Jean Raspail et la jeunesse. Espérance du monde ou adolescence perpétuelle ?
Cette série d’articles, signée Gabriel Privat, fut publiée une première fois sur Vexilla Galliae entre le 19 septembre 2016 et le 11 août 2017. Nous les publions à nouveau en hommage à l’écrivain Jean Raspail, mort le 13 juin 2020, jour de la Saint-Antoine-de-Padoue. Il aurait eu 95 ans le 5 juillet dernier.
Jeune, bien fait de sa personne, l’esprit chevaleresque et le goût de l’aventure en tête, tel est le héros raspalien. Dans toute l’œuvre romanesque du maître, les héros âgés se comptent sur une seule main. Le couple gémélique Bunus, dans Le Président, doit lui-même être mis à part. S’ils atteignent la soixantaine, les deux frères ont encore tout de la jeunesse. L’un est mu par l’espérance d’une vie nouvelle à conquérir, celle qu’il aura acquise en tuant son jumeau imposteur. L’autre, s’il n’espère plus rien, a encore toute la verdeur et l’ardeur d’un galant de mauvais aloi. Les héros du Camp des saints sont des adultes avancés en âge, mais ils ne sont pas à proprement parler les héros du récit, ils ne sont que quelques caractères se détachant de la masse. Le seul véritable vieillard, et perçu comme tel de toute l’œuvre de Raspail, à tenir la première place, est le pape Benoît de L’anneau du pécheur, ployant sous les ans et soufflant à chaque pas. Il est au bout de son espérance, au bout d’un lignage, au bout du monde. Pour le reste, Philippe-Pharamond, dans Sire, sort à peine de l’adolescence. Les cavaliers de Sept cavaliers ont tous moins de trente ans, comme la plupart des passagers du train de Septentrion, comme le plus grand nombre des Pikkendorff de Hurrah Zara ! ou des Royaumes de Borée. Dans Les yeux d’Irène, si Frédéric Pons est déjà avancé en âge, la belle Aude qui lui donne la réplique est une toute jeune femme à peine éclose. Dans Le Jeu du roi, enfin, même si Antoine IV est un vieil homme, il a conservé tous les traits intellectuels de l’adolescence, notamment le goût immodéré pour le rêve et les univers reconstitués. Quant à son compagnon, Jean-Marie, le récit le cueille enfant et le laisse jeune adulte. Antoine de Tounens est d’âge mûr, mais il ressemble, presque trait pour trait, aux jeunes Pikkendorff. Il se fera un ami de l’un d’eux, d’ailleurs.
Le vitalisme de la jeunesse
Oui, le héros de Raspail est jeune, si ce n’est de corps, au moins d’esprit. Mais ce n’est pas, ici, le goût du jeunisme, de l’éternel adolescent irresponsable capable de mener les quatre cent coups parce que derrière, père et mère paieront la facture et ouvriront toujours la porte de la demeure. Non ! Ces héros sont jeunes, d’une part parce que l’image qu’ils renvoient correspond à l’esthétique de Jean Raspail. Ils sont beaux, vigoureux, athlétiques, sportifs, font de la voile ou du cheval à la perfection, tirent comme personne et en même temps connaissent parfaitement leurs classiques littéraires, en somme ce sont les fleurs naissantes d’une civilisation raffinée et virile. Pour trouver dans le monde réel de tels jeunes gens, il faut chercher dans la vieille aristocratie française, donnée au service de la patrie ou de l’Église, et encore, dans des représentations largement éteintes depuis trois-quarts de siècle. Ou encore faut-il aller voir du côté des collèges prestigieux de sa majesté britannique, et dans les écoles de cadets du roi de Prusse. A ce compte, on pourra reconstituer un peu de l’esprit de force distingué du héros de Raspail. Ces héros sont jeunes, donc, parce que la jeunesse est le seul âge où le monde tel que l’aime Raspail trouve tout son épanouissement.
