La fête se meurt, par le R. P. Jean-François Thomas
La réalité de l’homo festivus fut mise en lumière par Philippe Muray tout au long de ses articles et de ses essais. Il nous avait avertis, il y a quelques décennies de cela : « Homo festivus est partout et nulle part. Il n’a plus grand-chose à voir avec les êtres humains des anciennes civilisations. » (Après l’Histoire I) Nous sommes pris en otages car, même en essayant de ramer à contre-courant, nous sommes irrémédiablement emportés par ces flots furieux de « fêtes » perpétuelles, tandis que ce monde réduit de plus en plus notre juste liberté de fêter ce qui le mérite encore. Le « wokisme » est le triomphe de cet hyperfestif qui broie les célébrations religieuses chrétiennes. La fête généralisée et constante permet aux destructeurs de ne plus rien différencier, à commencer par les sexes, et de créer ainsi de vastes rassemblements multicolores et universels, tous semblables d’un bout à l’autre de la planète. Nous connaissons trop bien les ignobles pontifes qui mirent sur les rails, dans les années 1980, cette folie. Ce sont les nouveaux tenants d’une morale renversée. Ils prônent sans vergogne l’homogénéité lisse où toutes les différences disparaîtraient car castrées et où la réalité serait bâillonnée à jamais. D’où leur désir de tourner le dos à l’Histoire, la vraie, celle qui a construit notre civilisation. Ils se félicitent de la disparition de l’homme concret, et encore plus de l’homme chrétien. Il faut reconnaître que la plupart des Français s’accommodent fort bien de cette disparition et de cette transformation, de cette sortie hors de l’Histoire. Le philosophe Alexandre Kojève, — qui fit connaître Hegel en France —, avait déjà diagnostiqué avant-guerre la maladie qui allait nous emporter : « Si l’Homme est vraiment et pleinement satisfait par ce qui est, il ne désire plus rien de réel et ne change donc plus la réalité, en cessant ainsi de changer réellement lui-même. » (Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit) L’homme a mis sa foi dans l’hyperfestif, cela lui convient, lui suffit, le satisfait pleinement. Une manière redoutablement efficace de fuir la réalité et de sortir de l’Histoire.
Ce surplus de fêtes frelatées permet aux pouvoirs de contrôler l’épouvante qui, sinon, saisirait la population. Il suffit d’ailleurs de prononcer le mot « fête » pour qu’aussitôt les esprits s’échauffent, c’est-à-dire cessent de fonctionner de manière critique. Les prochains Jeux Olympiques d’été et d’hiver en France sont, dans ce domaine, une géniale trouvaille pour anesthésier davantage ceux qui, pourtant, n’ont plus depuis longtemps aucune velléité de rébellion. Ce n’est plus le Christ qui est l’alpha et l’oméga, mais la fête. Comme le signale Philippe Muray, homo criticus est le passé d’homo festivus : « Un énorme mutisme impose sa loi. Ceux qui l’ouvrent, on le sait bien, sont ceux qui acquiescent ; ou qui se contentent de plates critiques de détail dans des domaines déjà stigmatisés mille fois. Les autres la bouclent. Dans le silence de la servitude, on n’entend plus que les mouchards bourdonner, et aussi crier de joie les apologistes du désastre consacré. » (Après l’Histoire I) Toute voix discordante sera entendue comme un trouble à l’ordre festif. Les nouveaux fêtards sont les plus solides remparts des régimes politiques qui exigent l’obéissance inconditionnelle de leurs sujets. Ils ne vivent que dans la fiction et ne cherchent donc pas à changer une réalité qui leur est étrangère. Voilà pourquoi il ne faut plus célébrer telle ou telle fête religieuse qui risquerait, comme un électrochoc, de réveiller tous ces rêveurs pris dans le tourbillon du festif. Noël n’a pas sa place dans ce monde nouveau : il doit être remplacé par toutes sortes d’événements incolores, sans aucun rapport avec le contenu de la Révélation qui, elle, est dangereuse car totalement historique. Même le Père Noël risque actuellement sa peau car trop blanc, trop mâle, trop proche de saint Nicolas, trop occidental. La fête contemporaine accouche de ses propres lois, et elle est fertile. Philippe Muray relève : « Le ventre fécond de la civilisation qui commence est rempli de décrets punisseurs et persécuteurs qui ne demandent qu’à voir le jour ; et qui le verront. […] Homo festivus, quand il ne fait pas la fête, s’illustre dans le métier de mouchard et il y excelle ; et chacun l’applaudit. » (Après l’Histoire II)
Bien avant Muray, Josef Pieper, philosophe thomiste, avait diagnostiqué la maladie de la fête moderne en analysant les racines de la vraie fête qui fut toujours d’entrer en présence de la divinité (pour reprendre les termes d’Odon Casel). Il avait étudié la fête comme, depuis l’Antiquité, l’irruption du sacré dans la vie des hommes, ceci toujours en lien avec le sacrifice. Pour que la fête puisse être, il faut dire oui au monde, à la réalité, à la Création, et ce oui s’exprime alors par une louange. Lorsque l’homme prétend à l’auto-suffisance, la fête est rendue impossible et elle se transforme monstrueusement en hyperfestif. La Révolution française avait voulu, ô combien, s’approprier la fête en la remodelant en sinistres et ridicules spectacles dont le peintre David fut l’ordonnateur zélé et imaginatif. Ce n’est pas un hasard si cette période sanglante supprima le calendrier chrétien pour le remplacer par des mois et des fêtes républicains. Depuis des millénaires, l’homme savait pourtant que la vraie fête ne peut pas avoir lieu ici-bas et qu’elle n’est promise que dans l’éternité : « […] ni en ce siècle, ni sur cette terre », écrit Origène dans son Commentaire sur saint Jean. Refuser de célébrer la fête dans son caractère religieux est en fait un emmurement, une « séquestration » de l’homme dans l’espace très réduit de son existence personnelle et actuelle. Josef Pieper laisse cette définition : « Célébrer une fête signifie : célébrer le oui au monde, qui a déjà lieu tous les jours, mais pour un motif spécial et d’une manière qui sort de l’ordinaire. » (Dire oui au monde. Une théorie de la fête) Lorsque l’Église contemporaine reprend à son compte, pour être à la page, les recettes de l’hyperfestif, elle tourne le dos au transcendant et est infidèle à sa vocation : d’où ces rassemblements internationaux, — pâles copies des manifestations festives laïques —, d’où la réalité est évacuée, remplacée par l’émotionnel. L’artificiel convainc l’homme qu’il peut se sauver lui-même : il lui suffit de se regrouper en une fête perpétuelle pour se libérer de la fête sacrificielle.
Noël annonce la Passion de Notre Seigneur. Tout est déjà écrit dans la crèche et la Très Sainte Vierge contemple douloureusement ce Fils né dans la nuit, reposant dans la pénombre d’une grotte et le silence du monde, prémices du Tombeau. Notre Seigneur a renoncé à la gloire divine pour partager notre condition humaine. Toute fête doit comporter une part de détachement également : renoncer au gain d’une journée de travail, ce qui est peu de chose comparé au sacrifice de la Croix. La fête est contemplation des choses divines, — comme le rappelle saint Thomas d’Aquin dans le Commentaire des Sentences —, car tout le reste, tout ce qui est secondaire ou futile, est mis de côté pour un instant. Notre époque ne peut plus, ne veut plus comprendre le prix de ce renoncement, et il n’est pas certain que la plupart des catholiques, — y compris ceux attachés à la Tradition —, y soient vraiment sensibles.
P. Jean-François Thomas, s. j.