La Gambie, une « république » méconnue
Le 30 décembre dernier, le palais présidentiel de Banjul a été attaqué par des hommes armés, dont une partie était des militaires. Les soldats loyalistes sont parvenus à repousser les assaillants dont certains ont réussi à s’enfuir. Sans surprise, nos grands médias ont complètement occulté cette information. Certains lecteurs se demandent sans doute : « Mais où donc se trouve Banjul ? » Banjul, l’ancienne Bathurst, c’est une ville fondée par les Britanniques en 1816, sur l’île Sainte-Marie, dans l’estuaire du fleuve Gambie, à l’ouest du continent africain. C’est en 1973 que les autorités du pays l’ont renommée Banjul. « Quel est donc ce pays ? » me demandera-t-on. Il porte le nom du fleuve qui le traverse : la Gambie. Il est surtout connu par ces Anglaises d’un âge certain qui y arpentent les jolies plages, à la recherche du bel et athlétique éphèbe africain de leurs rêves plus ou moins avoués.
C’est donc dans ce tout petit pays dont on ne parle jamais qu’une tentative de coup d’Etat a eu lieu, le 30 décembre dernier. Il semble avoir été organisé par deux Gambiens naturalisés étasuniens. Le premier, Cherno Njie, 57 ans, est un homme d’affaires installé au Texas. C’est lui qui aurait financé l’opération contre le palais présidentiel. Le second, Papa Faal, 46 ans, n’est autre que le petit neveu du père de l’indépendance, Sir Dawda Jawara[1]. C’est aussi un ancien militaire de l’armée des Etats-Unis qui a servi en Afghanistan. Après l’échec du coup d’Etat, ils se sont enfuis au Sénégal d’où ils ont pris le premier avion pour les Etats-Unis. C’est là qu’ils ont été interpelés par la police de ce pays et inculpés.
La Gambie constitue sans doute le meilleur exemple d’absurdité coloniale que l’on puisse donner. Il est en effet constitué par la vallée d’un fleuve située au beau milieu d’un autre pays, le Sénégal. Les hasards de l’histoire ont fait que cette longue vallée ne fut pas incluse dans le territoire sénégalais. Avant même la naissance de Vasco de Gama, le premier navigateur à avoir accompli le tour des côtes africaines, les Portugais avaient installé, dès 1455, des comptoirs le long du fleuve Gambie. Puis, à partir de 1816, la vallée fut occupée par les Britanniques, alors que les Français s’étaient depuis le règne de Louis XIV installés plus au nord, dans un comptoir qu’ils nommèrent Saint-Louis, en l’honneur de leur souverain. Ils devaient aussi s’établir, plus tard, en Casamance, au sud de cette vallée du fleuve Gambie. La possession britannique se retrouva donc encadrée, tant au nord qu’au sud, par des territoires français. Les disputes issues de cette situation furent réglées grâce à une canonnière. Les deux puissances rivales s’accordèrent pour tracer la frontière entre leurs territoires respectifs là où tomberaient les projectiles tirés à intervalles réguliers, vers le nord et vers le sud, par le canon d’un navire anglais remontant le fleuve Gambie. La frontière orientale du territoire britannique serait établie, quant à elle, à l’endroit où la profondeur ne permettrait plus à la canonnière de poursuivre son voyage vers la source.
C’est ainsi que naquit un pays étroit aux contours étranges, suivant toujours le cours du fleuve, jusqu’à 320 kilomètres de son embouchure. La largeur du territoire gambien varie entre 20 et 50 kilomètres, et son altitude n’excède pas 55 mètres au-dessus du niveau de l’océan. Tout autour de cette vallée, c’est le Sénégal. Pour aller de Dakar à Ziguinchor, le chef-lieu de la Casamance, il faut obligatoirement traverser le territoire gambien sur une vingtaine de kilomètres (à moins de faire un détour vers l’est de près de mille kilomètres !) La superficie totale de la Gambie n’est que de 11 300 km² (à peine plus que celle de la Corse), ce qui en fait le plus petit pays d’Afrique continentale. La population actuelle du pays s’élève à 1,8 million. Pour compléter cette description d’un héritage colonial aberrant, il convient d’ajouter que les Wolof, les Diola et les Toucouleur sont des peuples que cette frontière a divisés, entre Sénégal et Gambie. Ces deux pays ont donc quasiment la même composition ethnique, les mêmes langues et la même religion majoritaire, l’islam. Seule la langue officielle, celle de l’éducation, diffère : au Sénégal, c’est le français qui s’est imposé, tandis que c’est l’anglais qui est utilisé sur les rives du fleuve Gambie !
