Jusqu’à nouvel ordre
Chaque temps possède son air et son refrain favoris. Le nôtre, depuis peu, s’est amouraché de la formule, « jusqu’à nouvel ordre », à déclamer d’un ton grave, si possible accompagné par une fanfare militaire jouant l’hymne de la Canaille. Toutes ces décisions prises à l’égard de l’épidémie de coronavirus, décisions sages pour la plupart, ne sont pas annoncées avec le souci « fraternel » qui devrait être celui d’une république éprise de slogans humanitaires. Les maîtres de ce monde en profitent pour rappeler leur pouvoir, y compris lorsqu’ils prétendent travailler pour le bien commun. Il est presque amusant de voir les têtes sinistres, soigneusement appliquées à exprimer de la tristesse, de la colère, de la sévérité, de la puissance auguste. Ces gens-là ne donnent pas de conseils, ne sont pas dans la peau de ceux qui rassurent, qui apaisent, qui guident. Ils fouettent les montures récalcitrantes et hébétées. Imagine-t-on un père aimant parler de façon cinglante à son enfant malade ou désorienté à coup de « jusqu’à nouvel ordre » ? Ces gens-là ont de l’ordre une conception très personnelle. Ils ont réduit à néant l’admirable harmonie chrétienne entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturelle pour la remplacer par leur litanie d’ordres qui ne souffrent aucune discussion et qui, souvent, sont la répétition abusive du nouvel ordre qu’ils souhaitent imposer.
Les déclarations tonitruantes ou sournoisement mesurées qui se succèdent font penser à ce que Louis-Ferdinand Céline relevait à propos des Français dans Les Beaux Draps : « Si c’était par la force des mots on serait sûrement les Rois du Monde. Personne pourrait nous surpasser question de gueule et d’assurance. Champions du monde en forfanterie, ahuris de publicité, de fatuité stupéfiante, Hercules aux jactances. » L’écrivain faisait remonter à Vercingétorix, ou au mythe qui l’entoura, ce comportement désastreux des Français promis à la défaite lorsqu’ils se dressent les uns contre les autres pour plaire à un clan étranger. Il note aussi : « Ils (les Français) veulent revendiquer partout, en tout et sur tout et puis c’est marre. C’est des débris qu’ont des droits. Un pays ça finit en « droits », en droits suprêmes, en droit à rien, en droit à tout, endroits de jaloux, en droits de famine, en droits de vent. » Donc ils sont mûrs pour toutes les servitudes et tous les mensonges. Il ne faut pas être grand clerc ou prélat de Sa Sainteté pour constater que le stratagème marche efficacement. Edmond de Goncourt au siècle précédent, notait dans un sens identique en 1860 : « Tout l’art du gouvernement consiste à croire à une majorité énorme d’imbéciles. » Les imbéciles heureux le sont moins (heureux) qu’ils le furent, mais ils sont toujours monnaie courante et appréciée par les gouvernants qui tablent sur leur capacité à avaler tous les ordres sans sourciller.
Le pouvoir nous poursuit même, nous les imbéciles bêlants, jusque dans le confinement imposé, en préparant, -certes de façon très chaotique-, les divertissements qui devront nous nourrir durant cette période de disette pour les plaisirs démocratiques. Tout nous est fourni par écrans, nous préparant un peu plus à une ère robotique où tout sera surveillé et enregistré. Il lui faudra sévir car le peuple se réveille parfois, ne sachant pas ce qui est pour son bien, bien qui lui sera imposé à force de lois et de décrets, dans des situations d’urgence. Promesse est faite, bien entendu, de revenir à l’état normal le plus rapidement possible, mais le retour en arrière ne retrouve jamais exactement la case départ. Entre temps, un peu plus d’espace a été rogné par ceux qui gouvernent et qui préparent d’autres urgences, encore plus possessives et tyranniques, dont celle du climat qui est l’occasion rêvée pour visser les boulons. Il paraît que, durant cette pandémie, nous passons au stade de la « nation apprenante » (sic) qui se « mobilise » (sic). L’homo coronavirus ne perd pas ses réflexes d’homo festivus et il continue de rassembler ses forces pour aller de l’avant, un avant déjà mijoté pour lui par ceux qui tiennent les rênes.