Ils sont jeunes également parce que cet âge est celui des grandes espérances. Ces héros ne sont pas tournés vers eux-mêmes et leur petit désir. Ils ont le monde à bâtir. Que ce soit dans la quête pour le trône, avec Sire, ou pour fuir le monde qui s’écroule et, au fil de la route, jeter les graines du renouveau, dans Sept cavaliers, ces jeunes sont des bâtisseurs dans l’âme.
Bâtisseurs de l’espérance
Ce sentiment est plus fort que lui. Même désespérant de tout, même revenu de tout, Raspail ne peut s’empêcher, et c’est heureux, de laisser quelques jeunes gens s’échapper de sa tourmente pour reposer les fondations d’un grand domaine, retrouver une femme aimée et l’épouser, se faire sacrer et même partir à la recherche des Oumiates, au cœur des forêts du Septentrion, loin des hommes gris.
Pour bien illustrer ces romans, il eut fallu Pierre Joubert, et ces jeunes gens vigoureux gravissant une montagne au pic, descendant une rivière au canoé et à la corde, débarquant enfin sur une plage inconnue, le pistolet à la main. Pour retrouver en littérature pareille vigueur héroïque, il faut aller voir du côté de Barbey d’Aurevilly et de Jean de La Varende (et encore, dans quelques romans seulement), ou plus simplement chez Rostand.
Il y a de plus vilaines ascendances ! Jean Raspail a choisi le bel arbre pour planter sa branche.
S’il n’y avait sa jeunesse, oui, cette œuvre souvent sombre, décrivant des cités effondrées ou tombantes, des mondes vulgaires en proie à la violence et la petitesse, cette œuvre donc, serait proprement désespérante. Mais il reste dans les ténèbres, fragile mais vigoureux, le matin du monde ; quelque part… un Pikkendorff prêt à enfourcher sa monture et à charger, sabre au clair, ralliant les fuyards, emportant derrière lui la dernière horde. Debout les morts !
« À genoux sur les dalles nues, le dos droit, la tête haute, les mains jointes à la façon d’un chevalier de vitrail, un jeune homme blond priait. Il était vêtu d’un pantalon de velours et d’un épais chandail de marin. Agenouillée aussi, légèrement en retrait, comme s’il s’était agi de respecter une préséance, une jeune fille tout aussi blonde priait. La ressemblance était si forte qu’on ne pouvait douter qu’elle fût la jumelle de son frère. Plus en arrière, on distinguait une demi-douzaine de garçons et de vieillards. L’âge raisonnable, qu’on appelle adulte, n’était pas représenté au sein de l’étrange assemblée, cet âge où l’on pèse chacun de ses actes, où l’on brime son cœur, où l’on tue son âme, où l’on se trahit à chaque instant, car nul ne peut plus mener sa vie autrement, en ces temps qui sont les nôtres. Enfin, dans l’un des trois stalles du chœur, se tenait un grand vieillard maigre et droit, en bure noire. Il adressa un signe de tête à la jeune fille dont la voix s’éleva claire et couvrit le bruit du vent. » (Sire)
Gabriel Privat
Lire les autres articles de la série :
- Jean Raspail. À la découverte d’un univers littéraire
- Jean Raspail et les peuples disparus. Mythe du fixisme historique ou récit désolé de la marche du monde vers sa fin ?
- Jean Raspail voyageur. Découverte du monde ou pèlerinage intérieur ?
- Jean Raspail et le roi. Militance politique ou chant romantique d’une cause perdue ?
- Jean Raspail et la foi. Sens païen du sacré ou errances d’un chrétien agnostique ?
- Jean Raspail et la modernité. Les Pikkendorf sont-ils anti-modernes
- Jean Raspail et la décadence de l’Europe. Récit d’une fatalité ou opium mortifère ?
- Jean Raspail et les femmes. Éloge de la grandeur féminine ou esthétisme viril ?
- Jean Raspail et le rêve. Base arrière du combattant ou refuge mensonger du désespéré ?
- Jean Raspail et la jeunesse. Espérance du monde ou adolescence perpétuelle ?
- Jean Raspail et son temps. Témoignage lucide ou miroir inversé de l’âge d’or ?
- Jean Raspail et l’espérance. La petite espérance luit-elle dans les ténèbres ?
Annexe :