Le saumoduc de la paix
Depuis le plateau de Massada, théâtre ô combien symbolique de l’héroïque résistance juive à l’occupation romaine, la vue est à couper le souffle. Tout autour, en contrebas de ce nid d’aigle, s’étend un paysage rocheux, chaotique et aride. A l’ouest, on découvre la grande vallée du Rift, cette longue faille qui partage la croûte terrestre depuis le Moyen-Orient jusqu’au lac Malawi, en passant par les autres grands lacs africains : Albert, Edouard, Kivu et Tanganyika.
En cette torride journée printanière, c’était un autre lac que je contemplais. Lui aussi situé au fond de cette vallée du Rift. Cependant, il n’est pas considéré comme un lac, mais comme une mer, malgré sa petitesse relative, lorsqu’on le compare aux grands lacs africains que je viens de nommer. La Mer Morte, car c’est d’elle qu’il s’agit, est en fait un lac salé, très salé. Sa superficie, en constante diminution, n’est que de 810 km² : 67 kilomètres de long pour une largeur de 18. Du haut de Massada, je distinguais la totalité de cette étendue bleue, malgré les brumes de chaleur. Je pouvais me rendre compte qu’il existait à présent deux Mer Morte.
Le bassin nord, le plus vaste, est séparé du bassin méridional par un isthme, apparu dans les années 70 du fait de la baisse du niveau de l’eau. De l’autre côté de cette « mer », je pouvais voir les imposantes montagnes qui bordent l’est de la grande vallée du Rift, en Jordanie.
La surface de la Mer Morte est à 423 mètres en-dessous du niveau de la mer. Ses rives sont donc l’endroit émergé le plus bas au monde. Elle doit son nom au fait qu’on n’y trouve ni poisson ni végétation d’aucune sorte. Sa salinité est de 345 grammes par litre, contre seulement 9 en Mer Méditerranée. En vingt ans, la Mer Morte a perdu un tiers de sa masse d’eau. Chaque année, son niveau baisse d’un mètre et ses plages reculent de 300 mètres. Si rien n’est fait, en 2050, elle ne sera plus qu’un désert de cristaux de sel, comparable au Chott el-Djérid de Tunisie.
Comment en est-on arrivé là ? Un seul cours d’eau se jette dans la Mer Morte. Il s’agit du Jourdain, qui s’écoule du nord au sud depuis le lac de Tibériade, aussi appelé « mer » de Galilée. Ce lac d’eau douce est lui-même approvisionné par les torrents qui dévalent du plateau du Golan. Dans les années 60, des barrages ont été construits pour capter l’eau du lac et alimenter Israël. En aval, ce qui reste de l’eau du Jourdain est utilisé par la Jordanie pour son agriculture. Sauver la Mer Morte reviendrait à priver d’eau les Israéliens et à remettre en question le développement agricole de la Jordanie.
Il existe cependant une autre solution. C’est celle-ci qui vient d’être mise en œuvre et qui a fait l’objet d’un accord tripartite, signé le 9 décembre 2013 entre Israël, la Jordanie et l’Autorité Palestinienne. Ce projet est l’aboutissement d’un vieux rêve. Déjà en 1855, dans son ouvrage « The Dead Sea2 », l’amiral britannique William Allen envisageait la construction d’un canal. Ce rêve fut ensuite repris à son compte en 1902 par Théodore Herzl, le père fondateur du sionisme : il l’évoquait dans son livre « Altneuland3 ». En 1975, les ingénieurs allemands Wendt et Kelm étudièrent la possibilité d’un canal, en partie sous-terrain, reliant Ashdod, sur la rive méditerranéenne d’Israël, à la Mer Morte. En 2005, c’est l’option Mer Rouge – Mer Morte qui fut préférée. C’est cette année-là que fut créé le RSDSC4, un comité tripartite comprenant, outre Israël, la Jordanie et l’Autorité Palestinienne. A l’époque, c’était la construction d’un canal qui était prévue. Mais le caractère gigantesque de ce projet et son coût prohibitif – estimé à 10 milliards de dollars – en faisait un projet pharaonique difficilement réalisable.
