Noël en Tunisie (2)
Ce séjour m’a aussi permis de redécouvrir les merveilles du riche passé de cette terre qui accueillit, à différentes époques, de brillantes civilisations qui toutes participèrent à l’édification du pays aujourd’hui appelé Tunisie : Phéniciens et Carthaginois, Numides, Berbères, Romains, Juifs, Chrétiens, Arabes, Andalous, Ottomans et enfin Français, tous se sont succédé et se sont souvent combattus sur ce territoire, tous ont apporté leurs contributions linguistiques, culturelles, architecturales, religieuses qui, confondues, constituent la nation tunisienne, qui est loin d’être uniquement arabe et musulmane, comme les Occidentaux (et certains Tunisiens) feignent de le croire. C’est ainsi que je suis retourné à El Djem, à 73 kilomètres au nord de Sfax. C’est l’antique Thysdrus romaine, au centre de laquelle s’élève majestueusement le troisième amphithéâtre au monde (après celui de Flavien à Rome et celui de Capoue) qui, du temps de sa splendeur, au IIIe siècle après Jésus-Christ, pouvait accueillir 35 000 spectateurs. Thysdrus, rivalisant avec Hadrumetum (l’actuelle Sousse) était la seconde ville d’Afrique du Nord romaine, après Carthage. On y trouve de nombreuses ruines, en particulier de vastes villas. Le très beau musée d’El Djem abrite les magnifiques mosaïques qui y ont été dégagées. J’ai pu également me rendre sur le site de Dougga, une ancienne ville romaine située à 77 kilomètres à l’ouest de Tunis et qui a la réputation tout à fait justifiée d’être la petite ville romaine la mieux conservée de toute l’Afrique du Nord. L’endroit est enchanteur. Dougga est un ensemble de ruines blanches sises sur un plateau dominant une vaste plaine entourée de collines verdoyantes. Le capitole, les temples, les thermes et les belles rues pavées sont particulièrement bien conservés. L’impressionnant mausolée libyco-punique du IIe siècle avant JC et la vénérable mosquée aghlabide du Xe siècle, construite à l’emplacement du temple de la Piété Auguste du IIe siècle, illustrent parfaitement les nombreuses civilisations qui se succédèrent en cet endroit, au fil des siècles. Quel plaisir de pouvoir déambuler dans ces ruines éclairées par un beau soleil hivernal, sans y rencontrer les hordes de touristes qui se bousculent dans des sites antiques tels que Pompéi.
Avant de quitter la Tunisie, j’ai tenu à passer quelques heures au très riche Musée du Bardo. Cet ancien palais beylical résume à lui tout seul la longue histoire de cette contrée, car y sont rassemblés des objets de toutes les civilisations qui s’y sont implantées, depuis les Phéniciens jusqu’aux Ottomans. Un très beau mémorial en mosaïque a été édifié près de l’entrée du musée. Y figurent les noms, les portraits et les drapeaux, le tout en mosaïques, des 22 malheureuses victimes de 10 nationalités différentes, de l’attaque terroriste du 18 mars 2015. Non loin du Musée du Bardo, j’aurais aussi aimé visiter l’exposition sur la Tunisie précoloniale, qui a lieu en ce moment dans l’ancien palais beylical de Ksar-es-Saïd. Malheureusement, nous étions un mardi et je l’ai trouvée fermée. Ayant moi-même mis en avant le passé beylical de la Tunisie dans mon dernier livre[1], il m’eût intéressé de voir les objets et les portraits de cette époque qui ont été rassemblés pour cette exposition.
Durant mon séjour, j’ai pu apprécier la qualité et la quantité de l’édition tunisienne, française et arabe. J’ai ramené quelques livres d’histoire, d’auteurs tunisiens, publiés en Tunisie par des maisons d’édition tunisiennes. J’ai également été impressionné par la vitalité de la presse tunisienne, qui compte de nombreux titres, tant en arabe qu’en français. “La Presse” et “Le Temps” sont les deux quotidiens en langue française, leurs articles et éditoriaux sont très bien écrits et, contrairement à ceux de certains quotidiens français : ils ne contiennent aucune faute de syntaxe ou d’orthographe!
