile lueur bien malmenée :
« Solitude, ma mère, redites-moi ma vie ! voici / Le mur sans crucifix et la table et le livre / Fermé ! si l’impossible attendu si longtemps / Frappait à la fenêtre, comme le rouge-gorge au cœur gelé, / Qui donc se lèverait ici pour lui ouvrir ? […] » (O. V. de L. Milosz, Symphonies, Symphonie de septembre, II) S’engager à ouvrir cette fenêtre durant l’année entamée répondrait au commandement dont parle saint Jean. C’est ainsi que l’Église s’habille de sainteté et que toute prière, luxueuse ou pauvre, monte vers le Ciel. Francis Jammes, fraîchement converti, livre cette confidence : « Car, soucieusement, tel qu’un très vieux marin / dont la barbe a été battue par le tonnerre, / sur les gouffres du ciel de nacre Dieu tend les mains / à tous ceux qui, souffrants, lui offrent leurs misères / au creux d’un diamant ou d’une primevère. » (L’Église habillée de feuilles) La façon dont Dieu sépare les boucs des brebis n’est point la nôtre. Ses critères nous surprennent et nous scandalisent parfois. Ils nous étonneront au dernier jour lorsqu’Il séparera le grain de l’ivraie. Plongeant notre regard vers l’horizon de cette année fraîchement éclose, nous nous en remettons à la miséricorde divine qui modèle sa justice.
P. Jean-François Thomas s.j.
IV e dimanche de l’Avent
22 décembre 2024