L’accord de décembre 2013 ne prévoit pas de canal, mais plutôt un saumoduc, long de 180 kilomètres. Son coût serait bien moins élevé : entre 300 et 400 millions de dollars « seulement ». Une usine de dessalement d’eau de mer doit voir le jour à Aqaba, la ville jordanienne voisine d’Eilat, en Israël. 200 millions de mètres³ seront prélevés chaque année dans la Mer Rouge. De cette quantité, 120 millions couleront dans un saumoduc vers la Mer Morte, les 80 millions restant, une fois dessalés, serviront à fournir en eau douce le sud de la Jordanie et la région d’Eilat, en Israël. De son côté, l’Autorité Palestinienne recevra 30 millions de mètres³ prélevés dans le lac de Tibériade. Une usine hydroélectrique sera construite sur le cours du saumoduc. Le dénivelé permettra à ses turbines de produire entre 150 et 250 millions de watts. C’est cette production qui pourra, entre autre, faire fonctionner l’usine de dessalement d’eau de mer d’Aqaba. Le projet est parrainé par la Banque Mondiale qui avait au préalable conduit une étude de faisabilité, en 2009. Le chantier, démarré au début de cette année, devrait durer cinq ans. Trois autres saumoducs seront réalisés dans le cadre de tranches ultérieures du projet.
Certaines organisations de protection de la nature ont fait part de leurs craintes. Elles craignent que l’apport d’eau beaucoup moins salée en provenance de la Mer Rouge n’affecte considérablement l’écosystème de la Mer Morte. Cette dernière pourrait changer de consistance, d’aspect et même de couleur. Mais le fait que l’eau amenée serait celle qui aurait été préalablement rejetée par l’usine de dessalement (et qui serait donc très salée) devrait permettre de limiter les conséquences néfastes. D’ailleurs, a-t-on vraiment le choix ? Faudrait-il laisser la Mer Morte devenir réellement morte ?
Au-delà des avantages environnementaux et économiques liées au sauvetage de la Mer Morte, il y a aussi l’aspect politique du projet. Sa réalisation bénéficiera aux populations israéliennes, jordaniennes et palestiniennes : apport d’eau douce dans une région devant faire face à un cruel manque, fourniture d’électricité et création de milliers d’emplois directs et indirects. Ce dernier élément ne pourrait qu’être favorablement accueilli par des populations palestinienne et jordanienne, qui ont souvent le chômage pour unique perspective. Ce projet permettra de développer considérablement les relations et la coopération entre l’Etat hébreu et son voisin hachémite et, ce faisant, de consolider le traité de paix qui les lie. Il favorisera aussi l’intégration économique de l’Autorité Palestinienne dans la région, ce qui pourrait rendre plus probables les perspectives de conclusion d’un accord israélo-palestinien définitif.
Le saumoduc Mer Rouge – Mer Morte pourrait donc apporter non seulement de l’eau à la Mer Morte mais aussi un bien encore plus précieux à toute la région : la Paix !
C’est à tout cela que je songeais en entrant dans l’eau tiède de cette Mer Morte, à la plage d’Ein Gedi, après être redescendu de Massada. Curieuse sensation éprouvée alors, à nulle autre comparable : il est difficile d’y nager véritablement, les pieds remontant immanquablement à la surface, de manière un peu ridicule. Le mieux est encore de se mettre sur le dos et de se laisser flotter. J’espère de tout cœur que les visiteurs de 2050 pourront eux aussi connaître les joies de la planche dans la Mer Morte…
Hervé Cheuzeville
1 Canalisation destinée à transporter de la saumure, c’est-à-dire de l’eau salée
2 « La Mer Morte »
3 « Le vieux nouveau pays »
4 Red Sea Dead Sea Committee, ou Comité Mer Rouge Mer Morte