Le Sénégal a obtenu son indépendance en 1960, comme la plupart des pays de l’ancienne Afrique Occidentale Française, tandis que le voisin gambien n’y a accédé qu’en 1965, sous l’impulsion de Sir Dawda Jawara, son premier président. Le Sénégal est l’un des États qui jouent un rôle important au sein de l’Organisation Internationale de la Francophonie[2], alors que la Gambie est membre du Commonwealth. Fort heureusement, les deux pays appartiennent tous deux à l’ensemble régional, la CEDEAO[3].
Depuis les années 80, le Sénégal a poursuivi son expérience démocratique, s’offrant même le luxe trop rare en Afrique d’alternances politiques, en l’an 2000 et en 2012. La Gambie quant à elle a pris le chemin inverse. Les trois décennies qui suivirent l’indépendance furent marquées par la personnalité de son père fondateur, Dawda Jawara, et par l’omniprésence de son parti, le PPP (Parti Progressiste du Peuple). Leur pouvoir fut cependant ébréché en 1981, lors d’une première tentative de coup d’État militaire, alors que le président se trouvait à Londres pour assister au mariage du prince Charles et de Lady Diana. Il put cependant rentrer à Banjul, grâce à l’intervention des troupes sénégalaises. Lui ayant permis de demeurer président, c’est ce sauvetage sénégalais qui poussa Jawara à accepter la création de la confédération de Sénégambie, quelques semaines après le putsch avorté. Au vu de la géographie et de la population de ces deux voisins, cette confédération constituait une étape logique vers une plus grande intégration. Le président gambien en devint le vice-président, tandis qu’Abdou Diouf en assumait la présidence. Malheureusement, l’expérience échoua et la confédération disparut en 1989. En 1994, un second coup d’État eut raison du régime paternaliste de Sir Dawda Jawara.
Le président de la République de Gambie se trouvait en voyage à l’étranger lorsque l’on a tenté de le renverser. Il est temps de dresser un petit portrait de ce chef d’Etat atypique. L’Afrique a longtemps souffert de l’image déplorable donnée d’elle-même par les clowns sanglants qui, durant les années 70, occupèrent le devant de la scène : les Idi Amin Dada, Bokassa et autres Macias Nguema[4] . Ces sinistres bouffons continuent malheureusement, bien après leur disparition, à « incarner » le continent noir dans l’esprit de nombre d’Occidentaux. Ces derniers oublient trop souvent que ces tyrans ridicules n’ont pu accéder au pouvoir et y demeurer – trop longtemps – que grâce à la bienveillante complicité de cet Occident, français ou britannique. J’ai vécu plusieurs années en Ouganda. Je me souviens encore des questions qui revenaient le plus souvent, lors de mes congés européens : chaque fois, on me demandait des nouvelles d’Amin Dada, alors que ce dernier avait fui le pays près de deux décennies avant ma venue dans ce pays.
L’Afrique est riche en hommes et en femmes talentueux, bien loin de l’image déplorable donnée par ces tyrans qui – du moins l’espérais-je – appartenaient à un passé révolu. Malheureusement, tel n’est pas le cas. Il existe encore des dirigeants subsahariens qui semblent se complaire à entretenir ces images caricaturales du chef africain. De tels dictateurs ne peuvent que perpétuer le mythe de la supposée incapacité africaine à gérer de manière rationnelle les affaires d’un État et à instaurer des régimes démocratiques qui ne le soient pas uniquement de façade. Cette Gambie méconnue du grand public a la mauvaise fortune d’être dirigée par l’un de ces dictateurs burlesques, comme on en avait connu durant les tristes années 70.
