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Jean Raspail et l’espérance. La petite espérance luit-elle dans les ténèbres ?


Cette série d’articles, signée Gabriel Privat, fut publiée une première fois sur Vexilla Galliae entre le 19 septembre 2016 et le 11 août 2017. Nous les publions à nouveau en hommage à l’écrivain Jean Raspail, mort le 13 juin 2020.


Le reproche majeur qui fut adressé à Jean Raspail, au long de son œuvre, fut d’être un auteur du désespoir, un tueur d’espérance. Votre serviteur, lui-même, dans un article ancien, parlait du « délicieux venin de Jean Raspail ».

Cette accusation est sans doute la plus lourde de toute car, s’il ne s’est jamais prétendu un auteur chrétien, et s’il a décoché plusieurs fois ses flèches contre l’Église, celle de jadis pour avoir provoqué la disparition de peuples anciens, notamment amérindiens, et celle d’aujourd’hui, pour ses alliances réelles ou supposées avec le monde moderne niveleur et cosmopolite, Raspail n’en reste pas moins un auteur lu largement par des chrétiens catholiques ou orthodoxes. Or, l’absence d’espérance, plus qu’un paganisme sous-jacent, serait rédhibitoire. Quel chrétien aurait encore le droit de lire une œuvre répandant autour d’elle l’idée selon laquelle tout serait irrémédiablement perdu. Tout quoi ? Mais la civilisation européenne, la diversité antique des peuples du monde, l’esprit d’aventure et de chevalerie, les hiérarchies sociales protectrices, les vieilles solidarités de foi ou de famille, etc. Tout cela serait condamné à mourir, quand ce ne serait pas déjà accompli, au profit d’un monde nouveau, sans frontières, sans distinctions de quelque ordre que ce soit, sans spirituel non plus. Ce monde, c’est l’affreux univers d’Une étrange exploration dans la forêt africaine en l’an 2110.

Une étrange exploration dans la forêt africaine en l’an 2110

Justement, arrêtons-nous un instant à cette nouvelle pour savoir si dans son œuvre, Raspail présente vraiment la mort de ces millénaires de civilisation comme une fatalité sans retour. Dans Une étrange exploration dans la forêt africaine en l’an 2110, tout le mal est déjà accompli. Il n’y a plus de véritables hiérarchies sociales, il n’y a plus d’empires coloniaux, plus de nations indépendantes non plus, à vrai dire, les gouvernements subsistants étant tous liés entre eux dans le grand tout de l’Organisation des nations unies. Il n’y a que des démocraties, plus de royautés ou d’empires et évidemment pas de régime autoritaire car c’est la douce bienveillance politique qui règne partout. Les guerres sont inconnues, la violence est réprouvée à tel point que tout le monde, dans cet univers policé, se contraint à garder sa bonhommie et sa douceur en chaque circonstance. Évidemment, la négation du naturel, qu’il soit de sexe ou de race, est une évidence. Les sujets tabous, dans ce meilleur des mondes, sont légions. C’est une condition du bonheur.

Enfin, c’est le monde parfait ! Et à sa description on tremble d’effroi… Quel ennui, que ce monde ! Une chose, évidemment, blesse notre conscience d’Européens, et chez Raspail, la démarche est volontaire ; notre continent et ses peuples sont les plus castrés et les plus amoindris de la terre nouvelle. Évidemment, il y avait un prix à payer pour les forfaits dominateurs de jadis. Tout cela est si loin cependant que chacun vit dans la quiétude, ayant oublié les causes de ce nouvel état du monde. Les archives, même, ont souvent été dissimulées, voire détruites, ou classifiées dans des catégories inaccessibles au commun, car ce monde parfait se fonde sur le mensonge.

Un incident va rompre cette belle mécanique, celui d’un tir de mitrailleuse lourde sur un avion d’observation parti photographier une parcelle de jungle congolaise inexplorée. Inexplorée du moins le croit-on. Dans la grande entreprise amnésique du monde nouveau, il s’avéra, par la suite, que l’oubli avait été volontaire. Ce territoire était sorti de l’histoire. L’expédition internationale et inter-raciale montée pour explorer la forêt et découvrir l’origine des tirs l’y fit rentrer. La découverte fut frappante. Un peuple de l’ancien Congo belge, oublié là depuis 1960, refaisait surface. Il avait perdu, depuis le temps, toute marque de civilisation européenne. Coupé des autres peuples noirs, il était revenu à l’état primitif, vivant nu et se nourrissant de chasse et de cueillette, appuyé sur une agriculture rudimentaire dont le fonctionnement n’était assuré que par des femmes serviles (un tel récit, aujourd’hui, vaudrait à Raspail de sérieux ennuis avec la Justice. Heureusement, en France, pour l’instant, la loi pénale n’est pas rétroactive, sauf cas exceptionnel).

