Les Chehabs, la dernière famille princière du Liban
Entre ses forêts de cèdres et ses montagnes de manteau blanc, dont il tire l’origine de son nom, le Liban a toujours été au centre de l’histoire du Proche-Orient. D’Alexandre de Macédoine aux Séleucides en passant par les Ptolémée, chacune de ces dynasties antiques lui a donné ses lettres de noblesse hellénistique. Les communautés chrétiennes vont progressivement s’y développer à travers tout le pays. C’est ici qu’un moine syriaque du nom de saint Maroun (Maron), au cours du IVe siècle après Jésus-Christ, établit une communauté chrétienne qui reste encore à ce jour un des piliers du socle religieux libanais. Malmené par les différents soubresauts de l’histoire, c’est la famille princière sunnite des Chehabs qui est appelée à diriger le Liban de cette fin de XVIIe siècle. Elle marquera le pays par sa volonté et son ouverture aux puissances européennes tout en se faisant les protecteurs des chrétiens maronites dont certains de ses membres adopteront la religion. Voici l’histoire méconnue et oubliée de la dernière famille princière du Liban.
Il faut remonter à 633 après Jésus-Christ pour trouver les traces de cette famille princière. Bédouins devenus des guerriers et fidèles de l’enseignement mahométan, les Chehabs participent à la conquête de la Mésopotamie. Impressionné, le calife Omar Ibn Al Khattâb leur propose un poste de gouverneur à Damas, mais c’est dans la vallée fertile de l’Hauran, dans le sud de l’actuelle Syrie, que cette famille préfère s’installer. C’est ici que quatre siècles plus tard, se développera la communauté druze à qui l’histoire attribuera un Etat de 1921 à 1936.
L’intrusion des croisés et la fondation du comté de Tripoli (1102-1289) provoque la rébellion des Chehabs dont l’armée de 12000 hommes va violemment se heurter, le 10 avril 1179, à celle des « Poulains »* de Baudoin IV et du comte Onfroi II de Toron, des Templiers et un détachement du comte Raymond III de Tripoli. A Marj Ayoun, les plaines verdoyantes balayées par un vent léger sablonneux se colorent bientôt du sang des francs. C’est un désastre pour les Latins, mal préparés, qui manquent de perdre le roi-lépreux dans la bataille. Puis les vainqueurs de retourner dans leurs terres dont l’administration, loin du cliquetis des armes, amène dans la région de nombreux chrétiens maronites qui ne souffriront d’aucune persécution par le pouvoir en place. C’est encore à eux que les Ottomans feront appel en 1281 afin de repousser l’invasion mongole.
Quatre siècles plus tard de nouveau, les Chebabs démontrent toute leur puissance politique. La Turquie nomme le prince Bachir, issu d’une branche cadette de la précédente dynastie, nouvel émir du Mont-Liban en 1697. L’homme est à la fois sunnite par son père et druze par sa mère. Il rassemble en lui toutes les caractéristiques du futur Liban d’aujourd’hui. Les familles le reconnaîtront rapidement comme le nouveau gouverneur du Mont-Liban. Loin d’être une province ottomane, cet émirat féodal est cependant partagé entre les pachaliks de Damas, de Tripoli et de Saïda. Les successeurs de Bachir montrent rapidement une volonté d’établir un pouvoir indépendant de la tutelle de la Sublime Porte. Ainsi entre 1732 et 1753 le prince Melhem tente de ne plus payer le tribut obligatoire et réussit à obtenir un firman qui le confirme dans ses droits régaliens sur le Chouf. Le Mont-Liban demeure au service des sultans et des vicissitudes de la politique du Divan. En 1753, Melhem, malade, est poussé à l’abdication par les Ottomans qui nommeront tour à tour ses deux frères sur le trône en fonction de leurs envies. Une décennie de rivalités aboutit finalement en 1763 au retour du prince Youssef au pouvoir, avec l’aide du puissant clan du prince druze Ali Joumblatt, installé dans l’émirat depuis 1607 (ses descendants actuels restent encore des pions importants de l’échiquier politique libanais). Le fils de Melhem se distingue par une tolérance religieuse surprenante dans un Proche-Orient troublé politiquement. Il assiste et participe aux services religieux musulmans et chrétiens sans formes de distinctions, étudie aussi bien la Bible que le Coran. Homme de lettres, cet érudit n’en est pas moins un politicien redoutable. Ce statu quo lui assure une tranquillité de règne qui lui octroie de luxe d’aider les mamelouks à envahir Damas, voire de l’occuper lui-même brièvement. En face de lui : le pasha et gouverneur de Sidon, fidèle aux Osmanlis d’Istanbul. Convaincu que l’émir du Mont-Liban avait organisé un coup d’état contre lui en 1789, le pasha envoya son armée mettre fin aux manigances des Chehabs et à leur prince récemment converti au maronisme chrétien. Défait dans la vallée de Beeka, dont il fut un temps le gouverneur, Youssouf négocia directement pour que son pouvoir soit transmis à son cousin Bachir II (1767-1850). Non sans tenter ultérieurement de le reprendre ; une décision fatale qui le privera de ses alliés druzes et qui l’enverra sur le billot de la mort un an plus tard. Ses héritiers d’être passés au fil du cimeterre.