Quel contraste entre le père de l’indépendance, patriarche vieillissant, diplômé des universités britanniques, converti au christianisme afin de pouvoir épouser une Anglaise, et son successeur, un jeune lieutenant de 29 ans, Yahya Jammeh. C’est cet homme peu instruit qui, depuis son coup d’État réussi du 22 juillet 1994, incarne, parfois pour le meilleur mais trop souvent pour le pire, la petite Gambie. Sous la pression de la communauté internationale, il dut se résoudre à organiser des élections et à tolérer le multipartisme. Mais la démocratie telle que la conçoit Jammeh n’est qu’une démocratie de façade. Il dirige le pays d’une main de fer, n’hésitant pas à faire disparaître, assassiner ou torturer toute personne pouvant menacer son emprise sur le pouvoir. Selon un rapport d’Amnesty International, paru en juillet dernier, ce sont des centaines de Gambiens qui ont connu un tel sort, depuis son arrivée au pouvoir.
Dans une allocution télévisée, Yahya Jammeh a d’ailleurs été on ne peut plus clair : « Si vous pensez que vous pouvez collaborer avec les prétendues organisations de droits de l’Homme et vous en sortir comme ça, vous devez vivre dans un monde de rêves. Je vais vous tuer et rien d’autre ne va se passer. » Là encore, le contraste est grand avec son prédécesseur, qui savait, au moment opportun, faire preuve de magnanimité à l’égard de ses opposants. La situation de la presse gambienne est caractérisée par la peur et l’autocensure. En 2004, Deyda Haidarra, patron du journal « The Point » et correspondant de l’Agence France Presse et de Reporters Sans Frontières, fut tué par balles. Ce meurtre ne fut jamais élucidé. Que peut-on attendre, d’ailleurs, d’une justice aux ordres ? Il est intéressant de noter que c’est un magistrat gambien, Hassan Bubacar Jallow, qui fut nommé en 2003, pour remplacer la trop indépendante Carla del Ponte à la tête du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), avec l’accord bienveillant de Paul Kagame. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jallow ne fait pas preuve de plus de témérité à l’égard du maître de Kigali qu’il n’en fit envers celui de Banjul.
Afin de légitimer sa mainmise sur le pouvoir, Jammeh a créé son parti politique, l’Alliance Patriotique pour la Réorientation et la Construction. Il a aussi organisé des élections tous les cinq ans depuis celles tenues en 1996, après son coup d’État. Il les a bien sûr toutes remportées haut la main. Les dernières ont eu lieu le 24 novembre 2011. Pour lui faire face, il y a avait bien deux candidats, déjà présents lors des précédents scrutins. Mais, comme au Rwanda, il s’agissait là surtout de candidatures servant de faire-valoir au président sortant. Ce dernier, aujourd’hui âgé de 49 ans, ne s’était même pas donné la peine de faire campagne. Il s’était contenté de faire une tournée dans le pays, afin de remercier ses compatriotes d’avoir bien voulu le réélire, cinq années plus tôt. La CEDEAO ne s’y est d’ailleurs pas trompée, ne jugeant même pas nécessaire d’envoyer des observateurs lors de ces élections. Jammeh fut confortablement reconduit dans ses fonctions, avec 71,5 % des suffrages.
Le pire a sans doute été atteint lorsque que Yahya Jammeh fut pris d’une sinistre lubie. Fils d’un guérisseur renommé, il annonça qu’il avait la capacité de guérir le SIDA, l’asthme, le diabète, l’hypertension et l’impuissance. Tout cela grâce à ses prétendus pouvoirs mystiques et à l’usage de plantes, avec lesquelles il a confectionné une sorte d’onguent verdâtre, dont il garde la composition jalousement secrète. Gare à ceux qui mettraient en doute ses capacités de thaumaturge ! En 2007, il n’a pas hésité à faire expulser le Dr Fadzai Gwaradzimba, représentante coordinatrice du système des Nations Unies en Gambie : elle avait osé exprimer des réserves quant au traitement présidentiel du SIDA. Il devait en faire de même avec le représentant de l’UNICEF. Lors d’un discours, le chef de l’État a d’ailleurs dit : « Je guéris le SIDA et je n’ai aucune explication à donner à ceux qui ne croient pas à ce que je fais, et encore moins à l’Occident. » Le président gambien est la vedette d’une émission de la télévision gambienne, au cours de laquelle il prétend guérir du SIDA à l’aide de moult incantations, libations et autres formules magiques.