La rencontre exhuma le souvenir de la colonisation et réveilla, en un instant, les vieilles haines. Au terme du voyage, animés de haine contre les hommes blancs, descendants des conquérants de leurs ancêtres, les noirs de l’expédition en firent un grand massacre. Celui-ci fut caché au retour, mais les résultats du voyage finirent par s’ébruiter et déjà le beau visage du monde nouveau se craquelait pour faire reparaître les spasmes des temps anciens.

Le retour au réel, meilleure arme de l’espérance, mais au risque de la violence

Le message de Jean Raspail est clair. Le monde nouveau, cosmopolite, universaliste négateur des particularités nationales, castrateur pour l’Occident, serait fondé sur une illusion et une amnésie collective. La rencontre avec le réel ne pourrait alors avoir pour effet que de dissiper ce monde idéal factice. Cependant, et c’est un point sur lequel il est revenu dans de nombreux entretiens accordés à la presse ; le retour au réel en passera forcément par la violence.

Même si la violence et la guerre semblent le passage obligé, non pas vers un retour à une sorte d’âge d’or européen fantasmé, mais tout simplement un retour aux particularités, aux distinctions et aux hiérarchies, il y a donc, quoiqu’on en dise, une faible lueur d’espérance dans l’ouvrage. On peut ne pas partager les thèses de Raspail, mais l’espérance est au rendez-vous ici, tout comme elle est au rendez-vous dans Septentrion, autre récit de l’avènement d’un monde nouveau, sans aspérité et sans vagues, mais s’imposant par l’amnésie d’une main, la terreur de l’autre. Or, au terme du récit, alors que toute résistance semble avoir été consommée, il est clair que sous la cendre couve toujours la braise, c’est le témoignage rendu autour de lui par le clochard Zéphyr, et c’est le récit de la résistance du train de jadis, consciencieusement conservé par le haut fonctionnaire du régime y ayant eu accès. Pourquoi  garde-t-il ce récit ? Parce qu’il a besoin d’espérer… L’espérance est, en somme, un besoin vital, non pas parce qu’elle serait un opium, mais parce qu’elle transperce d’un trait de lumière les nuages du mensonge et de la dissimulation, tout comme dans Sept cavaliers, récit dont la conclusion suspendue laisse le lecteur à son désespoir , et où pourtant le parcours de la colonne fut parsemé de fleurs d’espérance, sous la forme de l’amour d’une femme, d’un domaine seigneurial à rebâtir, d’une abbaye à ranimer, etc. Ces espérances ont ceci d’important qu’elles sont concrètes et enracinées, ce n’est pas la mortifère quête des Oumiates disparus depuis longtemps, c’est l’accomplissement d’un geste matériel d’espérance en marche. On en a un bel exemple dans Sire avec la guérison miraculeuse opérée par Philippe-Pharamond. Oui, l’espérance est là, accomplie et tangible.

La règle et les exceptions

En somme, Jean Raspail laisse toute sa place à l’espérance, même si elle n’est qu’une faible flamme, même si certains récits n’en offrent pas une once, comme dans Le Camp des saints, ou même si certains autres se situent au-delà de l’espérance, dans l’accomplissement final d’un parcours de vie, que ce soit avec L’anneau du pécheur, où tout est consommé par la mort du dernier pape Benoît, ou dans Qui se souvient des Hommes ?, où l’apocalypse intervient alors qu’attend la mort le dernier Kaweskar.

Mais ces récits exceptionnels sont l’exception, tandis que la règle, chez Raspail, est de ne jamais fermer tout à fait la porte à l’espoir, qui est la vie même, même si la flamme se taillera un passage au milieu des tribulations et des grincements de dents. L’espoir du roi ne renaît-il pas au prix de la mort de ses partisans et dans le crépitement des balles, dans Le Roi au-delà de la mer, Raspail a beau batailler avec des mots, il demeure réaliste et ne se paie pas avec eux.

Gabriel Privat


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