Le règne de Bachir II, un des plus longs du Mont-Liban, allait s’avérer désastreux sur le plan politique. Peu enclin à respecter le climat de tolérance qui régnait dans l’émirat, cet opportuniste contribue à diviser les confessions religieuses en présence en créant des bases de discriminations entre elles. Ouvertement chrétien, il attribue tous les postes administratifs aux maronites en lieu et place des druzes. Il entend réduire le pouvoir féodal des grandes familles et fait même allégeance au Khédivat d’Egypte afin de sécuriser ses frontières. La multiplication des impôts, la mise en place d’une conscription militaire, provoquent des révoltes à la fois des maronites et des druzes sur fond de conflit religieux. Depuis la prise de la Mecque par les Wahhabites sunnites, l’émir avait tendance à s’affirmer lui-même sunnite. L’Eglise maronite, dirigée par le Patriarche Joseph VI Estephan (confirmé à ce poste en 1767 par le pape Clément XIII, il noua des relations étroites avec la cour de France sous Louis XVI), excédée, pousse à la révolte ses fidèles, d’autant que l’émir finit par imposer la pratique du ramadan aux membres chrétiens de la dynastie. Le Mont-Liban est au bord de la guerre civile confessionnelle. Pour apaiser les tensions qui se multiplient tout au long de son règne, l’émir décide entre 1825 et 1840 de mettre des maronites à la tête de l’administration aux dépens des druzes qui se soulèvent à leur tour en 1838, mais contre la tutelle égyptienne. Avec l’intrusion des puissances européennes dans le conflit et les rébellions familiales contre le gouvernorat, le sultan Albdumecid Ier ordonne le limogeage de l’émir et son remplacement en 1841 par un de ses cousins. Bachir III ne reste longtemps au pouvoir puisqu’en octobre de la même année, les druzes organisent un coup d’état. N’ayant rien appris de son prédécesseur, il avait fait la même erreur en tentant d’augmenter les impôts. La famille Chehab fut destituée de tous ses pouvoirs par des Ottomans jouant double-jeu, et exilée en dépit des appels au calme du patriarche maronite Joseph VIII
C’est un croate chrétien converti à l’islam qui est nommé dans un Mont-Liban totalement divisé et qu’il ne contribue pas à unifier en pratiquant une politique de corruption qui lui coûte finalement son poste le 7 décembre 1842. Inquiètes de la situation qui se dégrade, les puissances européennes conduites par le prince de Metternich influencent la sublime porte afin qu’elle constitue deux caïmacamats séparés, l’un pour les maronites, l’autre pour les druzes, refusant de céder pour autant aux demandes identiques des grecs orthodoxes.
Certains pensent alors à restaurer Bachir III, en exil à Istanbul, mais l’émir se heurte à de la résistance. Sa faiblesse avait été aussi la chute de la dynastie et il ne devait pas revoir son trône. Il meurt en 1850 laissant un nouvel ordre maronite s’installer dans la durée au Mont-Liban. Le bilan désastreux de son court règne jette les bases d’un nationalisme confessionnel qui n’a toujours pas disparu de nos jours au Liban. En 1845, les Turcs envahissent la « montagne-refuge », désarment les chrétiens qui sont massacrés par les druzes (plus de 10000 morts). Les affrontements inter-religieux entre communautés atteindront leur paroxysme en mai 1860. La question d’Orient va passionner le comte de Chambord, Henri V d’Artois.
Alors qu’il se rend à Jérusalem, le prétendant au trône de France est accueilli comme un souverain régnant. On met même à sa disposition une escorte armée alors qu’il multiplie les réceptions officielles. Henri d’Artois est consterné par le manque de soutien de la France qui selon lui aurait dû agir et intervenir militairement afin de protéger les chrétiens maronites, et se plaint de l’absence de toute politique de la France tout en déplorant que le Moyen-Orient soit devenu le jouet des puissances européennes. Pour le prétendant au trône, la seule solution serait de constituer une principauté chrétienne qui contrôlerait la Terre Sainte et Jérusalem. Sa proposition ne sera que partiellement retenue. L’Europe en accord avec la Turquie sépare le Mont-Liban de la Syrie et crée un moutassarifat en septembre 1860 dont la gestion sera exclusivement confiée à des chrétiens d’origines arméniennes, grecques ou albanaises. Nul n’avait souhaité restaurer l’émirat. Le moutassarifat du Mont-Liban devait disparaitre à la fin de la première guerre mondiale. Et la France d’obtenir un mandat sur le Liban, revendiqué par le très éphémère royaume syrien (avril-juillet 1920) du roi Faysal Ier que l’on finira par installer sur un trône irakien, en guise de dédommagement.
Les membres de la dynastie Chehab restent encore actuellement l’une des plus importantes familles du Liban, divisée entre sunnites musulmans et maronites chrétiens, à l’image de ce pays qu’ils auront dirigé durant 2 siècles. Elle aura encore un rôle dans l’histoire du Liban. La monarchie a vécu, la république est désormais le régime qui prévaut à l’indépendance en 1946. Descendant de Bashir II, c’est Fouad Chehab (1902-1973) qui est élu Président de la république (1958 à 1964) et à qui le Liban devra de profondes réformes administratives, sa stabilité après la violente crise de 1958 sur fond de menaces d’annexion par la Syrie voisine. Un autre des membres de la famille, Khaled Shehab, occupera quant à lui deux fois le poste de Premier ministre (1938 et 1952-1953). Le Chéhabisme, bien qu’il se soit effondré au début des années 1980 au profit de la montée en puissance de la famille maronite Gemayel, demeure encore une force politico-religieuse non négligeable qui a été de nouveau récemment incarnée par la présidence maronite du général Michel Sleiman (2008-2014). Ce dernier n’hésitant pas à se référer à cette période de l’histoire libanaise dans ses discours.
Fréderic de Natal
*Poulains : le terme désignait les Francs arabisés, nés dans le pays et qui avaient adopté les mœurs et coutumes à la fois des occidentaux et orientaux tout en pratiquant les rites catholiques.