Yahya Jammeh a fait édifier un imposant arc de triomphe, haut de 35 mètres, à l’entrée de Banjul, afin de commémorer sa prise de pouvoir de 1994. Le dictateur gambien ne devrait pas faire rire, pas même sourire. Par ses atteintes aux libertés fondamentales et aux droits de l’Homme, par ses trafics en tous genres (armes et cocaïne, entre autres), par ses relations avec l’Iran (et, il y a encore quelques années, avec la Libye de Kadhafi), l’homme fort de Banjul est un personnage dangereux, tant pour son pays que pour la stabilité de la région. Les autorités sénégalaises, qui ne sont toujours pas venues à bout de l’interminable rébellion de Casamance (région méridionale du Sénégal, frontalière de la Gambie) en savent quelque chose. En août 2012, alors qu’il n’y avait eu aucune exécution depuis 27 années, 9 condamnés à mort ont été fusillés. Parmi eux se trouvait un citoyen sénégalais. L’Union Européenne a suspendu tout dialogue politique avec le régime de Banjul, et les Etats-Unis l’ont exclu de leur liste de bénéficiaires de l’AGOA[5].
De retour dans son pays après le coup d’Etat avorté, le président Jammeh a prononcé un grand discours, le 6 janvier dernier, devant des milliers de partisans. « Je vais me débarrasser de ces éléments un par un, jusqu’au dernier » a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « Cette fois-ci, c’est œil pour œil ! » Il a accusé des « dissidents » basés aux Etats-Unis, en Allemagne et au Royaume-Uni d’être les organisateurs de la tentative du 30 décembre. Dans les jours et les semaines qui viennent, la répression va sans doute être impitoyable, Yahya Jammeh ayant déjà prouvé de quoi il était capable en matière d’atteintes aux droits de l’Homme.
D’une manière plus générale et au-delà de la personnalité controversée de l’actuel dirigeant gambien, la question de la viabilité de certaines frontières héritées du colonialisme devra tout ou tard être sérieusement abordée. Quelles perspectives de développement véritable peuvent donc s’offrir à la petite Gambie, ce pays enclavé et déshérité où la majorité de la population vit avec moins d’un euro et demi par jour ? Les Sénégalais et les Gambiens n’auraient-ils pas tout à gagner si leurs pays formaient enfin une véritable confédération ? Cet État confédéral aurait le français et l’anglais comme langues officielles, atout non négligeable, à l’heure de la mondialisation.
Mais le départ du pouvoir de Yahya Jammeh ne semble malheureusement pas être pour demain. Sans sombrer dans un néocolonialisme qui n’a plus lieu d’être, il est pourtant à souhaiter. Il en va de la dignité de l’Afrique et de la fierté des Africains. Espérons donc que la prochaine tentative soit la bonne et que les Gambiens soient enfin débarrassés de leur président thaumaturge.
Hervé Cheuzeville
[1] Dawda Jawara, vétérinaire de formation, né en 1924, fut premier ministre de Gambie de 1962 à 1970. Il conduisit son pays à l’indépendance en 1965, proclama la république en 1970 et en devint le président, jusqu’en 1994. Après un long exil, il est rentré au pays et vit retiré dans sa ville natale de Fajara, au bord de l’océan atlantique. Toute activité politique lui est interdite.
[2] De 2002 à 2014, l’OIF a d’ailleurs été dirigée par l’ancien président sénégalais Abdou Diouf.
[3] Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest.
[4] Ce sanglant dictateur fut moins connu internationalement que ses « collègues » ougandais et centrafricain : il martyrisa cependant son pays, la Guinée Equatoriale, de 1968 à 1979, année où il fut renversé et exécuté par son neveu, l’actuel président Teodoro Obiang Nguema.
[5] African Growth and Opportunity Act, loi adoptée par le Congrès des États-Unis d’Amérique en mai 2000, dans le but de faciliter l’accès au marché étasunien pour les produits en provenance de pays africains acceptant les principes de l’économie libérale. De 31 en l’an 2000, ils sont maintenant 42 pays à bénéficier de cette loi.