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L’art de la dispute, par le R. P. Jean-François Thomas

Non, il ne s’agit pas de faire l’éloge de la confrontation violente, surtout à une époque où seules les opinions, les émotions et les passions s’expriment sans retenue. La « dispute » est la disputatio, comme déjà Cicéron en parle dans ses Tusculanes. La scolastique médiévale la mit à l’honneur, puisqu’elle fut alors, avec la lectio, un des deux volets de tout enseignement et de tout examen. Mais même à cette époque, rares furent ceux, parmi les maîtres, qui en respectèrent vraiment les règles. Celui qui s’en fit le champion, jamais égalé et hélas trop peu imité, fut saint Thomas d’Aquin. Il serait bien utile aujourd’hui, alors que la cacophonie la plus bête et la plus grossière règne dans le monde politique et aussi souvent dans les milieux « intellectuels », que nous retrouvions le sens de cette méthode permettant à des partis adverses de s’écouter et d’avancer, pour le bien commun, vers la vérité.

Paul Valéry a justement dit : « La première chose que doit faire celui qui doit réfuter une opinion, c’est ceci : il doit se l’approprier un peu mieux que celui qui la défend le mieux. » (cité par M.-D. Chenu, Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin) Nous n’avons plus l’habitude d’écouter les arguments des autres. Nous n’en avons pas le désir, et il suffit de se surprendre soi-même à préparer nos propres réponses alors même que notre interlocuteur est encore en train de parler. Socrate, rapporté par Platon, prenait grand soin d’écouter les objections des uns et des autres afin de pouvoir y réfléchir et s’y opposer ensuite si nécessaire, comme au sujet de l’immortalité dans le Phédon. Il ne s’agit pas d’honnêteté ou de modestie, comme le souligne Josef Pieper dans son Saint Thomas d’Aquin, mais d’ascèse de l’intelligence car cette dernière ne peut fonctionner correctement que si elle s’applique d’abord à se pencher sur la réalité des choses, des mots, des idées. Sinon, tout déraille. De nos jours, la multiplication des occasions d’exprimer ses propres opinions sur les « réseaux sociaux » a considérablement nui à l’exercice de l’intelligence. Il suffit de lire les réactions et commentaires multiples des « liseurs » et lecteurs des sites, y compris ceux qui se réclament de la Tradition. Pieper explique ainsi la méthode thomiste : « On écoute pour découvrir pleinement la solidité propre de l’argument adverse. Thomas semble même carrément supposer que l’on n’est pas en état de reconnaître soi-même à l’avance les objections possibles ou de les échafauder. Le concret de la situation – vu à partir d’elle, l’état des choses montre peut-être un nouveau visage – ce concret-là n’est pas déterminable. Dans toute expression sérieuse concrète s’exprime quelque chose de la réalité complexe elle-même ; c’est-à-dire, il y a toujours quelque chose d’exact et de vrai ; et c’est par ce quelque chose, qui est peut-être minimal, que la rectification doit commencer, si elle doit être convaincante. » (Saint Thomas d’Aquin) Donc il faut savoir repérer le plus petit dénominateur commun, y compris chez l’adversaire le plus acharné, et non point se contenter de l’écraser par des objections toutes préparées d’avance et sans lien avec la réalité particulière et présente. Bien rares sont ceux, de nos jours, qui s’essaient à une telle rectitude dans le débat, d’où l’état lamentable des discussions et des « plateaux » télévisés ou autres dans lesquels chacun essaie d’avancer son pion, sans aucun souci du contenu de ce qui se dit. Misère de l’homme enfermé dans ses certitudes, la plupart du temps fausses car ne prenant pas en compte ce qui existe.