Face à une telle situation, il serait peut-être préférable d’adopter l’attitude de cette servante dont parle Gustave Flaubert dans une lettre à Louise Colet : « J’ai eu aujourd’hui un grand enseignement donné par ma cuisinière. Cette fille qui a vingt-cinq ans et est Française, ne savait pas que Louis-Philippe n’était plus roi de France, qu’il y avait eu une république, etc. Tout cela ne l’intéresse pas (textuel). Et je me regarde comme un homme intelligent ! Mais je ne suis qu’un triple imbécile. C’est comme cette femme qu’il faut être. » Quel est le plus raisonnable ? Bernanos, dans La France contre les robots, avertissait déjà : « Lorsqu’on dit aujourd’hui d’un peuple ou d’un homme qu’il est raisonnable, c’est qu’on ne le craint pas, qu’on le croit par avance résigné à tout. » Sommes-nous résignés, au-delà de cette crise ponctuelle, à attendre la succession des « jusqu’à nouvel ordre », ceci par « raison » ? Lorsque les politiques rabâchent que l’histoire est un éternel recommencement, ils savent qu’il est de leur intérêt que ce soit ainsi, car, de cette façon, ils renaissent sans cesse de leurs cendres avec elle.
Les restrictions présentes ne doivent pas nous endormir. Aussi légitimes qu’elles puissent être, elles cachent peut-être des desseins bien plus ambitieux et pervers, et il se trouve que nous errons comme des orphelins au milieu du désert car même les voix religieuses autorisées ont hissé le drapeau blanc depuis longtemps et ont abandonné les troupeaux à leur sort, sauf exception. Nous touchons du doigt encore davantage que le bonheur humain est fugace et que nous ne sommes pas toujours dignes de l’accueillir lorsqu’il se présente car nous faisons souvent la fine bouche. Jules Renard, dans son Journal en 1899, faisait remarquer à juste titre : « Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce en serait la salle d’attente. » Ce qui est vrai de ce bonheur recherché, l’est encore davantage de la béatitude espérée car, alors, toute l’existence humaine n’est que l’antichambre du véritable bonheur. Aussi est-il utile de savoir goûter ce qui est donné, au jour le jour, car, cette fois, aucun ordre martial ne peut nous priver de la beauté des choses et des êtres.
Beaucoup de Français sont fébriles et les Parisiens encore plus, car la plupart ont l’habitude de remplir le vide des temps par le divertissement, et soudain tout s’écroule, plus rien n’est accessible de ce qui tissait la trame de leurs journées. Blaise Pascal a admirablement analysé cette faiblesse, déjà à son époque, ceci dans ses Pensées. Paul Claudel le reprendra de façon amusante : « Tous les malheurs de l’homme viennent de ce qu’il ne sait pas rester en repos dans une chambre. » La Chambre des députés par exemple ? » (Journal) Nous constatons maintenant, -et nous n’en sommes qu’au commencement-, combien la panique a saisi les Français à l’idée de devoir rester en repos dans leur chambre. L’exode précipité des Parisiens, argentés, vers leur résidence secondaire, ne s’explique pas d’abord par la peur du virus, -puisque la plupart en étaient déjà porteurs ou avaient été exposés à son contact pendant des semaines, mais par l’angoisse qui les saisit à l’idée de se retrouver face à eux-mêmes, faute de sorties, de soirées, de restaurants, de théâtres, de discothèques etc. Faute de mieux, il leur fallait fuir ce spectre et se réfugier dans des endroits où, au moins, ils pourraient recréer une illusion de divertissement avec les moyens du bord.
L’occasion rêvée se présente d’abandonner des habitudes néfastes pour nous et pour les autres en se réfugiant en Dieu, selon les paroles du Christ dans l’Évangile selon saint Matthieu : « Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez du repos pour vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau léger. » (XII, 28-30) Par cet abandon, nous serons capables, dans un avenir aussi proche que possible, un retour à la normale où notre regard sera transformé. En attendant, « jusqu’à nouvel ordre », nous avons le temps de découvrir les inépuisables richesses de notr chambre intérieure.
P.Jean-François Thomas s.j.
III ème mercredi de Carême, saint Cyrille de Jérusalem
18 mars 2020