Actualités

L’épuisement, par le P. Jean-François Thomas s.j.

Pas un jour ne passe sans rencontrer des êtres au bout du rouleau, n’ayant aux lèvres que l’expression désormais commune : « J’suis crevé ! ». Étrangement, dans les pays les plus défavorisés, là où les hommes doivent faire effort simplement pour survivre quotidiennement, ce type de plainte est beaucoup moins répandu car le corps et l’âme n’ont pas d’énergie à perdre pour s’apitoyer sur soi-même. L’épuisement contemporain dans les sociétés occidentales est bien réel mais il n’est que le signe d’une fatigue plus profonde qui touche à l’essence des êtres. Dans un monde qui prétend ne vivre que dans la nouveauté afin d’échapper à l’ennui, le choc est brutal lorsque l’esprit se rend compte que, dans la Création, ce qui prime est le perpétuel recommencement des choses, non point en des cycles mais dans un flux tranquille qui mène vers l’éternité. L’auteur inspiré du Livre de l’Ecclésiaste écrivait déjà : « Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera ; et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. S’il est une chose dont on dise : “Vois, c’est nouveau !” cette chose a déjà existé dans les siècles qui nous ont précédés. On ne se souvient pas de ce qui est ancien, et ce qui arrivera dans la suite ne laissera pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard. » (I. 9-11) Inutile donc de se focaliser sur des nouveautés qui seraient sensées répondre à notre besoin de changement. Cette tension est à l’origine d’une fatigue plus essentielle que l’épuisement causé par nos tâches et devoirs répétitifs. Paul Valéry, poète inclassable, aura cette intuition : « Le besoin de nouveau est signe de fatigue ou de faiblesse de l’esprit, qui demande ce qui lui manque. Car il n’est rien qui ne soit nouveau. » (Mauvaises pensées et autres) La fatigue qui entre ainsi dans l’âme incapable de stabilité cause une tristesse que la joie artificielle de la fête et des plaisirs multiples ne peut effacer. C’est que l’épuisement actuel des individus reflète aussi l’épuisement général de notre société, de notre mode de vie, de notre régime politique. Il est à la mode de parler d’un supposé épuisement des ressources naturelles, des richesses minières et des forêts tropicales, alors que la racine de nos maux provient du désenchantement résultant de l’assèchement spirituel et intellectuel de nos pays nantis et « démocratiquement avancés ». Tous les empires prestigieux de l’histoire des hommes ont péri à cause de l’épuisement de leur propre vitalité et non point sous le coup de leurs ennemis les plus farouches qui se sont souvent contentés de cueillir le fruit trop mûr sur le point de s’écraser au sol. Tout ce qui s’épuise finit par tourner dans le vide et par se consumer sans flamme : l’art contemporain fatigué au fond de son impasse et continuant à aboyer contre son ombre, la politique accrochée à ses rengaines et les pieds dans le sang et la fange, l’économie alourdie par ses richesses et ses dettes et maniant de l’argent virtuel, la littérature les entrailles à l’air ayant privé les mots de leur sens, la religion sécularisée courtisant l’homme et le monde au lieu de glorifier Dieu… L’épuisement, causé parfois par l’usure, par la lassitude par l’effilochage des choses, est plus radical lorsqu’il est le fruit parasitaire d’une mentalité effrayante, celle de la persévérance dans l’erreur. Un explorateur qui s’épuiserait de façon volontaire tout en sachant pertinemment que la voie choisie mène à l’enfer ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même une fois prisonnier et condamné. Il en est tout autre de celui qui dépense ses forces avec générosité, qui se fatigue avec raison, car il sait que sa ténacité l’amènera nécessairement à découvrir ce qui le dépasse, tel un Christophe Colomb poursuivant sa route envers et contre tout.

Le risque moderne n’est pas de sombrer dans une fatigue provenant d’un excès de zèle, mais plutôt d’être envahi par un épuisement créé par notre manque de goût pour ce qui est vrai. Dès le plus jeune âge, dans l’éducation donnée et reçue, des traits caractéristiques peuvent être relevés chez les êtres qui n’ont pas l’habitude de fatiguer leur corps et leur esprit par des activités saines mais qui sont submergés par un épuisement généralisé dû au voisinage habituel avec ce qui est mauvais, laid, faux. Il existe aussi un apprentissage de la fatigue : comment savoir l’accueillir, la résorber, s’en servir comme d’une source et non point se laisser entraîner par elle par manque de goût et de sens. Si tant et tant se réfugient dans les nouveaux paradis artificiels et virtuels que certaines puissances essaient d’imposer à tous, c’est parce qu’ils ne sont plus mis au contact des efforts ordinaires permettant de dépenser raisonnablement son énergie et de recouvrer ses forces pour poursuivre la marche de la vie. Cette errance de l’âme, si fréquente désormais, a certes toujours existé mais sans posséder les proportions monstrueuses de notre époque. Sénèque relevait déjà à propos de ces hommes perdus: « Puis revenant avec une lassitude superflue, ils jurent qu’ils ignorent eux-mêmes pourquoi ils sont sortis, où ils ont été, et le lendemain ils recommenceront à errer par les mêmes chemins. » (De la tranquillité de l’âme,12) Le moraliste de Vauvenargues, en un siècle des Lumières qui empoisonna le cœur de l’homme oisif et libertin, notait aussi : « Lorsque les plaisirs nous ont épuisé, nous croyons avoir épuisé les plaisirs ; et nous disons que rien ne peut remplir le cœur de l’homme. » (Réflexions et maximes) En plus de ce qui nous épuise car nous l’utilisons de mauvaise manière, il existe ce que nous épuisons par consommation excessive, par boulimie, par dérèglement de notre esprit et de nos désirs. La seule mine qui soit inépuisable, celle qui réservera toujours des découvertes surprenantes et joyeuses, est celle du Cœur de Dieu. Le P. de Caussade, dans une de ses Lettres, rappelle à son interlocuteur : « La volonté de Dieu se présente à chaque instant comme une mer immense que votre cœur ne peut épuiser. » Évidemment, l’homme n’aime guère cette volonté qui dépasse la sienne : il préfère s’épuiser à suivre ses propres inclinations plutôt qu’à suivre la volonté divine inépuisable. Quelques-uns réagissent mais sans trouver encore le cours capable de les apaiser. Ce sont ceux dont parle Charles Baudelaire dans Le Spleen de Paris, ceux qui s’enivrent, « mais de quoi ? de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » (XXIII. Enivrez-vous) Ils font encore fausse route mais leur effort est déjà prémices d’une libération. Les âmes habituées, mornes, ternes, celles qui se contentent de mettre leurs pas dans celles du troupeau obéissant et énervé par les chiens de garde, celles-là sont plus à risque car elles s’enfonceront mortellement dans la fatigue dont elles ne cessent de se plaindre.

Lorsque le Fils de l’homme était humainement attaqué par une juste fatigue après avoir accompli sa mission journalière, il se retirait dans la solitude pour un face à face avec le Père. Parfois, écrasé, Il s’endormait sur place, y compris dans la barque au milieu de la tempête. Mais jamais Il ne traîna ses savates en se plaignant d’être épuisé par les foules qui Le harcelaient. À chaque fatigue, Il puisait de nouveau dans la source, celle de Dieu qu’Il était et qui abreuvait aussi sa nature humaine. L’épuisement chronique n’est pas connu d’un disciple du Christ.

P. Jean-François Thomas s.j.

23 octobre 2024, S. Antoine-Marie Claret

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.