Territoires de Beni et Lubero : silence, on tue !
Dans mes articles, je dénonce souvent le silence médiatique entourant certains évènements tragiques, alors que d’autres prennent une importance démesurée. Certains morts semblent avoir moins d’importance que d’autres, aux yeux de nos grands médias, dont l’intérêt – ou le manque d’intérêt – pour tel ou tel drame reflète souvent celui des diplomaties occidentales.
C’est ce silence répété face à certaines tragédies que j’ai vécues qui m’a amené à devenir auteur. Mon premier ouvrage, « Kadogo, enfants des guerres d’Afrique centrale[1] », publié en juillet 2003, était un livre-témoignage sur les tueries et les enlèvements d’enfants perpétrés au Sud-Soudan, au Nord de l’Ouganda et dans la partie orientale de la République Démocratique du Congo. J’ai longtemps séjourné dans ces trois contrées où j’ai œuvré pour des programmes humanitaires d’agences des Nations Unies et d’organisations non gouvernementales. Une bonne partie de ce premier livre concernait la partie septentrionale de la province du Nord-Kivu ainsi que le district de l’Ituri, dans l’est de la RDC. À l’époque, comme beaucoup d’autres acteurs ou observateurs, je craignais que, quelques années après les horreurs rwandaises, un autre génocide ne soit commis, cette fois dans cette partie de l’ancien Zaïre. Les deux tragédies, rwandaises et congolaises, étaient d’ailleurs intimement liées, puisque que ce sont la déstabilisation, l’invasion et l’occupation de l’immense Congo par ses petits voisins, Rwanda et Ouganda, qui provoquèrent les premiers massacres de masse en terre congolaise et qui semèrent les germes d’autres massacres, commis par des groupes armés à la solde des occupants. L’Opération Artémis de l’armée française, en 2003, porta un coup d’arrêt au cycle infernal des tueries, en Ituri. Cette opération, strictement limitée dans le temps et dans l’espace par l’ONU, n’a malheureusement pas duré assez longtemps – trois mois ! – et les casques bleus qui prirent ensuite la relève (Pakistanais, Uruguayens, etc.) ne furent pas toujours à la hauteur pour répondre aux attentes des populations.
Depuis 2003, d’autres « rébellions » sont apparues avant de disparaître, après avoir commis des dégâts toujours terribles à l’encontre des populations civiles, éternelles victimes de ces groupes armés et de l’armée gouvernementale. Le Rwanda et l’Ouganda ont depuis longtemps retiré leurs troupes du Congo, mais la création de ces groupes armés est le plus souvent inspirée et soutenue de l’étranger, en particulier par le régime de Kigali. Ni les milliers de casques bleus déployés depuis une décennie et demie, ni les dizaines de milliers de soldats congolais n’ont su ou pu mettre fin aux agissements de ces groupes. Il est vrai que les FARDC[2] sont souvent composées d’anciens miliciens des divers groupes armés, soi-disant « intégrés » à l’armée. Comment d’anciens pyromanes pourraient-ils combattre efficacement un nouvel incendie ? Et certains de ces officiers ex-rebelles ont-ils vraiment rompu leurs liens avec leurs anciens maîtres de Kigali ou avec leurs ex-camarades pas encore « intégrés » ?
Treize ans exactement après la sortie de mon premier livre, me voici à nouveau contraint de sonner l’alarme au sujet de la situation dans cette même région du nord-est de la République Démocratique du Congo. Depuis octobre 2014, des tueurs en série sont à l’œuvre dans les territoires[3] de Beni et de Lubero, cette partie de la province du Nord-Kivu située aux confins de l’Ouganda, dominée par l’imposante chaîne du Ruwenzori et bordant le lac Edouard. Au moins 1500 personnes y ont été massacrées en toute impunité, souvent à la machette. D’autres, près de 2000, ont été enlevées, parmi elles de nombreux d’enfants, et sont toujours portées disparues. Au moins 13 dispensaires ont été détruits, ainsi que 27 écoles, et un total de près de 2000 maisons ont été incendiées, parfois avec leurs habitants à l’intérieur.
Qui sont les assassins ? Le gouvernement congolais accuse un mystérieux groupe rebelle vaguement islamiste et d’origine ougandaise, les « ADF-NALU[4] ». Cette organisation s’était fait connaître à la fin des années 90 lors d’une brève mais meurtrière insurrection, du côté ougandais de la frontière. On savait que ses rescapés s’étaient repliés en territoire congolais, sur les contreforts du Ruwenzori. Mais se sont-ils réellement réorganisés afin de semer la terreur du côté de Beni et de Lubero ? Rien n’est moins sûr, même s’il est probable que certains anciens des ADF-NALU font effectivement partie du groupe armé responsable des atrocités commises depuis près de deux ans. Depuis le début des années 2000, un « groupe d’experts de l’ONU » produit un rapport annuel sur la crise congolaise. Le dernier rapport accuse des membres des FARDC d’avoir partie liée avec « le recrutement, l’armement et le financement de groupes impliqués dans les tueries de civils ».