La recherche de la vérité, son expression, nécessitent un effort collectif. Les règles médiévales étaient très strictes en ce qui regarde la disputatio legitima : personne n’avait le droit de couper la parole et encore moins de répondre directement à une objection de l’interlocuteur. Il fallait au préalable répéter, avec ses propres mots, l’argument de l’adversaire en vérifiant que telle était bien la pensée exprimée. Une manière de faire bien étrangère à celle des journalistes et des politiques qui n’ont qu’un unique souci : imposer leur point de vue, même erroné, mépriser l’adversaire. La polémique doit être aussi discussion, sinon elle est stérile et ne débouche sur rien d’autre que sur une opposition d’opinions dont toutes sont peut-être fausses ou, en tout cas, très éloignées de la vérité. Saint Thomas d’Aquin ira très loin dans cette façon de procéder avec respect et raison : « On doit aimer les deux, aussi bien ceux dont nous partageons l’opinion, que ceux dont nous la désapprouvons. Les deux en effet ont fait des efforts par amour de la vérité, et les deux nous ont aidé en cela. » (Commentaire du livre de la Métaphysique) Une attitude semblable se retrouvera par la suite chez un homme comme saint Ignace de Loyola, formé à l’Université de Paris dans cet esprit thomiste, lorsqu’il insistera, – dans les Exercices Spirituels, en amont même de l’Ordre qu’il va fonder -, sur le « présupposé favorable », y compris envers celui qui professe l’erreur. Il s’agit d’un a priori de bienveillance sans lequel aucun dialogue sérieux n’est envisageable : « Les grands docteurs de la chrétienté concordent absolument sur ce point ; ils font front commun contre l’esprit mauvais d’une polémique étroite, à qui manque pour habitude non seulement le respect pour la personne de l’adversaire, mais aussi la pleine absence de préjugés du cœur vis-à-vis de la vérité des choses », note Josef Pieper (Saint Thomas d’Aquin) Saint Augustin, luttant contre les erreurs manichéennes, ne procéda pas autrement lorsqu’il écrit à ses adversaires : « Qu’enragent contre vous ceux qui ne savent pas avec quel effort on trouve la vérité[…] ; qu’enragent contre vous ceux qui ne savent pas avec quelle difficulté l’œil intérieur devient sain ; […] qu’enragent contre vous ceux qui ne savent pas avec quels gémissements et soupirs l’on gagne ne serait-ce qu’un grain en intelligence divine. » (Contra epistolam Manichei quam vocant fundamenti) Pour adopter une telle discipline intellectuelle, encore faut-il ne pas être plein de soi-même, ne pas avoir d’égards pour son importance propre, ce qui est bien sûr une exigence rarement acceptée de bon cœur dans un monde où la loi est de s’imposer et d’écraser. Le souci contemporain n’est plus d’être compris clairement, mais d’être rejeté. Cette peur est à l’opposé de ce qui guida la vie de l’esprit de Socrate jusqu’à Kant. D’où le succès pour des polémistes de mauvaise foi qui prennent plaisir à humilier les opposants, pour des politiciens sans scrupules au verbe haut et creux, pour des « intellectuels » imposant leurs propres opinions comme de nouvelles lois universelles.

Saint Thomas d’Aquin a bien voulu défendre la vérité chrétienne, mais pas au prix de la raison et de la charité. Dans la Somme contre les Gentils, il s’adresse bien aux mahométans et aux païens, mais sa réfutation n’est pas une croisade mais une rencontre. Comme il n’écrit pas pour des juifs ou pour des chrétiens hérétiques, il n’utilise pas là les Saintes Écritures, mais la raison naturelle. Il revient « à la raison naturelle à laquelle tous sont obligés de donner leur assentiment, mais qui échoue cependant dans les choses divines. » (Somme contre les Gentils, I, 2) L’humilité du Docteur angélique est impressionnante car il parle de la présomption à vouloir comprendre et prouver, tout en se mettant à la tâche, faisant preuve d’une « résignation courageuse de la ratio », – selon les termes de Josef Pieper. Retrouver les pas d’une telle démarche nous permettrait de mieux défendre la vérité sans être infidèle à la Charité. De plus nous serions beaucoup plus convaincants et nous deviendrions des instruments efficaces pour éclairer les esprits et les âmes en détresse au milieu des erreurs et des mensonges du monde.

P. Jean-François Thomas, s. j.

Une réflexion sur “L’art de la dispute, par le R. P. Jean-François Thomas

  • Il est tout à fait exact que Saint Thomas d’Aquin est celui qui a porté la méthode scolastique à son plus haut degré d’achèvement et les Sommes constituent de véritables cathédrales de la syllogistique. La rigueur et l’ordre scolastiques sont à des années-lumière du foutoir polémique contemporain qui voit le règne de l’insulte, de l’irrespect, de l’impolitesse, de la vulgarité. Le résultat en est des « débats » d’une terrible médiocrité tant sur le fond que sur la forme. On refuse d’écouter, de comprendre, de garder le silence, de réfléchir avant de prononcer un seul mot. Les émissions télévisées sont à cet égard agressifs et bruyants comme des combats de coqs. De même, la qualité et le niveau des échanges à l’Assemblée nationale par exemple est consternante de ce point de vue avec une forte impression d’un monde chaotique mais le chaos est le fond de sauce de cette incurie. Finalement, la dispute scolastique était une sorte de tournoi de chevaliers du verbe alors que nos débats brouillon ressemblent à des bagarres de rue.

    Concernant la méthode scolastique, je conseille la lecture du livre « Introduction à l’étude et à l’enseignement de la scolastique » de Thimothée Richard.
    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5477052s.texteImage

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