Dans ces journaux, deux sujets dominaient l’actualité. D’abord, il y avait la question du retour des djihadistes. Au moins huit cents d’entre eux seraient déjà rentrés au pays, en provenance de Syrie et d’Iraq, mais surtout de la Libye voisine. Avec la débâcle de l’État islamique dans ces trois pays, des milliers d’autres pourraient arriver dans les semaines et les mois à venir. Cette question déchaîne les passions. Que faut-il faire de ces individus ? L’opinion majoritaire semble être qu’il conviendrait de les emprisonner dès leur retour et de les juger. Des manifestations ont été organisées où l’on a pu voir des manifestants brandir des pancartes avec des mentions telles que « Non au retour des criminels de DAESH en Tunisie » ou « Non au terrorisme, tous concernés, tous menacés ». Cette question du retour des djihadistes m’a semblé bien familière, puisque la France fait face au même problème. Le second sujet d’actualité était l’assassinat devant chez lui, à Sfax, le 18 décembre, d’un ingénieur tunisien du nom de Mohamed Zouari. Cette personne avait longtemps vécu à l’étranger, en particulier en Turquie, en Syrie et à Gaza. Il était d’ailleurs membre du Hamas, qu’il aurait aidé à fabriquer des drones. Plusieurs personnes ont été arrêtées dans le cadre de l’enquête qui a suivi ce meurtre, mais l’opposition, en particulier les islamistes, se sont empressés de désigner le coupable : le Mossad. Dans le discours qu’il a prononcé à l’occasion du Nouvel An, le président Béji Caïd Essebsi a semblé se faire l’écho de ces accusations en estimant qu’il existait « une suspicion qu’Israël soit impliqué ». Certes, Zouari collaborait avec le pire ennemi de l’État hébreu, mais d’autres pistes ne devraient pas pour autant être écartées. Des rumeurs indiquent que l’ingénieur participait à un trafic d’armes entre la Turquie et les pays en guerre du Proche-Orient. Dans ce milieu, on n’a pas toujours que des amis. Cet assassinat a suscité un grand émoi qui s’est traduit par des manifestations à Tunis et à Sfax et par une résurgence de haine anti-israélienne, au nom de l’ « indéfectible solidarité» avec le peuple palestinien. Cela m’a bien sûr attristé, connaissant l’importance de la communauté juive d’origine tunisienne établie en Israël. Je connais l’amour que ces Israéliens portent à leur pays d’origine et leur nostalgie de la Tunisie.
L’autre évènement qui marqua mon séjour en Tunisie fut l’agression au couteau dont ont été victimes deux étudiantes et un étudiant congolais à Tunis, le 24 décembre. L’agresseur, qui a été arrêté, serait « instable psychologiquement ». Le lendemain, je fus témoin d’une manifestation d’étudiants congolais devant le ministère de l’intérieur, à Tunis. Cet acte de violence à l’encontre de ressortissants subsahariens pourrait révéler un certain racisme de la part d’une partie de la population. Mais s’il existe, ce sentiment est sans doute marginal. J’ai été rassuré par la réaction saine et immédiate de la société civile, de la classe politique et des autorités, unanimes pour dénoncer l’agression. Le président de l’Assemblée des Représentants du Peuple, Mohamed Ennaceur, a reçu une délégation d’étudiants congolais dès le 27 décembre. Il a promis que des mesures seraient prises afin d’assurer la protection des étudiants subsahariens. Un projet de loi contre le racisme doit être examiné par l’Assemblée.
Pour conclure cet article qui n‘a pas la prétention de présenter un tableau exhaustif de la situation en Tunisie, je voudrais encourager les lecteurs de Vexilla Galliae à visiter la Tunisie. Ils ne devraient pas se laisser dissuader par tous les oiseaux de mauvais augure qui voudraient faire croire au public européen que ce pays est à feu et à sang ou qu’on y vit dans la peur constante des attentats. Comme j’ai pu le constater, c’est très loin d’être le cas. Les Tunisiens, dans leur grande majorité, sont des gens hospitaliers, éduqués, et ils ont un naturel enjoué qui les rend fort sympathiques. La patrie d’Hannibal, qui n’est qu’à deux heures d’avion de Paris, a beaucoup à offrir aux amateurs d’histoire et de culture.
Hervé Cheuzeville