Pour tenter de comprendre la situation actuelle, il convient de la replacer dans son délicat contexte ethnique. Cette région est peuplée par les Nande et les Hunde qui se considèrent comme les autochtones. À tort, d’ailleurs, puisque les véritables autochtones de la région sont les Pygmées, que ces mêmes Nande et Hunde ont repoussé vers les forêts qui reculent de plus en plus pour laisser place à l’agriculture, quand ils ne les ont pas vassalisés et transformés en main d’œuvre corvéable à merci. Depuis l’époque Belge, une autre population vit dans cette contrée, ce sont les « Rwandophones », principalement des Hutu venus du Rwanda depuis des générations. D’autres Hutu les ont rejoints, surtout depuis l’arrivée au pouvoir à Kigali d’un FPR[5] à dominante tutsi, après le génocide. Certains Nande et Hunde accusent ces Hutu d’appartenir aux FDLR[6], un groupe armé hutu basé au Kivu depuis la victoire du FPR au Rwanda et qui est responsable de nombreuses exactions à l’encontre des populations locales. Les FDLR ont d’ailleurs longtemps servi d’utile prétexte au régime de Paul Kagame pour justifier ses interventions en territoire congolais. Les Hutu, de leur côté, accusent les Nande et les Hunde de fournir des recrues aux groupe armés Maï Maï qui prétendent lutter contre la domination étrangère mais qui, eux aussi, s’en sont pris à la population civile. Le gouvernement congolais a fermé de force sept camps de personnes déplacées hutu, ce qui a favorisé de nouveaux déplacements de Hutu à travers ces territoires, renforçant encore un peu plus les soupçons nourris par les Nande et les Hunde à l’égard de ce qu’ils voient comme une tentative de mainmise des étrangers sur leurs terres ancestrales.
Le 5 juillet dernier, 9 villageois ont été tués à Tenembo, petite localité proche d’Oïcha. Cette attaque a été commise à proximité d’un camp militaire de l’armée gouvernementale et non loin d’un poste tenu par des casques bleus malawiens. Ces derniers sont accusés de ne pas avoir réagi. Tenembo avait déjà été le site de précédents massacres.
Pour ma part, j’ai tendance à voir la main de Paul Kagame derrière ces tristes évènements. Dans le passé, il a suscité la création de divers groupes armés à dominante tutsi et à sa solde, tels que le CNDP[7] et le M23[8]. Je ne serais donc pas surpris qu’il ait entrepris une nouvelle campagne de déstabilisation du Nord-Kivu, en utilisant d’anciens officiers de ces groupes, dont certains sont officiellement intégrés au sein de l’armée gouvernementale congolaise, tandis que d’autres auraient repris du service en mobilisant comme piétaille tous les laissés pour compte des crises successives que la région a connu depuis 20 ans : soldats perdus des ADF-NALU, des FDLR, des anciennes milices de l’Ituri et autres. Quel but poursuivrait le maître de Kigali ? Les vingt dernières années ont prouvé que le chaos dans l’est du Congo a largement profité au Rwanda et à son économie. Cette dernière est d’ailleurs citée en exemple par les spécialistes ! Le régime rwandais et son armée ont pu exploiter, directement ou indirectement, en toute impunité, les ressources naturelles dont regorge le Kivu. Depuis plusieurs années, des compagnies pétrolières ont des vues sur les réserves de pétrole existant dans le sous-sol du Parc National des Virunga, le plus ancien espace protégé d’Afrique, classé au Patrimoine Mondial de l’UNESCO. Les défenseurs de la nature du monde entier se sont d’ailleurs mobilisés pour s’opposer à tout forage dans cette zone. Les intérêts de ces compagnies étrangères auraient-ils un lien avec les troubles actuels, qui affectent des territoires situés au nord du Parc ? Enfin, il n’est pas impossible que le régime tutsi au pouvoir au Rwanda surpeuplé et à majorité hutu ne soit pas mécontent de voir des populations hutu s’éloigner et s’installer loin de la frontière rwandaise.
Sera-t-il possible de découvrir un jour la vérité et d’envoyer les responsables de ces atrocités répondre de leurs crimes à la Cour Pénale Internationale de La Haye ? Toujours est-il que les horreurs commises dans les territoires de Beni et de Lubero ne semblent guère émouvoir l’opinion publique internationale et qu’ils se poursuivent dans un silence médiatique et diplomatique tout à fait assourdissant. Pourtant, si l’on n’y prend pas garde, ces massacres commis sur fond de haine ethnique pourraient bien n’être que le prélude d’une tragédie de bien plus grande ampleur.
J’espère ne pas avoir à écrire, 13 ans plus tard, un second tome de mon « Kadogo » pour tenter, à nouveau, d’alerter le monde sur ce qui est en train de se passer au nord-est de l’ancien Zaïre…
Hervé Cheuzeville, 9 juillet 2016
[1] L’Harmattan, 2003
[2] Forces Armées de la République Démocratique du Congo.
[3] En RDC, le terme « territoire » désigne une circonscription administrative équivalente à un district, ou à un arrondissement.
[4] Allied Democratic Forces/ National Army for the Liberation of Uganda (Forces Démocratiques Alliées/Armée Nationale pour la Libération de l’Ouganda).
[5] Front Patriotique Rwandais.
[6] Forces Démocratiques pour la Libération du Rwanda.
[7] Congrès national pour la défense du peuple, une milice à dominante tutsi créée en décembre 2006 par Laurent Nkunda.
[8] Mouvement du 23-Mars, une autre milice à dominante tutsi, qui parvint à s’emparer de Goma en novembre 2012.