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La méfiance, par le R. P. Jean-François Thomas

Depuis longtemps la leçon des maîtres du soupçon a insufflé dans nos esprits une méfiance qui ne s’applique plus simplement dans le domaine de l’intelligence et des idées, mais qui abîme les relations humaines. Certes, la confiance envers l’autre n’est pas forcément un mouvement naturel, mais il fut des époques où certaines règles et vertus aidaient à ne pas d’abord regarder autrui comme un possible traître ou adversaire. Il existait un code, chrétien, qui permettait notamment de faire confiance à la parole donnée, à l’engagement car l’honneur des uns et des autres était alors en jeu. Jean de La Fontaine avait déjà croqué celui qui, parmi les rats et les souris, bien avisé, fit preuve de prudence en présence des rusés stratagèmes d’ « un second Rodilard, l’Alexandre des Chats, L’Attila, le fléau des Rats ». Ce rongeur qui ne donna point sa confiance à l’aveugle sauva sa vie face au chat déguisé en sac de farine : « Un Rat, sans plus, s’abstient d’aller flairer autour:/ C’était un vieux routier, il savait plus d’un tour ; / Même il avait perdu sa queue à la bataille. / « Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille, / S’écria-t-il de loin au Général des Chats. / Je soupçonne dessous encor quelque machine. / Rien ne te sert d’être farine ; /Car, quand tu serais sac, je n’approcherais pas. » / C’était bien dit à lui ; j’approuve sa prudence : / Il était expérimenté, / Et savait que la méfiance / Est mère de la sûreté. » (Le Chat et un vieux Rat) Nous sommes tous , au moins un jour ou l’autre, des souris cernés par les chats, et il est bien normal que la prudence ne nous jette pas dans la gueule du loup, mais il serait dommage de ne vivre que dans une attitude de repli et de crainte, en ne jetant sur le reste du monde qu’un regard soupçonneux et hostile par crainte d’être avalés tout crus.

La confiance est à l’origine de la relation construite par Dieu avec la créature qu’est l’homme : Il remet à ce dernier, sinon la clef du Paradis, tout au moins le sésame pour se servir librement des arbres d jardin, en posant certaines conditions mais sans installer des caméras de surveillance. L’homme a trompé cette confiance, par son entière responsabilité, mais Dieu ne s’est pas lassé dans l’exercice de la confiance accordée, puisque Il n’a cessé de renouveler son alliance malgré des infidélités et des trahisons répétées. Le psalmiste ne se lassera jamais de chanter cette confiance divine et invitera tout être à demeurer attaché à celle-ci. Dieu est le seul qui ne trompe jamais : « Il est bon de se confier dans le Seigneur, plutôt que de se confier dans un homme. » (Psaumes, CXVII. 8) Comment concevoir un véritable amour qui serait fondé sur le soupçon et la méfiance ? L’expérience commune montre que les liens sincères et vrais ne supportent point de tels sentiments. Il vaut la peine de prendre le risque de la confiance, sinon aucune amitié, aucun amour ne seraient possibles. Même si, parfois, l’aventure se termine tragiquement, par la duplicité d’un des deux, il ne faut pas regretter d’avoir accordé sa pleine confiance. Celui qui se détruit n’est pas celui qui est victime de la trahison mais celui qui trahit, même si ce dernier se croit vainqueur parce qu’il remporte ce qu’il désirait avec tant de concupiscence qu’il n’a pas hésité à utiliser tous les moyens en sa possession pour arriver à ses fins. La méfiance n’est sagesse que pour les faibles et pour les ambitieux. Les saints et les justes, et tout simplement les honnêtes hommes, n’entretiennent pas cette mauvaise herbe. Même trompés, ils n’hésitent pas à souscrire de nouveau des contrats de confiance. François de La Rochefoucauld souligne très justement que « notre méfiance justifie la tromperie d’autrui. » (Maximes) La confiance ne fait pas l’économie de la clairvoyance. Il faut toujours garder à l’esprit que tout peut se retourner contre nous, y compris les engagements les plus solennels et les plus sacrés, mais que notre vie ne peut garder du goût qu’en s’exposant en dehors des murailles, tandis que le méfiant demeure retranché derrière sa meurtrière.

Certains signes doivent cependant nous alerter : une politesse obséquieuse et des paroles trop fleuries cachent souvent la dague qui viendra un jour se planter dans le dos. Bien des politiques et des ecclésiastiques sont passés experts en cet art. Il est préférable de mettre sa confiance en ceux qui parlent ouvertement, honnêtement, sans brutalité mais sans encenser. De plus, il est bien connu que ceux qui reçoivent le plus d’une personne seront souvent les plus enclins à l’assassiner par les mots, les médisances, les calomnies, les coups d’état car se sentant humiliés ou dépendants, cultivant la rancœur pour les bonnes actions dont ils furent les bénéficiaires. De tes esprits sont petits et méprisables, mais les rencontrer ne doit pas conduire à juger ainsi tous les hommes et à retirer sa confiance à jamais. La méfiance ne doit jamais prendre le pas sur la confiance, même si celle-ci a besoin d’être éclairée et raisonnable. Notre Seigneur nous laisse l’exemple insurpassable de la confiance accordée à ses Apôtres alors qu’Il savait, -connaissant la profondeur de leur cœur-, que tous L’abandonneraient ou Le trahiraient à l’heure décisive. Et, allant encore plus loin, Il redonnera à Pierre le lâche le soin du troupeau de l’Église, comme si rien de fâcheux ne s’était passé. Nous sommes ici bien loin de l’affirmation terrible et mortelle de Friedrich Nietzsche : « L’objection, l’écart, la méfiance sereine, l’ironie sont des signes de santé. Tout ce qui est absolu est du domaine de la pathologie. » (Par-delà le bien et le mal)

Ce n’est pas parce que les êtres mériteraient la confiance qu’il faut la leur accorder mais parce que chacun est appelé à imiter Dieu dans son geste : Il rejette la méfiance, tout en sachant qu’Il sera trompé, indéfiniment. À chaque nouvelle infidélité, Il rédige un parchemin vierge pour restaurer la communion avec Lui, à condition que le coupable se repente et veuille tenter, encore et encore, l’expérience. Les saints ont vécu, vivent, admirablement, à la fois cet abandon confiant en la divine Providence et le présupposé favorable à l’égard des autres qui, potentiellement, cachent peut-être des projets de vilenies. Si, d’aventure, la trahison met un terme à la relation, il ne faut pas vivre de regret et d’amertume. Le jeu en vaut la chandelle. Celui qui est trompé sort grandi, tandis que le menteur rapetisse encore tout en se persuadant qu’il est le plus fort.

Les rapports entre les états ne peuvent fructifier si la méfiance est la base de toute discussion. De même, aucun être humain ne peut prétendre grandir s’il se limite à la prudence frileuse et au soupçon généralisé. Sans être naïf, il est nécessaire de vaincre sa peur et de regarder l’autre avec le regard même du Christ qui transperce notre âme et qui y lit alors une écriture bien tortueuse.

P. Jean-François Thomas, s. j.

Une réflexion sur “La méfiance, par le R. P. Jean-François Thomas

  • Marie-Noëlle DEPASQUALE

    Merci pour ce bon article ! Excellente réflexion sur ce mal qui ronge bien des coeurs

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